Choix de textes provenant d’une anthologie réalisée par Alain QUELLA-VILLEGER et Timour MUHIDINE, Éditions Omnibus
Des témoignages inattendus par les grands noms de la littérature
Arthur Conan Doyle est né en 1859 à Edinbourg et s’est éteint en 1930 à Crowborough. Derrière l’écrivain se cache un journaliste, parfois virulent. Comme sa demande d’engagement n’aboutit pas, il se rattrape dans le reportage de guerre, pour le Daily Chronicle. Il est envoyé en 1916 par les Affaires étrangères britanniques sur le font italien, mais il décide de s’arrêter en France.
CONAN DOYLE
Entre un état-major « courtois »… et « les deux grandes figures » engendrées par la Grande-Bretagne
« Écrire du front n’est pas un exercice de tout repos. On sait que quelques messieurs courtois, mais impitoyables, ont un avis sur la question et leur présence rend le discours malaisé. Mais au-delà, nous avons la double censure de notre conscience et du bon sens […]
Je n’ai jamais vécu une journée aussi riche en découvertes et émotions que celle d’hier. Je peux lever le voile sur certaines d’entre elles, et si d’aventure elles tombent sous les yeux de ces messieurs du Haut-Quartier, elles leur procureront peu de joie. Car l’impression dominante qui se dégage est l’inaltérable confiance de l’armée en elle-même et son extraordinaire efficacité pour ce qui est de l’organisation, l’administration, le matériel et la troupe. En l’espace d’une seule journée, je fis la connaissance de toutes sortes d’hommes : un général d’armée, un général de corps d’armée, deux généraux de division, divers officiers d’état-major, et, par-dessus tout, je rencontrai les deux grandes figures que la Grande-Bretagne a engendrées, l’homme du rang et le gradé. En tout lieu et sur chaque visage, on pouvait lire une même détermination enjouée. Même les malades mentaux, deux dont l’esprit dérangé laisse libre cours à leurs démons, semblaient s’être transformés en homme sous influence ambiante. Je vis un groupe d’entre eux, névrosés et bigleux, travailler de bon cœur au bord de la route. Ils seront volontaires pour les tranchées. »
Pas de voiture, pas de chapeau qui « énervent » les Boches !
— Sortez de cette voiture. Ne la laissez pas là. Elle peut être touchée à tout moment. Ces propos d’un officier d’état-major indiquent d’emblée que les choses se précisent […] Mettez le casque. Le chapeau que vous portez pourrait énerver les Boches (allusion peu aimable au seul uniforme que j’avais le droit de porter). […]
Nous traversons un pâturage pour pénétrer dans une tranchée. Elle remonte à la surface par endroits. À l’un d’entre eux, un obus non explosé dépasse du mur d’une vieille église. Une centaine d’autochtones se déplaceront pour l’observer […]
Je me souviendrai de cette promenade. Dix fils de téléphone qui courent sur le côté. Çà et là, des chardons et autres plantes poussent sur les murs de terre tant nos lignes sont restées immobiles. Par intervalles, des zones défoncées. « Les obus », précise l’officier, laconique. On perçoit le son du canon, devant et derrière nous, surtout derrière, mais le danger paraît lointain, entourés que nous sommes de groupes de fringants Tommies au travail. Je passe devant une bande de garçons crasseux et loqueteux. Un coup d’œil à leurs épaulettes m’apprend qu’ils sont issus d’une public school.
— J’aurais cru que des gaillards comme vous seraient officiers à présent, fis-je remarquer.
— Non, monsieur, et nous préférons ainsi.
— Ma foi, vous en sortirez grandis. Nous sommes tous vos débiteurs. »
La « délicate beauté » des aéroplanes de chevaliers raffinés
« À présent, notre promenade interminable et étouffante s’éclaire au spectacle d’un aéroplane britannique progressant au-dessus de nos têtes. De nombreux obus éclatent tout autour de lui, mais il vole avec sérénité, délicate beauté se découpant sur l’azur. Un autre passe, puis encore un. Pendant toute la matinée, nous les vîmes tournoyer et virer, sans qu’un Boche apparaisse. On me dit qu’il en est presque toujours ainsi : nous tenons les airs et les intrusions ennemies sont rarissimes, sauf au petit matin.
Il existe un code de chevalerie raffiné et strict entre les aviateurs des deux bords ; chacun jette sur les aérodromes de l’autre des billets renseignant sur le destin des pilotes disparus. Si les Allemands s’étaient conduits durant toute la guerre comme leurs aviateurs (je ne parle pas bien entendu des assassins des Zeppelins), la paix aurait été trouvée plus aisément. »
Remise de médailles aux Français meurtris
« L’infanterie britannique présente les armes. Lui font face une cinquantaine de Français en civil, de toute condition, ouvriers et bourgeois, sur deux rangs. Leurs graves blessures leur valent de rejoindre la vie civile, mais, en ce jour, ils ont droit à un réconfort. Mutilés, le corps meurtri, ils s’appuient sur des cannes mais la joie et la fierté illuminent leur visage. Le général français dégaine son épée et s’adresse à eux. On peut entendre des mots tels que ‘’Honneur et Patrie’’. Penchés en avant sur leurs béquilles, ils boivent chaque syllabe qui s’échappe, grinçante et sifflante, de sous l’épaisse moustache blanche. Puis, on épingle les médailles. Un pauvre garçon, terriblement estropié, a besoin de deux cannes. Une petite fille accourt en portant quelques fleurs. Il se penche et tente de l’embrasser, mais les béquilles glissent et il est à deux doigts de s’effondrer sur elle. C’était une petite scène pathétique et belle. »
Poste d’observation : balafres, taillades, nudité…
« Nous nous rendons à un poste d’observation d’artillerie, et à nouveau mon récit est soumis à des règles de discrétion. Il me suffira de dire que je me retrouvai confiné dans un lieu très exigu en compagnie d’un jeune artilleur très vif et d’un vieux prince russe, élégant, sportif, à regarder les lignes allemandes par une meurtrière. Une vaste plaine s’étend devant nous, balafrée et tailladée, parsemée çà et là d’endroits nus, à la manière des sablières rompant le vert d’une pâture. Nulle trace de vie ou de mouvement, hormis quelques corneilles en vol. »
Une « Maman » qui ne rigole pas
« Sur notre droite, à cinq kilomètres, une petite maison rouge, peu visible à l’œil nu, mais très nette aux jumelles, est suspectée d’abriter un poste allemand. On compte le détruire cet après-midi. Le canon est assez loin, et j’entends les directives que l’on donne par téléphone.
— « Maman » va bientôt lui régler son compte, fait remarquer gaiement le jeune artilleur. « Maman » est le surnom du canon.
— Corrigez cinq, six, trois, quatre, crie-t-il dans le combiné.
« Maman » fait entendre un horrible rugissement quelque part sur notre droite. Un énorme nuage de fumée apparaît dix secondes plus tard, à proximité de la bâtisse. »
[… Il est nécessaire de tirer plusieurs fois, car les coups ratent…]
« J’observe avec les jumelles. Un éclair sur l’édifice, une énorme colonne de fumée : elle se dissipe, et le terrain est nu. Le poste allemand a disparu.
— Voici un bon petit canon, dit le jeune officier.
— Et les obus sont fiables, observe son aîné derrière nous. Leurs calibres peuvent varier, mais « Maman » ne se trompe jamais. » La ligne allemande reste très calme. […]
Nous sortons pour être présentés à « Maman », qui est tapie, sombre et trapue, entourée par vingt de ses enfants qui l’assistent et la nourrissent. C’est un personnage important que « Maman », et de plus en plus. Il devient évident, à mesure que les mois passent, que c’est elle, et elle seulement, qui pourra nous conduire au bord du Rhin. Elle en est capable et le fera si les usines britanniques peuvent vaincre celles des Fritz. Veillez-y, ouvrières et ouvriers de Grande-Bretagne. C’est maintenant qu’il faut travailler si vous voulez connaître le repos par la suite et pour toujours, car le salut de l’Europe et de tout ce qui nous est cher est entre vos mains. »
Plaine dévastée et silence dans les tranchées
En compagnie de l’un d’entre eux [un général], je gravis une colline, dont le versant abrité grouillait de joyeux fantassins à divers stades de la nudité, occupés qu’ils étaient à se laver au sortir des tranchées. Une fois au sommet, nous progressâmes avec une certaine prudence, pour finalement parvenir à un point précis d’où nous avions la possibilité d’étudier les lignes allemandes. Il s’agissait d’un poste d’observation avancé, situé à environ neuf cents mètres des tranchées ennemies, au-delà des nôtres.
Les deux lignes étaient parfaitement visibles, apparemment séparées parfois de quelques mètres, et courant de part et d’autre à perte de vue. Le silence menaçant et la désolation étaient étrangement dramatiques. Un tel entassement d’hommes, une telle puissance d’émotion, et pourtant cette plaine dévastée, illimitée, sans un mouvement sur toute sa surface. […] »
« Notre armée en France est magnifique. Elle a besoin d’être dirigée par un chef adéquat. Je rentrai heureux et plus que jamais confiant en l’avenir. »
[Extrait : Visit to the Three fronts – Glimpses of the British, Italian and French lines. Juin 1916 – Traduction de l’anglais par J.-F. Amsel, 2005]
MARC HÉLYS
Marc Hélys est le pseudonyme d’Hortense Marie Héliard, native de Saint-Nazaire (1864) et décédée en 1957. Elle est féministe et possède un esprit voyageur. Elle entame une carrière de journaliste mais se fait aussi traductrice, notamment en italien. Dans l’agitation de la guerre de 14-18, elle veut participer aux événements et travaille comme reporter pour Le Correspondant.
Dans les extraits ci-dessous, elle se rend dans certaines grandes villes françaises et en décrit surtout la vie économique.
Bordeaux – Octobre 1916
Ville lumière, supplantant Paris
« Ma première impression fut que Paris – le Paris de la guerre – n’avait point tant d’éclat. J’arrivais à la tombée de la nuit et depuis longtemps, je n’avais vu tant de lumière. Les promeneurs remplissaient les rues ; les petites tables débordaient les terrasses des cafés ; les devantures des magasins étaient éblouissantes : les zeppelins ne viennent point jusqu’ici.
15 étrangers sur 20 dans la ville
Un vieux Bordelais m’affirmait que sur vingt personnes, il y en avait quinze qui n’étaient pas de la ville, ‘’et me disait-il, c’était bien pire pendant l’automne 1914.’’ À entendre les Bordelais, ils avaient quitté Bordeaux lorsque le gouvernement y descendit. Ils avaient loué leurs chambres, leurs appartements, leurs hôtels particuliers. ‘’Songez, me disait-on, à tous ceux qu’il fallait loger. Fonctionnaires, employés, diplomates, financiers, gens de théâtre et beaucoup d’étrangers. Ils se sont emparés de notre ville et lui ont donné, durant quelques mois, une physionomie que nous autres, vrais Bordelais, nous sommes les premiers à déplorer.’’ »
« Le commerce fait de l’or. ‘’On gagne tout ce que l’on veut, m’a dit un grand négociant, surtout si on a su ‘’changer son fusil d’épaules’’ et s’adapter aux circonstances. ‘’La navigation a pris un développement incroyable et la commission s’en est ressentie. La difficulté consiste, comme partout, à se procurer de la main-d’œuvre. On voit sur les quais, des Espagnols, des Annamites, des Nègres, des Marocains. Ils sont payés cher et font un médiocre travail. On emploie aussi des prisonniers’’. »
Lyon –novembre 1916
La marchande d’oies
« ‘’Cette animation, m’a-t-on dit, Lyon la doit à la guerre. Sa population a doublé et la ville n’a plus cet aspect un peu froid et austère qui la caractérisait jadis. ‘’ […] Un Lyonnais m’a conduite à la halle, qui est située au cœur de Lyon et que fréquente le meilleur monde. […] Une femme ronde, fraîche, bien coiffée, élégamment vêtue de noir, nous appelait, debout sous une guirlande de poulets, derrière un étalage garni de beaux poissons et d’oies grasses serrées dans un justaucorps de coton blanc.
— La première année de la guerre […] on n’a rien vendu. Chacun se resserrait. Les grands restaurants cependant n’ont jamais dû manquer de clients, car je n’ai jamais cessé de les approvisionner. Mais je vends moins de belles pièces qu’autrefois à ma clientèle riche. »
« L’usine de bienfaisance »
« Dès la mobilisation, on songea d’abord aux blessés. La municipalité ouvrit vingt-cinq hôpitaux et offrit trois mille lits. Les hospices civils reçoivent quatre mille malades. Le service de santé soigne à Lyon sept mille hommes. La Croix Rouge n’a cessé d’avoir six mille lits occupés. […] Les premières semaines furent terriblement dures. La guerre avait surpris Lyon au milieu de son Exposition. L’arrêt des affaires, le chômage soudain, les flots de réfugiés déversés par les trains qui arrivaient du nord et de l’est, toutes les douleurs, toutes les misères, exigeaient un effort considérable. […] Ce fut alors que le maire de Lyon prit en main la création à l’hôtel de ville transformé, selon le mot des Lyonnais, en ‘’usine de bienfaisance’’. »
« Pour répondre à notre constant souci de nos soldats, la Lingerie du soldat, les Envois au front, le Secours aux prisonniers ont été créés. Mme Herriot en a pris la direction. […] D’autres écrivent des adresses, collent des étiquettes, vérifient des fiches et des listes. Ces paquets individuels sont destinés aux soldats du front, Lyonnais ou originaires des départements envahis, aux prisonniers du département du Rhône. L’Œuvre a pris à sa charge plusieurs camps en Westphalie, en Thuringe et dans la province rhénane. À la fin d’octobre 1916, elle leur avait envoyé 243 000 colis personnels et quarante wagons. » […]
« Mais les prisonniers ont froid… pendant la première année de la guerre, la Lingerie du soldat a fourni aux plus nécessiteux vingt mille caleçons, dix-huit mille chemises et dix-neuf mille paires de chaussettes. Les prisonniers sont tristes aussi, et s’ennuient. L’Œuvre leur a envoyé des livres, des jeux et, pour les Lyonnais, un concitoyen qui leur est cher : Guignol avec son compère Gnafron. »
« L’enseignement ménager très complet, tel qu’il a été inauguré par l’école Chevreul, est une nouveauté à Lyon. Il en serait une ailleurs. Cependant, de tous côtés, les esprits prévoyants le réclament. La fin de la guerre amènera sans doute de grands changements dans les situations particulières, et peut-être des transformations dans la vie générale. Pour refaire la fortune française, surtout dans la bourgeoisie et chez les rentiers d’hier devenus les ‘’ les nouveaux pauvres’’, pour élever des familles nombreuses, il faudra des maîtresses de maison habiles et expérimentées ; et la bonne volonté seule ne supplée point au savoir et à l’expérience. »
Dijon – Grenoble et le Dauphiné – Nice – Marseille – janvier/février 1917
Dijon : Centre de transit et d’expédition
« Dijon : une fourmilière ; un va-et-vient qui, à certaines heures, est une cohue de civils et de militaires, de camions et de chariots. […] Dijon, très rapprochée des fronts de Champagne et de Lorraine, a une grande importance comme lieu de passage et de répartition des soldats, des blessés, des réfugiés, du matériel, et, en général, du ravitaillement. À diverses reprises, et surtout pendant les premiers mois de la guerre, la ville a été submergée de malheureux qui fuyaient et de blessés qu’il fallait diriger vers des hôpitaux éloignés. […] On cuit, pour l’armée, le pain et le biscuit. Bref, Dijon est un centre de transit et d’expédition […] »
Nettoyer, retaper
« Les femmes travaillent dans toutes les usines et fabriques du pays. L’entrepôt d’effets, à lui seul, en occupait deux mille cinq cents. Je suis allée les voir travailler […] On ne voyait d’abord que des amas de vêtements boueux, de bottes sans couleur et presque sans forme, des casques bosselés. Des lessiveuses mécaniques désinfectaient, lavaient ces loques sordides et glorieuses. Sous un abri, autour d’un brasero, des prisonniers retapaient les casques. Ailleurs, les cordonniers rapiéçaient les bottes. Et, dans des ateliers fermés, les femmes raccommodaient les vêtements. » […]
Cantine parfaite
« La chambre de commerce a aussi organisé et administre une cantine de gare pour les soldats de passage. Quatre cents hommes peuvent y manger en même temps. Elle en reçoit quatre mille par jour. La cantine est payante, mais les prix sont minimes et affichés sur un grand tableau. Cependant l’Œvre fait ses frais et paie son nombreux personnel. »
Grenoble sans étudiants ni touristes
« Grenoble contraste avec Dijon par sa modernité et par sa tranquillité. […] Peu de mouvement, si ce n’est vers le soir. La guerre est responsable de cette physionomie un peu morne de la ‘’reine des Alpes’’. Elle l’a privée, depuis deux ans, des principaux éléments qui contribuaient à l’animer : les étudiants et les touristes. »
Misère nulle part
« Le charbon, et même le charbon de bois, manqua dès septembre 1914. Mais les ménagères, d’abord désorientées et de méchante humeur, s’accommodèrent vite du bois que leur fournissaient abondamment les forêts voisines. On peut dire qu’en Dauphiné, il n’y a eu de misère nulle part ; et dans les familles nombreuses les allocations ont même assuré l’aisance. »
« La mobilisation des montagnards du Dauphiné, par sa résignation tranquille et sa dignité, ressembla à celle des Bretons. Et comme les Bretons, ils ont fourni à la France des troupes d’élite : les bataillons des chasseurs alpins que l’on a admirés dans les Vosges, et les régiments de ligne qui se sont si bravement battus en Lorraine.
Nice
Même des anthropophages…
« Le lendemain de mon arrivée, Nice se réveilla sous une épaisse couche de neige qui, durcie par le vent de la nuit, résista plusieurs jours au soleil […] Des soldats noirs déambulaient dans les rues d’un pas indolent et en claquant des dents. […] Les hôtes habituels de la Côte d’Azur ont cédé la place aux troupes noires et aux troupes jaunes qu’on y envoie hiverner. Leurs campements se succèdent depuis Saint-Raphaël jusque près de la frontière italienne et à l’entrée de l’Esterel. Il y a des Annamites, des Sénégalais, des Malgaches, des Marocains, et, me dit une bonne femme des environs : ‘’ même des anthropophages que l’on réserve pour la campagne d’Allemagne’’ […] »
L’hôtellerie, la fleur, l’Œuvre du citron
« Les premières semaines de la guerre, Nice et les autres villes du littoral reçurent de nombreux blessés. Les grands hôtels, dont beaucoup appartiennent à des Allemands, furent réquisitionnés et transformés en hôpitaux. »
« Supprimez ces malades dont la présence attire sur la côte méditerranéenne des parents et des amis. Supprimez ces troupes qui essaient de se chauffer au soleil, et qui, en attendant de retourner au feu, mettent de la couleur et du mouvement dans les rues et sur les routes : ce pays de luxe, de plaisir et d’oubli, si l’on songe à ce qu’il était, paraîtra presque déserté. De toute la France — à l’exception bien entendu, des départements envahis — la Côte d’Azur est la région qui a matériellement le plus souffert de la guerre. […] Ce sont des villes qui ne vivent que des étrangers. Il n’y a pas de grosses industries sur la Côte d’Azur, si ce n’est l’industrie hôtelière qui, dans la seule circonscription de Nice, compte huit cents hôtels […] »
Horticulture, distillerie, mode : la chute
« Ce ne sont pas seulement les hôteliers qui auraient le droit de se plaindre : le commerce des fleurs subit des pertes énormes, et, ce qui est plus grave, la culture même des fleurs est menacée. Elle occupe plus de vingt mille ouvriers, la plupart Italiens. Depuis la guerre, ils sont rentrés en Italie. […] Et les femmes de cette région ne travaillent guère à la terre, me disait un grand horticulteur réduit, comme bien d’autres, à un seul ouvrier. […] voici deux ans et demi que la distillation et la fabrication des parfums sont ralenties, et que la vente des fleurs coupées est insignifiante. […] Si l’industrie florale dépérit depuis deux ans, on peut en dire autant de tout le commerce de luxe, et principalement de celui qui touche à la mode et qui employait un nombreux personnel féminin. »
« La société niçoise s’est montrée extrêmement généreuse envers les blessés, les soldats du front et les prisonniers. On m’a parlé d’une gracieuse petite œuvre : l’Œuvre du citron. »
Marseille
Palette de couleurs
« Notre grand port cosmopolite n’a jamais été plus vivant ni plus bariolé : un ciel d’un bleu intense, les manteaux rouges des spahis et le turban des Hindous, les teints bronzés des soldats d’Afrique et tout le kaki des uniformes anglais sous une lumière éclatante. Marseille est environnée de camps dont la diversité fut, pendant la première année de la guerre, une grande attraction. Ces étrangers avaient apporté avec eux leurs pénates et leurs modes de vie. »
« […] Les petits commerces de plein air se sont multipliés sur les quais et sur les trottoirs. On dirait une foire permanente. […] Et les soldats […] assiègent les légères boutiques de toile. »
Achetez des légumes
« Marseille est une des ville de France où la vie est encore plus facile. À l’exception du charbon qui devenait rare et du sucre qui commençait seulement à manquer, le prix des autres denrées n’avait pas augmenté comme à Paris et dans certaines grandes villes. Au marché, où je suis allée, la présidente du syndicat des marchandes nous dit que les légumes n’avaient guère enchéri. »
Ça paye dans la marine et ce qui en dépend…
« Un transport allait profiter du gros temps défavorable aux sous-marins, et partir pour Salonique. Le branle-bas de l’appareillage était commencé. Des soldats, appuyés aux bastingages, contemplaient le spectacle du port. […] Un grand nombre de navires neutres étaient ancrés dans les bassins : des espagnols, des suédois, des norvégiens. […] Le fret de tous ces bateaux s’est élevé, depuis trois ans, dans des proportions fantastiques. La tonne de marchandises qui en 1914, payait 21 francs de Calcutta à Marseille, en paie 375 à présent. […] On connaît des armateurs qui ont gagné vingt millions depuis trois ans, et des consignataires de navires qui sont plusieurs fois millionnaires. […] un conducteur de camion fait des journées de quatre-vingts francs. Un chef portefaix en gagne soixante mille par ans. Il n’est pas de débardeur qui n’empoche au moins ses vingt francs par jour. »
Les femmes dans les usines, aussi bien payées que les hommes, mais qui ne peuvent allaiter leurs bébés…
« Autour de Marseille les usines se sont multipliées et des villages sont devenus des villes. Les poudreries de Saint-Chamas ont fait passer sa population de deux mille cinq cents habitants à plus de onze mille. À Miramas, on a monté des fabriques d’explosifs. […] Les femmes travaillent presque toutes dans les industries. Elles gagnent en moyenne six francs par jour et elles espèrent bien continuer après la guerre un travail aussi avantageux. »
Pouponnière, attenante à l’usine
« Des dames de Marseille qui s’occupent de crèches et de ‘’maternités’’ m’ont assuré que déjà le travail et la vie d’usine avaient une lamentable répercussion sur la santé des enfants qui venaient au monde. Il était question d’imposer aux industriels l’ouverture et l’entretien de pouponnières attenantes à l’usine, où les bébés seraient soignés, et où les mères pourraient aller les allaiter plusieurs fois par jour. »
« La guerre, me dit Mme G., aura démontré que les femmes sont capables de travailler au moins aussi bien que les hommes. À travail égal, elle les paie autant qu’eux. »
Rouen – mai et juin 1917
Camions, fourgons, navires : ça pollue
« Il n’y as pas, en France, de département qui subisse plus fortement les effets de la guerre que la Seine-Inférieure. La physionomie de la région en est transformée. Le Havre est devenu la capitale de la Belgique exilée, Rouen, la base militaire des Anglais, dont l’envahissement recouvre la vie française. […] La première impression n’est pas agréable. Les rues sont trop étroites […] pour les camions et pour les fourgons. La fumée grosse et moire, qui monte des navires serrés sur le fleuve comme les passants dans les rues, obscurcit le ciel et pèse lourdement sur la cité. »
Rouen, le port de Paris
« Les quartiers d’affaires ont une activité intense ; sur les quais s’amoncellent les marchandises ; les magasins et les entrepôts ont surgi de tous les côtés. Le reste de a ville n’est guère moins animé. Rouen est aussi — et il ne faut pas l’oublier — le port de Paris et un très grand centre industriel. Ajoutez qu’on y as hospitalisé beaucoup de blessés, qu’on y a reçu un nombre incalculable de réfugiés […] Et si vous rencontrez, à travers la ville et parmi tant d’étrangers, si peu de Rouennais et de Rouennaises, c’est qu’ils sont à ‘’la guerre’’ : dans leurs bureaux, dans leurs fabriques, dans les magasins et dans les œuvres de charité. »
« ‘’La guerre, me disait un homme d’affaires, a arraché les Rouennais à l’engourdissement où la prospérité les plongeait, et où sommeillaient les qualités de leur race’’. »
« La guerre fait épanouir une admirable générosité. Et Rouen est, avec Lyon, la ville de France où les civils ont le mieux compris leur rôle. »
La vie est chère à cause des Anglais !
« L’enchérissement de la vie est énorme. Les Anglais en sont en partie la cause. Bien qu’ils reçoivent d’Angleterre la viande, les légumes secs, le pain — ou la farine pour le faire — en un mot tout ce qui constitue le fond de l’alimentation, ils achètent à n’importe quel prix les denrées de luxe : fruits, œufs, légumes verts. Ils reçoivent directement le beurre de chez les producteurs. Ils arrêtent sur les routes les charrettes de légumes qui se rendent au marché et en acquièrent à gros prix tout le chargement. Je me trouvais un matin aux Halles, sur cette place du Vieux Marché où Jeanne d’Arc a été brûlée. »
Gâteaux, théâtre et cinéma
« On estime que les Anglais laissent 500 000 francs par jour à Rouen. Et tous les genres de commerce ont leur part de profit. D’abord les pâtisseries. Ils mangent des milliers de gâteaux. Un seul de leurs camps en consomme 3000 par jour. Les tea rooms, grâce à eux, gagnent follement, depuis les plus élégants jusqu’aux plus modestes. On peut en dire autant des théâtres et des cinémas, qui ont fait, l’année dernière, 2 400 000 francs. Ils sont toujours remplis.[…] Dans la petite bourgeoisie, dont la guerre a diminué les ressources, le ‘’pensionnaire’’ a permis d’équilibrer le budget familial. »
Les femmes travaillent, les affaires reprennent
« Dans les jours où j’étais à Rouen, l’armée anglaise s’accrut de plusieurs bataillons de femmes qui venaient remplacer les hommes aux services auxiliaires, depuis les emplois de bureau jusqu’au balayage. On préparait pour elles des espèces de casernes et un camp en dehors de la ville. Leur chef avait le titre de ‘’commandante’’. »
Conductrice de tramway !
« À Rouen, il n’y a pas d’usines de munitions. Les femmes travaillent dans la filature. Elles y travaillaient avant la guerre. Mais on leur a confié des postes qui, auparavant, étaient réservés aux hommes : veilleurs de loups, batteurs de cardes. […] On voit des femmes conduire les tramways. On les emploie en équipes au camionnage des transports légers. Plusieurs milliers de femmes travaillent à domicile pour la confection militaire. »
« Les années qui précédèrent la guerre, les affaires étaient devenues mauvaises. […] Elles sont aujourd’hui plus florissantes que jamais. »