QU’EST-CE QUE LE FAIT DIVERS ?
Le fait divers : un problème de vocabulaire
Le terme est un mélange d’incertitudes plus que de certitude. Quand est-il apparu, remplaçant d’autres expressions ? L’expression est récente et date du XIXe siècle. Le fait en question est « divers » ce qui est large et « ne veut rien dire ». Il faut insister sur le fait, l’événement : c’est ce qui arrive ou est arrivé, reconnu dans la réalité d’un milieu. C’est une « vérité de choses et de gens ». Il comporte au moins un individu responsable de ce qui s’est passé, « à son image, dans sa manière, dans son caractère ». Un événement et une personnalité. Le fait est vrai ; s’il est teinté d’incertitude, il est rejeté par celui qui s’y intéresse.
Le fait relève de l’ histoire (il va être conservé) même s’il relève d’une « péripétie de relation de voisinage ». Pour Voltaire (1752), c’est souvent « un petit fait » haïssable. Il sent la Cour, la Ville qui joue la Cour, le salon. En 1872, l’édition du dictionnaire universel Larousse estime que cela est relatif : aux petits scandales, accidents, crimes, vols. Les phénomènes de la nature y ont leur place : des jumeaux siamois, un crapaud âgé de 4000 ans. Ce n’est pas une définition, mais l’essai de catalogage approximatif.
Balzac, Hugo : du canard au carnaval
Balzac, qu’en pense-t-il, « dans sa monographie de la presse parisienne » ? Le fait « frappe », il s’ « explique après ». C’est une nécessité quotidienne pour que les journaux marchent. Expliquer après ? Non, produire du paradoxe jusqu’à l’absurde. Dans Les Illusions perdues, le personnage Lucien de Rubempré apprend ce qu’est un canard : un canular qui tient la route, « qui a l’air d’être vrai mais qu’on invente », une fausse nouvelle. C’est que ce type d’article doit « intéresser », « passionner ». Invention, absurde ? L’absurde paraît avec les notions de « carnaval », de « mascarade », de « cour des miracles » à la Hugo. C’est une « comédie éternelle sur le vol, la prostitution, le meurtre avec ses personnages typés, récurrents. Mais il y a quand même du vrai dans « cette brume incohérente du cauchemar » et « l’effroyable poésie ».
Est-ce un récit traditionnel ?
Tradition, vérité humaine. Recueillir et transmettre « relève de la psychologie la plus simple mais la plus réelle ». On s’informe et on informe son voisin des turpitudes des autres. C’est relayé par l’écrit manuscrit, enfin imprimé. 1631 La Gazette de Renaudot est la première époque « professionnelle », mais elle s’écarte encore de la rue (ce n’est pas du reportage). La loi de 1881 amène le « gonflement de la rubrique » et son nom « fait divers ».
Le journaliste de fait divers recherche une signification incontestable, concrète, qui touche le lecteur personnellement. En 1920, le fait divers fait l’objet de la baraque de foire : « avec une forte odeur d’acétylène, où l’on voyait Mata-Hari ou la bande à Bonnot ». Un spectacle puissant et sensoriel.
Petit fait, phénomène de société
On constate que les besoins de la société de consommation, la crise de l’édition (sur une longue période : 1880-1980) nécessitent l’ « époustouflant ». Ainsi un fait divers récent réactive un dossier criminel ancien. Cette longévité du « fait » prend la force de l’histoire, l’histoire sociale, en une « unité biologique ». La pleine signification est marquée par des circonstances matérielles, économiques, sociales, morales. On obtient un insignifiant significatif, l’immense à partir du « néant ». Du coup le journal connaît des changements dans sa politique éditoriale, ses intérêts, sa « clientèle ». Le petit fait divers est annonciateur de « faits sociaux considérables » traduisant « l’immensité d’une époque ». Les coups orageux, les éclairs de la bande à Bonnot annoncent la catastrophe 1914.
DESCRIPTION DU PHENOMENE
Quelle est l’importance du fait divers des années 1880-1914 ? Le fait divers est violent, il tourne à l’ « affaire » et se trouve lié au monde des empoignades politiques de la IIIe République. Ces fait divers « ont traversé les années », sont devenus « légendaires ». Les luttes politiques et religieuses profondes se passent en grande partie en province, tandis que le grand fait divers parisien « semble se passer en surface », dans une forme d’ « ébullition ».
L’auteur perçoit un « âge d’or » : avant 1914, les milieux artistiques et littéraires sont gagnés par le « scandale ». Les journaux spécialisés évoquent des « salons ». Le « lieu » du scandale paraît être aussi la presse, qui en rend compte. Est-ce qu’elle cause le scandale ou est-ce qu’elle est son effet ? Dans Le Petit journal, le fait divers est souvent en Une. Le Figaro en joue aussi par le choix des sujets, la présentation ou « déformation » et la place dans la maquette. Un autre journal, Le Bien public, s’attaque au Figaro en 1875, comme « presse déshonorée » :
« Elle nous a fait assez de mal […] en introduisant dans le journalisme les habitudes des valets de comédie, en faisant croire à quelques-uns que la mauvaise éducation, l’art d’écouter aux portes, d’intercepter des lettres […] tenait lieu de savoir, de talent, de caractère et constituait le grand mérite du journalisme… »
L’accusation est le non respect de la déontologie sous couvert de secret des sources.
Les faits…
Quel rapport entre le fait divers tel qu’il s’est déroulé et ce qui s’est passé « réellement » ? Les statistiques ne suffisent pas et ne sont pas fiables. D’autres sources ? Celle de la « criminalité réelle ». Le journaliste se doit d’être reporter, d’aller sur le terrain et d’en rendre compte. Il faut avoir « une expérience très complète de Montmartre et des principaux quartiers parisiens de plaisir et de crime. Il faut aussi considérer les phénomènes d’effets, comme la fréquence des suicides avec des procédés semblables à très peu d’intervalle, notamment chez des jeunes chômeurs, ou alors les jours de fêtes (Noël, le jour de l’An)…
Le divers…
Les faits criminels ont du « disparate », « composite », « hétérogène » comme dans une marché aux puces. Il s’esquisse cependant des catégories. Elles se répartissent en classes sociales ou socioprofessionnelles », topographiques. Le cas des classes extrêmes est très net : « ceux d’en haut, ceux d’en bas ». La pègre, le populaire et le mondain. Entre les deux, l’on compte « l’armée du crime » selon Balzac, c’est-à-dire la petite bourgeoisie. Souvent, le fait divers petit bourgeois ne dépasse pas le quartier, le voisinage, rien de bien intéressant estime la presse.
Le fait divers mondain
Le scandale mondain interpelle car il a « quelque chose d’emmêlé, dont on ne sait pas au départ ce qu’il contient ». Il est opaque, il cache les choses, les enfume. Les journaux spécialisés utilisent l’illustration couleur représentant « toujours en tenue de soirée, des messieurs en queue-de-pie, monoclés et portant leurs décorations ». Ils sont en grande tenue pour recevoir la balle de revolver de la « dame également parée de ses plumes, ses bijoux et sa robe à traîne ». Les affaires mondaines mêlent l’argent, le politique mais aussi la presse, car certains acteurs y travaillent ou possèdent des journaux. L’auteur évoque une société où tous se connaissent. En cette période de reste de code de l’honneur d’Ancien régime, la peur du duel amène les hommes à s’assassiner.
Signification du fait divers
La presse la cherche, mais il faut dire que c’est la rue qui a son influence. « Sans le peuple, qui trouve toujours le moyen de fourrer son nez partout » les choses se tasseraient, mais c’est la rue qui réclame des explications, c’est la rue qui transforme le fait divers en « affaire », quand il n’y a pas émeute. Malgré la volonté populaire l’opacité ne se dissipe pas. Exemple, l’affaire Syveton sur laquelle l’auteur s’arrête :
Syveton ? 1904, le député nationaliste de Paris, Gabriel Syveton, trésorier de la Patrie française (antidreyfusarde) gifle, à la chambre, le ministre de la Guerre, le général André. Ledit général, dans le souci de « républicaniser » l’armée pendant l’affaire Dreyfus, demande à son officier d’ordonnance, franc-maçon, des renseignements sur les militaires en avancement possible. Le franc-maçon fait faire des fiches sur les officiers, mais un autre franc-maçon, « subalterne », prend des photos des fiches et les vend aux nationalistes. Les nationalistes lisent des fiches à la Chambre. Le général André, ministre de la Guerre, demande que ce soit reporté. C’est là que Syveton le gifle. Syveton perd son immunité parlementaire et va passer en procès. Mais il va se suicider chez lui. La femme de celui-ci, avant de sortir de chez elle, demande à la femme de chambre de laisser Syveton tranquille, en refusant toute visite… Suicide, assassinat ? Paris avait « le visage du drame ».
La rue réclame, elle veut savoir. La presse déterre du nouveau : l’épouse de Syveton avait eu une fille d’un premier mariage. Syveton a trop aimé la jeune femme, par ailleurs mariée. Le peuple rit. Ce n’est pas un motif de suicide. C’est de la gaudriole. Le secret n’a à ce jour jamais été percé, malgré l’entrée dans l’arène publique d’écrivains plus ou moins connus soucieux, par humanité et vérité, de trouver la clé du mystère.
La guerre envahit tout
En 1915, les fait divers concernent la guerre. Par exemple, l’arrestation d’une « défaitiste » qui tenait des propos insultants sur l’armée française chez son marchand de légumes. Affaire de l’abbé Charvet, curé de Montalieu. Il est condamné à de la prison pour avoir dit en chaire que la victoire de la Marne est un miracle de Dieu et non un fait de l’armée française. Il y a aussi des cas, souvent faux, d’élus « achetés » par l’Allemagne, dont Caillaux et Malvy.
Les médecins des après-guerre
Curieusement, la fin de la Première Guerre mondiale génère Landru, et Bougrat, la fin de la Deuxième, Petiot. L’affaire Bougrat est peu connue : un cadavre d’ « encaisseur » est retrouvé chez lui, dans un placard. Il est envoyé en Guyane, à perpétuité, d’où il s’enfuit pour s’installer au Venezuela où il devient une gloire nationale pour ses milliers de guérisons et l’ouverture d’une clinique modèle.
L’affaire Weidmann
Dans les années 1930, l’affaire Weidmann secoue l’opinion. D’abord par des meurtres en série, commis avec un complice, une « gouape » du nom de Million. Le problème est que Weidmann est allemand et qu’à cette époque l’Allemagne a envahi la Tchécoslovaquie et que Dollfuss a été assassiné. De plus, de jeunes Allemands et Autrichiens se sont enfuis « dans la montagne » et ont commis des crimes faisant penser à ceux de Weidmann. Les sanglots de l’accusé, auxquels Colette n’a pas été insensible, l’ont conduit à la peine de mort en juin 1939, dernier acte de peine de mort à accueillir un public.
Les médecins tueurs, Weidmann, Stavisky sont des notables et relèvent plus ou moins du fait divers mondain, en des périodes difficiles d’avant, d’après-guerre. Et souvent, les motifs des meurtres restent psychologiquement difficiles à comprendre, sans compter les opacités créées volontairement ou pas par la presse, dans le cas de personnes très riches et très influentes.
Interpréter
L’auteur, pour expliquer certains faits divers, évoque les œuvres littéraires où figurent des devins, des révélateurs d’un avenir sombre : récits homériques, tragédies grecques, Hamlet. Léon Daudet construit des interprétations « après coup », en se fondant sur de « mauvaises impressions » sourdant de la presse. Dans son Bréviaire d’un journaliste, il énumère et interprète une accumulation de faits divers, dont certains demeurent « considérables » car devenant des « scandales » mettant en danger la société du temps : affaire Hanneau, Oustric, Dufrenne. Louis Chevalier s’arrête sur l’affaire Dufrenne :
Dufrenne est un personnage important du monde du spectacle parisien (il possède un grand music-hall, Le Palace, faubourg Montmartre. Il est assassiné dans son bureau par un « faux marin », qui n’est autre que le fils d’un homme politique, auquel un certain nombre de personnes aimerait « régler son compte ». Il se glisse des rumeurs selon lesquelles, cet assassinat serait un coup de l’Allemagne. L’affaire serait demeurée la risée des chansonniers mais ce n’est pas le cas, car les mobiles des faits et dits ne sont pas clairs.
Détective
Le rôle de la presse dans les affaires de cette période est analysé par Georges Charensol dans Les Nouvelles littéraires. Il part en chasse contre les journalistes affabulateurs ou manipulateurs. Il s’en prend aux « maîtres de l’opinion » en 1932, en étudiant les quarante journaux les plus importants dont Le Petit parisien qui cherche des tirages records. Mais aussi Détective, créé en 1928, chez Gallimard, par Garçon et Kessel.
Le programme des détectives est celui des reportages et des récits tirés des bas-fonds. Des écrivains y prêtent leur plume (Carco, Pierre Mac Orlan, Albert Londres). Les reporters vont même en Amérique, à Chicago, pour nourrir des articles sur Al Capone et des maffieux de cet acabit.
Articles et photos, à l’américaine
Les articles américains se fondent sur des photos réalistes (cadavres entassés après des règlements de compte). Ces reporters observent l’utilisation de la photo en oxymore : photo de tel membre de la pègre, en communiant, ou plus jeune encore jurant avec la photo de son cadavre. Les tirages de Détective ne cessent de grimper mais retombent en 1935. C’est la crise économique, les gens sont au chômage, et se lassent de l’horreur : « l’abus du fait divers dégoute. » Les récits sont aussi trop « fabriqués » et n’ont pas le style des écrivains qui se sont aussi lassés d’écrire pour le journal.
La préhistoire du fait divers
« Après ce bilan et cette interprétation », Louis Chevalier veut aborder les faits divers anciens, les affaires Gilles de Rais, Louis Mandrin, de la bête du Gévaudan. Cependant il ne s’estime pas historien « compétent » (il enseigne au Collège de France) mais cherche simplement à évoquer des « descriptions d’une histoire ». Il relate les faits « les plus illustres ». La plupart des travaux traitant du fait divers avant le XIXe siècle s’attachent à la presse d’alors mais aussi à ce qu’il appelle les « occasionnels » les écrits plus ou moins personnels, les journaux (journaux des bourgeois de Paris) et mémoires, la correspondance, que cela relève du réel ou du littéraire, car il convoque de grands écrivains de l’Ancien régime.
Le fait divers jusqu’à la Révolution
Dans les écrits occasionnels, il est traité des « grands événements », des « crimes monstrueux » (Gilles de Rais), ceux qui ressortent de l’ordinaire et qui se mêlent d’étrange, de magie, de diablerie. Le tout étant souvent « attesté avec de nombreux détails à l’appui. » Ces récits occasionnels sont des textes qui recèlent de l’expérience vécue. Les récits sont effectués dans un grand désordre, avec maladresse et établissent une grande égalité entre le simple paysan et le roi.
Grégoire de Tours évoque des faits réels qu’il a vécus dans un but « religieux et moral ». Ainsi, l’histoire de Loup et Ambroise, deux frères. Loup habite Tours, il vient de perdre sa femme et ses enfants et veut « entrer dans la cléricature ». Son frère Ambroise ne le souhaite pas, pensant qu’il est capable de laisser à l’Église son héritage. Ambroise lui trouve une autre épouse. Mais la femme d’Ambroise est une adultère invétérée, et une nuit, où les deux frères dormaient, à Chinon, elle fait tuer Ambroise par son amant. Nuque tranchée, sang partout. Loup, réveillé, voit son frère mort et crie à l’assassinat. Le criminel le frappe et le laisse pour mort. La femme adultère pleure son époux. Puis elle fuit, au bout d’un certain temps, et rejoint son amant. Ont-ils été appréhendés par la justice ?
Grégoire évoque aussi des temps étranges de comètes qui traversent le ciel, dans un flamboiement rouge, lequel emplit le ciel et remplit les maisons de sang, cela sous Childebert. Il n’est pas précisé si la comète entraîne des crimes, mais il y a présence du sang dans les maisons. Il semble que ce soit simplement une fine pluie de sang, qui macule tout, qui marque une époque troublée.
Un bourgeois de Paris, dans le journal qu’il tient, pendant la guerre de Cent Ans évoque Jeanne d’Arc, une fausse pucelle, Pierronne la bretonne, mais aussi des exécutions, notamment celle d’un bourreau criminel qui est obligé d’expliquer à son successeur comment l’on tranche les têtes au mieux. Le journal jase sur de grands personnages de la Cour, notamment la Reine Margot qui vit des amours tumultueuses : « A la Cour on ne parle que de duels, de puteries et maquerellage ; le jeu et le blasphème y sont en crédit. » Il est aussi question de crimes et d’exécutions.
Les Lettres de Mme de Sévigné parlent des empoisonneuses mais on sent chez l’épistolière une « résistance aristocratique » à l’histoire de la Brinvilliers qui a apparemment empoisonné son père, son mari, son amant et même des malades qu’elle allait secourir et aider dans les hôpitaux de Paris. Elle se moque de la technique longue de l’empoisonnement :
« Assassiner est le plus sûr, nous sommes de votre avis, c’est une bagatelle en comparaison d’être huit mois à tuer son père et à recevoir de ses caresses et ses douceurs où elle ne répondait qu’en doublant toujours la dose. » Lorsque la Brinvilliers est condamnée à mort, Mme de Sévigné voit la scène d’exécution depuis une maison du Pont Nôtre-Dame et trouve que c’est une « tragédie ». La Brinvilliers morte, voilà que sévit la Voisin. Plusieurs femmes de la cour sont allées lui commander des mixtures pour des empoisonnements intensifs. L’une voulait se venger d’un amant on ne peut plus noble. Aussi Mme de Sévigné s’inquiète-t-elle : « Cet amant était un très grand prince ; et on dit que s’il ne revenait pas à elle, il s’en repentirait : cela s’entend du Roi et tout est considérable sur un tel sujet. »
Il en vient au Courrier de Lyon, en 1796. Des paysans, près de Melun, découvrent une voiture abandonnée : « C’est la malle qui fait le service des dépêches entre Paris et Lyon. Le coffre est éventré (le coffre qui avait contenu une énorme somme) ; non loin de là gisent les cadavres du postillon et celui du courrier de la malle. » Le coupable serait un certain Lesurques. Clotilde Dargence, sa maîtresse, veut témoigner qu’il était avec elle au moment du crime, mais elle se trompe dans le calendrier révolutionnaire et rend le procès confus.
Retour au XIXe siècle
En 1817, c’est l’affaire Fualdès. M. Fualdès ancien procureur impérial, flotte un petit matin, sur l’Aveyron. Il porte au cou une blessure faite par un couteau. Selon des témoins, il aurait été vu dans une « maison de prostitution » où l’on a trouvé des traces sanglantes. Première hypothèse : le vol, car l’homme avait une grosse somme sur lui. La deuxième : un « complot monarchiste avec la complicité de la police ». Il détenait des documents sur la survie de Louis XVII.
Mais un capitaine révèle que la fille du procureur, Clarisse Manson, aurait passé la nuit avec lui dans la maison close et lui aurait révélé le secret politique. Confusion totale car elle se rétracte. Des « suspects » sont trouvés, qui sont exécutés. Des chansons, de la musique se compose pour raconter l’histoire. D’ailleurs, au moment du crime, un organiste de barbarie, complice, faisait tourner son instrument. Le capitaine a écrit ses mémoires et ladite Clarisse est devenue « une reine de Paris »…
Détour par la littérature, encore. 1827, Isère, Berthet, séminariste, 25 ans, curé de Brangues. Au moment de la communion, il tire deux balles dans le ventre de Mme Michoud. Il s’enfuit et se tire une balle dans la tête. L’auteur reconnaît un Julien Sorel du Rouge et le Noir. Stendhal fait allusion à un crime, dans une église. Quand Julien entre dans l’église de Verrières avant de se présenter à Mme de Rénal, il voit un papier par terre, un article de journal déchiré : « Détails de l’exécution et des derniers moments de Louis Jenrel, exécuté à Besançon le… » Julien frémit : « Pauvre malheureux, ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien. » Ensuite c’est un parallèle avec Choses vues, Le journal d’un condamné d’Hugo à propos de l’affaire Ulbach (un jeune homme qui tue son aimée parce qu’il ne peut l’épouser) ; un autre parallèle entre les crimes de Lacenaire et le film de Carné, Les Enfants du paradis.
Le retour et le déguisement
La Restauration et la Monarchie de Juillet connaissent des bouleversements propices au crime, au fait divers en tout cas. Louis Chevalier estime que l’époque considérée comporte des figures passionnantes sur les notions de retour et de déguisement. Le retour, c’est le retour chez soi de vieux militaires, qui pour des raisons diverses ont tardé à regagner leur foyer et n’y ont pas été les bienvenus.
Vendée, histoire du bocage : un vieux soldat de l’Empire compte rentrer dans sa ferme et retrouver sa femme, quittée il y a dix ans. Elle le repousse ; son fils qui ne le reconnaît absolument pas l’égorge avec une faux. Montpellier, un soldat âgé de 50 ans, après 30 ans de service, et 20 blessures, espère trouver le repos du guerrier. Il est arrêté par des gendarmes qui l’accusent d’avoir mis le feu à une ferme. Il passe en jugement : des témoins disent l’avoir vu quitter la ferme avant l’incendie. Avant l’exécution, un prêtre lui demande de se confesser. L’ecclésiastique croit à la version du soldat et fait retarder l’exécution de deux heures. Entre-temps, voilà qu’arrive au galop un jeune homme, propriétaire de la ferme, pyromane et escroc à l’assurance. Il avait fait surévaluer la propriété et comptait toucher une belle somme…
Le déguisement est une autre figure. Il s’agit en général d’une homme, frère, fils, parti ailleurs gagner sa vie, qui fait fortune, et revient chez les siens, mais sans se faire reconnaître, en se vantant de sa richesse. François-Joseph Richard, né à Celle, Côte d’Or, rentre chez lui, ayant gagné « 320 pièces d’or ». Il rencontre sa sœur, laquelle l’héberge. Il compte aller surprendre ses parents. Il leur demande l’hospitalité sans se faire reconnaître, mais en montrant ses pièces. Dans la nuit, les bons parents le tuent. Au matin, la sœur et son époux leur révèlent qui était le militaire.
Camus intègre dans L’Étranger, l’histoire d’un Tchécoslovaque victime du déguisement type. Le personnage du roman trouve entre paillasse et planche du lit, un morceau d’article de journal jauni (comme dans le Rouge et le Noir) qui raconte la mésaventure du Tchécoslovaque. Il revient au pays après 20 ans, avec femme et enfants. Il installe ceux-ci dans un hôtel, alors que lui se rend chez ses parents aubergistes, sans se faire reconnaître, se vantant de sa fortune. Dans la nuit, sa mère et sa sœur l’assassinent. L’épouse et les enfants viennent, au matin, se présenter, pour mettre fin au « déguisement ». Interrogé sur cette histoire, Camus dit qu’il l’avait trouvée dans un journal d’Alger, mais sur le ton de celui qui conte un « serpent de mer ». Louis Chevalier estime que de nombreux faits divers ont été inventés.
Dans Les Misérables, Hugo présente un Jean Valjean lui aussi « déguisé », de même que l’est Vautrin dans Le Père Goriot. Dans L’Auberge rouge, Balzac construit son récit autour d’un fait divers type, celui de l’assassinat dans une auberge. Sans entrer dans le détail de l’intrigue, il suffit de dire que le personnage de Georges Taillefer, richissime, tire sa fortune (dont d’autres personnages aimeraient connaître l’origine) d’un meurtre, alors qu’il était jeune, sur la personne d’un bourgeois, dormant dans sa chambre, et transportant or et diamants. C’est Magnan, son jeune collègue médecin militaire, qui est accusé du meurtre.
La Gazette des tribunaux, bien que rendant compte de meurtres au XIXe siècle, ne permet pas à l’historien chercheur sur le fait divers, d’éclairer les « affaires », vu que la justice elle-même soit a commis des erreurs judiciaires, soit n’a pu instruire jusqu’au bout les « affaires », faute de preuves.
Pourtant, Louis Chevalier parle d’exégèse à propos d’Une Ténébreuse affaire de Balzac. Le texte littéraire lui-même a connu des aventures : le manuscrit se trouve à la bibliothèque nationale, complété « par des jeux d’épreuves qui appartinrent à Stefan Zweig », dont des « photos très affaiblies se trouvent à la bibliothèque de Chicago, à côté du plus grand ouvrage sur le sujet, une thèse de l’université de Chicago. »
Quant à l’histoire narrée par Balzac, elle repose sur une histoire politique très rare et secrète : six hommes masqués séquestrent le sénateur Clément de Ris, en septembre 1800. Il demeure 19 jours dans un caveau, les yeux bandés, puis il est relâché. En fait, on suppose que Fouché, estimant que Bonaparte pouvait être vaincu à Marengo, avait organisé un groupe d’hommes sûrs chargés de faire disparaître le « consul malchanceux ». Clément Ris détenant des écrits (dont des affiches) très compromettants face à un consul au pouvoir renforcé, Fouché avait fait le nécessaire pour débarrasser Ris de ces papiers : « C’est pour les retrouver et les brûler qu’il aurait séquestré le sénateur. »
Le vécu …
Louis Chevalier essaie de définir l’influence du fait divers dans l’esprit et l’imaginaire de la personne informée d’un fait divers, en s’étudiant lui-même. On se rend avec lui « sur [s]a plage de la côte vendéenne, à l’extrême fin de l’été, juste avant la grande marée d’équinoxe ». Il se promène sur ladite plage et voit un attroupement autour d’une voiture de pompiers et d’un zodiac. Que se passe-t-il ? Personne ne le sait vraiment. Les pompiers ont reçu un appel téléphonique les prévenant que quelqu’un a pris la mer dans une frêle embarcation et risque de se noyer. Il décrit l’impression qu’il ressent comme récepteur de fait divers, sur les lieux : « […] c’est celle d’une inquiétude confuse, physique, qui échappe à la réflexion, quelque chose d’insurmontable, d’irraisonné […] on ne sait rien ».
Au point que les pompiers, ayant fait des recherches, sont contraints de rentrer : « un déplacement pour rien, déclare très administrativement le chef des pompiers. » Louis Chevalier a été confronté physiquement au fait divers, sa pensée en a été offusquée, annihilée. C’est le fait divers type, côté réception : « de nombreuses questions, dont certaines seront plus ou moins vite résolues et d’autres jamais. » Le mystère est l’événement essentiel du fait divers. Il crée une « souffrance » dans le sens psychologique mais aussi de classement administratif. Voilà pour le vécu.
Et le réfléchi...
Simone de Beauvoir dit dans La force de l’âge qu’avec Sartre, ils enseignaient en province et s’ennuyaient beaucoup. Ils prennent alors intérêt pour le fait divers et lisent Détective. Sartre « formalise » le rapport intellectuel au fait divers pour Le Nouvel Observateur. Les journaux de gauche doivent « procéder à partir de faits divers, à une analyse sociologique de la société et ne pas laisser à la presse de droite l’exploitation de la ‘fesse et du sang’. » Sartre évoque les sœurs Papin qui ont tué leurs employeurs et le « problème social des domestiques ».
Parmi les signes, le mana
Les fait divers sont des « signes » qui implicitement amènent à l’interprétation « de déséquilibres et de tensions ». La psychanalyse cherche l’origine de la fascination des récepteurs pour le sang face aux « crimes de sang ». Elle déplace le centre d’intérêt vers le « mana » force taboue mélanésienne. Le mana est une force, un « esprit » attachés à chaque personne. Le mana est la marque de l’obscur et du redoutable dans la personne, la puissance de l’inconscient. Cela rejoint le meurtre du père. Pour pouvoir vivre, acquérir sa puissance, l’être doit développer la mort du père,symboliquement, en sus de la mort naturelle, voire criminelle, de celui-ci.
Les philosophes happés par le fait divers
Pour Louis Chevalier, le fait divers accède au plus réfléchi lorsque le philosophe marxiste, Louis Althusser, étrangle son épouse, dans une crise de démence. Un étudiant, après le « crime », écrit sur un mur de l’Ecole normale supérieure la phrase du philosophe : « J’ai toujours rêvé d’être un travailleur manuel ». Le crime a été le summum de la manualité. Althusser a été prisonnier de guerre, dans sa jeunesse, ce qui l’avait profondément marqué. Fragile, il a voulu construire « la charpente d’un immeuble scientifique », mais les profondeurs insondables de l’être l’ont rattrapé. Maniaco-dépressif, Althusser n’était ni criminel, ni innocent, car fondamentalement penseur et malade. Il n’a pas été poursuivi par la justice.
Autre philosophe entraîné par le fait-divers dans la mort : Roland Barthes. Il est renversé par un voiture devant le Collège de France, et gît à terre, le sang coulant du siège de la pensée, sa tête, gravement heurtée. Une « élève » de Louis Chevalier dit banalement, impuissante à exprimer son sentiment : « C’est triste ! » ; « ‘C’est triste’. Et cela suffit pour exprimer la signification éternelle du sang ».
La démarche de Louis Chevalier
Chevalier traque le fait divers dans une entreprise d’histoire, rejointe parfois par l’entreprise littéraire, romanesque des écrivains qu’il dissèque, analyse. Mais les écrivains sont libres d’exalter, de magnifier. Ce n’est pas le chemin de l’historien qui a été fier « d’avoir rivalisé un bout de temps avec le récit romanesque » et ressent « l’amer plaisir d’avoir renoncé ».
Il n’empêche, Chevalier est un chasseur de fait divers, il lui fait rendre gorge, mais sa plume et sa sensibilité sont littéraires : « Histoire, littérature, cinéma, ce sont les fait divers eux-mêmes, leurs grimaces, leurs défroques, leurs déguisements, leurs gesticulations, leurs hurlements, leurs bizarreries qui m’intéressent […] non cette sorte de décalque ou d’abstraction […] dans les ouvrages d’histoire du fait divers. »
Né en 1911, Louis Chevalier, est décédé en 2001.