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Publié : 5 juillet 2018

Reportages de Guerre, 14-18

Quand les écrivains se faisaient reporters de guerre

Choix de textes provenant d’une anthologie réalisée par Alain QUELLA-VILLEGER et Timour MUHIDINE, Éditions Omnibus

Dans le cadre du Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, pourquoi ne pas revenir sur 14-18 et ne pas faire lire et étudier un recueil de textes, paru chez Pocket : « 14-18 REPORTAGES DE GUERRE Des témoignages inattendus par de grands noms de la littérature ? »

Colette, Pierre Loti, Edith Wharton. Extraits.

COLETTE

Née en 1873 dans l’Yonne, elle est décédée en 1954 à Paris.
Bien qu’écrivaine qui pourrait se consacrer égoïstement à sa carrière, elle produit des écrits sur la Grande Guerre, avec un tempérament journalistique affirmé. Elle a déjà publié dans les colonnes de la La Vie Parisienne, dont elle a épousé le rédacteur en chef, Henry de Jouvenel. Peu après le commencement de la guerre, elle assure des gardes de nuit auprès des blessés hospitalisés au lycée Jeanson-de-Sailly.

Elle perd deux de ses amis sur le front, Louis Pergaud et Robert d’Humières (traducteur de R. Kipling). En juin 1915, elle part en Italie pour Le Matin (à Rome, Venise, Milan) et écrit des reportages publiés en juillet et août. Elle y retourne en 1916-1917, et le « premier jet » des Notes d’Italie en paraîtra dans Journal intermittent (1949).

Puis elle passe à L’Excelsior, s’intéressant au cinéma plutôt qu’à la guerre : un cinéma de propagande, d’espoir pour l’ « arrière », qui cache les atrocités du front. En 1984, les éditions Fayard rassemblent ses articles de guerre de 1914 à 1917.

Elle est à Saint-Malo, elle se rend compte de la pratique du marché noir ou de la débrouillardise, rend compte de bombardements aériens et de leurs conséquences : elle transforme les enfants qui vont gratter dans les trous d’obus pour chercher de la ferraille en poules...

« Saint-Malo, août 1914.

La guerre ? … Jusqu’à la fin du mois dernier, ce n’était qu’un mot, énorme, barrant les journaux assoupis de l’été. La guerre ? Peut-être, oui, très loin, de l’autre côté de la terre, mais pas ici… [ … ] Ce paradis n’était point fait pour la guerre, mais pour nos brèves vacances, notre solitude. […] C’était la guerre, ce garçon épicier à bicyclette, au grelot allègre de sa machine, des bruits de disette, des avertissements de cacher le sucre, l’huile, le pétrole… […]

Dans Saint-Malo où nous courions chercher des nouvelles, un coup de tonnerre entrait en même temps que nous : la Mobilisation générale. […] Et du milieu de la cité tous les vacarmes jaillissent à la fois : le tocsin, le tambour, les cris de la foule, les pleurs des enfants… […] je retourne vers les campagnes que balaie l’aile effarée des tocsins, ces prés, ces moissons, cette mer endormie ne sont plus qu’un décor, interposé entre moi et la réalité : la réalité, c’est Paris. […]

Sera-ce ma plus longue soirée de la guerre, celle que je passe encore ici, dans l’attente du départ, celle où le calme plat renverse, dans la mer, l’image des rochers violets ? Toute la nuit la mer se tait sans pli, sans souffle et balance à peine toutes ombrelles épanouies, dans un phosphore laiteux, des méduses de cristal bleu… »

Verdun, décembre-janvier 1915.

« […] Me voici- pour combien de jours ? – cachée dans Verdun. Un faux nom, des papiers d’emprunt,[…] pendant treize heures de trajet […] En chemin, j’ai rencontré tous les périls : l’amie infirmière commise à l’arrivée des trains de blessés qui s’écrie : « Vous ici ! », le journaliste devenu militaire et qui s’enquiert : « Votre mari va bien ? Vous allez le voir ? Le médecin-major qui « comprend » et qui m’adresse des clins d’œil à inquiéter un garde-voie…

[…] heures remplies, inquiètes, illuminées par la lumière boréale d’une canonnade incessante […] un somptueux tonnerre l’accompagne […] qui ne déchire pas l’oreille mais sonne dans tous les membres, dans le ventre, dans la tête, et parfois la chute florale des fusées éclairantes, qui crèvent la nuit. […]

Et puis, s’écrie la jeune femme brune, il y a que c’est une honte de nous faire payer trois sous un poireau ! D’ailleurs le sous-préfet en a assez, il va rassembler à la sous-préfecture du riz, du macaroni, des pommes de terre, et nous verrons bien si les épiciers auront encore l’audace de… […]

Et il ne m’a pas fallu plus de huit jours pour comprendre qu’ici, dans ce Verdun engorgé de troupe, ravitaillé par une seule voie ferrée, la guerre c’est l’habitude, le cataclysme inséparable de la vie comme la foudre ou l’averse ; - mais le danger, le vrai, c’est de ne plus manger.

Tout commerce cède le pas et la place à celui des comestibles : le papetier vend des saucisses et la brodeuse des patates. Le marchand de pianos empile sur les gaveaux et les pleyels fatigués qu’il louait naguère, mille boîte de sardines et de maquereaux ; mais le beurre est une rareté de luxe, le lait concentré un objet de vitrine et le légume n’existe que pour les fortunés de ce monde. […]

Manger, manger, manger… Eh oui ! Il faut bien. Le gel pince, la bise d’ est creuse la faim de ceux qui passent la nuit dehors. Il s’agit de garder chaud dans les veines un sang qu’ici tous sont prêts à répandre en ruisseaux, à prodiguer sans mesure. […]

Entre sept et huit heures le matin, entre deux et trois heures l’après-midi, les avions allemands viennent, ponctuels, jeter leurs bombes. Cela tombe un peu partout, sans grands dégâts ni blessures d’ailleurs. Mais leur tir, la réponse des nôtres et des canons contre-avions, quel fracas ! […]

En retournant vers la ville, nous trouvons les premières traces de l’attaque aérienne : les arbres de la promenade ont subi un élagage brutal, et dans un trou tout frais, des enfants cherchent des débris d’obus, piaillent et grattent comme des poulets après l’averse… »
[Extrait Les Heures longues, 1917]

PIERRE LOTI

Il est né en 1850 à Rochefort et il est décédé en 1923 à Hendaye. Il a été officier de marine et « collaborateur de presse ». Il a gagné ses premiers droits d’auteur en publiant articles et dessins de presse. Il est retraité quand la Première Guerre mondiale commence. Il fait des pieds et des mains pour être réintégré, mais difficilement. Officier de liaison de Gallieni d’abord, il est ensuite envoyé sur le front italien en août 1917.

Ses articles paraissent dans L’Illustration.

En 1916, il écrit Il pleut sur l’enfer de la Somme, des textes repris en 1947 dans Quelques aspects du vertige mondial.

Il a la chance de se trouver dans une voiture et il décrit un triste paysage, fait de pluie, de boue, de sang qui coule de dessous les portes d’une ambulance... un défilé de prisonniers "Boches"...

« Elle tombe, la pluie, la pluie glacée, depuis combien d’heures, on ne sait plus, depuis tout le temps, dirait-on […] Au milieu de l’encombrement du bruit, des cahots, ma voiture roule vite quand même, depuis un temps sans doute très long, mais dont la longueur, à force de monotonie, n’est plus appréciable.

Sur la sinistre route – sorte de voie sacrée qui mène au front – entre deux rangs de squelettes d’arbres tous pareils, passe en même temps que moi un charroi continu, qui coule nuit et jour, comme l’eau empressée des fleuves.
Et ce sont d’énormes camions uniformément peints en ce bleu neutre qui dans le lointain tout de suite les efface, les rend invisibles […] ils sont bondés de soldats aux capotes bleuâtres, ou bien de projectiles de machines à tuer ;

ils emportent là-bas par milliers les victimes fièrement souriantes pour le grand holocauste sublime ou bien ramènent des débris humains qui vivent encore et ils se dépêchent tous comme si la Mort s’impatientait de les attendre.

Les chauffeurs de leurs innombrables machines nous montrent en passant […] de pareilles petites figures jaunes avec des yeux retroussés à la chinoise, des figures comme on en avait connu là-bas en Extrême-Asie… Ah ! les Annamites, imprévus ici sous cette pluie d’hiver : mais tout est sens dessus dessous dans le monde, tout est Babel, en 1916 !...

[…] A un moment donné, nous engageons nos roues avec celles d’une voiture d’ambulance qui revient des hôpitaux : elle est fermée de toutes parts, mais il en coule, goutte à goutte, du sang, qui fait des petites taches rondes sur la boue ; elle a l’air d’égrener un chapelet rouge, pour qu’on puisse la suivre à la piste : quelque hémorragie soudaine sur laquelle on se représente un médecin attentivement penché…

[…] Passent maintenant quelques centaines de prisonniers aux houppelandes grises, aux figures roses et sournoises […] Ah ! les étonnants bergers qui nous ramènent ce vilain troupeau ! […]

Il nous a fallu nous arrêter tout à fait, pour ce défilé des Boches, de peur de leur écraser les pieds, et nous avons tout loisir d’examiner ces teints chlorotiques, ces petites prunelles de faïence pâle, qui se détournent et qui fuient. Nous sommes tellement moins vilains que ça, nous autres ! […] Dans les champs inondés et à l’abandon qui ne sont plus que des déserts de boue, il y a maintenant, en guise de cultures, d’immenses étalages de choses pour tuer, obus, torpilles, etc. : affreuses choses, dont les cuivres brillent un peu au milieu des grisailles ambiantes. »

Il se montre patriote et voit le « Boche » comme un artificier, apprenti sorcier, soucieux de tout détruire autour de lui :

« Aujourd’hui, le moindre imbécile joue des explosifs à sa fantaisie, le plus laid et le plus obtus des professeurs allemands possède la clef des arcanes de la chimie et exerce sa patience de termite à en tirer le plus diabolique rendement possible pour bouleverser notre sol et exterminer en masse, à la grosse , notre précieuse jeunesse française. »

Mais la voiture s’immobilise dans la boue, le passager doit en descendre pour patauger lui-même et il voit les canons à l’allure d’animaux d’acier, monstres furieux, antédiluviens, du temps des éruptions terrestres :

« Bientôt mon auto ne veut plus rouler, sur la fange à moitié liquide […]il est plus prudent de la laisser là, de mettre pied à terre et de m’embourber moi-même […] le but de ma course n’est plus bien loin ; je l’entendais depuis longtemps, et à présent je l’aperçois déjà, à travers les myriades de petites rayures tracées dans l’air par cette pluie : c’est là-bas, ce groupe de choses tristement fantastiques, qui au-dessus de l’horizon, se remuent en se profilant sur la pâleur du ciel. On dirait de gros tuyaux d’usine, mais qui seraient doués d’un étrange mouvement presque animal ; ils se lèvent et s’inclinent, puis se relèvent, et chaque fois qu’ils sont dressés, c’est pour vomir, avec un bruit de tonnerre, quelque lourde masse, comme jadis les volcans avaient seuls la force d’en projeter : des blocs de fonte qui jaillissent du ciel jusqu’à des hauteurs de six kilomètres […] »
[Extrait article paru dans L’Illustration, 25 novembre 2016]

ÉDITH WHARTON

Edith Wharton est née en 1882 à New York et elle décède en 1937 à Saint-Brice-sous-Forêt. C’est une romancière et autobiographe américaine (Les Chemins parcourus, Flammarion 1995). Elle se rend sur le front après des combats, en 1915, et visite les hôpitaux. Elle prend soin des réfugiés belges via sa fondation American Hostels for refugees, mais aussi en assurant des collectes de fonds.

Elle se lance dans une description des réfugiés et se fait un peu éloquente sur les misères qu’ils ont subies. Où puise-t-elle ses sources demanderait un journaliste actuel ?

« Mais il y a une armée à Paris. Le premier détachement en est arrivé, il y a des mois, par ces jours sombres, de septembre, lamentable arrière-garde de la retraite des Alliés sur Paris. Depuis lors, le nombre en a sans cesse augmenté, et le flot sordide s’est infiltré dans tous les courants de la vie parisienne. Partout, dans les quartiers, à toute heure, parmi la foule affairée des Parisiens au pas assuré

[…] on voit ces gens à la démarche lente, le regard fermé, hommes et femmes portant sur le dos des paquets misérables, traînant sur le pavé leurs souliers râpés, tirant par la main de pâles enfants, ou pressant contre leur épaule des marmots endormis – la grande armée des Réfugiés.

[…] Ils labouraient et semaient, filaient et tissaient, et vaquaient à leurs humbles occupations, quand, soudain d’épaisses ténèbres pleines de feu et de sang les ont enveloppés. Et maintenant les voilà au milieu de visages étrangers et d’habitudes nouvelles, seuls avec cette vision sanglante de foyers en flammes, d’enfants massacrés, de jeunes hommes traînés en esclavage, de vieillards foulés aux pieds par des soudards ivres de carnage, de prêtres assassinés au chevet des mourants. »

« En Argonne – I – mars 1915.

« Grâce à une permission de visiter quelques ambulances et hôpitaux d’évacuation derrière les lignes, j’eus, à la fin de février 1915, ma première impression de guerre. […] on ne peut pas traverser Châlons sans rencontrer la longue procession des éclopés, sinistres épaves revenant du champ de bataille, sourds, brisés, anéantis, à moitié gelés et paralysés. C’est par milliers que ces malheureux sont renvoyés du front pour aller se soigner et se reposer, et on se sent pénétré de tristesse en les voyant se traîner misérablement. »

Elle sort de Clermont et à quelques kilomètres entre « dans le hameau de Blercourt ». L’église est transformée en hôpital, avec une banderole de la Croix-Rouge.

« C’était une petite église sans bas-côtés et tout le long de la nef étaient alignés quatre rangs de couchettes de bois aux couvertures brunes. On y avait mis ‘’les plus mauvais cas’’ du docteur : peu de blessés, mais beaucoup de fiévreux : bronchites, pieds gelés, pleurésies ou autres maladies contractées aux tranchées, trop graves pour permettre de transporter les malades plus loin. Quelques-uns se retournèrent pour nous regarder entrer, mais la plupart ne bougèrent pas. »

Le curé donne sa messe bien que son église soit transformée en hôpital.

« Les corps sur les couchettes restaient sans mouvement, et plus le jour tombait, plus cette église ressemblait à un cimetière paisible à la lisière d’un champ de bataille. »

Direction Verdun. Bruit sourd de canonnade au lointain…

« Verdun a d’excellents hôpitaux pour ceux des grands blessés que l’on ne peut évacuer sur les formations de l’arrière, mais je n’en ai vu que peu, le principal but de mon voyage étant d’aller jusqu’aux ambulances de seconde ligne au-delà de la ville.

La première que je vis était installée dans un petit village au nord de Verdun, non loin des lignes ennemies, à Consenvoye : elle était si typique qu’elle peut donner une idée de toutes les autres. […] l’ambulance de fortune avait été aménagée pour le mieux dans les maisons que l’autorité militaire avait abandonnées. Les hommes étaient couchés sur des matelas ou sur des châlits de bois ; les chambres étaient chauffées par des poêles.

[…] souvent ils n’ont pu ni se laver ni se changer depuis des semaines (les blessés). Dans ces ambulances de seconde ligne, il n’y a pas d’infirmières, mais tous les médecins militaires que nous rencontrâmes employaient toute leur intelligence à soulager leurs blessés, dans des conditions exceptionnellement précaires. »

Elle chemine, le long de la Meuse et fait halte dans un village à quelques kilomètres des Éparges, où quelques semaines, précédemment, les combats faisaient rage.

« Devant la chaumière où le docteur avait installé son bureau, stationnaient les autos du chirurgien et du médecin inspecteur qui nous accompagnaient […]

L’ambulance principale occupait une grange à deux étages, où l’on avait placé des cloisons et établi de la sorte plusieurs salles bien chauffées, assainies par de grands poêles. Les blessés y étaient couchés, alignés le long des murs, sous le plafond poussiéreux aux poutres apparentes.

Le grand avantage de cette ambulance était d’être toute voisine d’une péniche où l’on avait installé des douches chaudes. Ce bateau était d’une propreté scrupuleuse. »

Pour quitter cette ambulance, qui a des airs d’ambulance pilote, convenant sans doute au « médecin inspecteur », il faut passer près de Saint-Mihiel.

« Saint-Mihiel, l’écueil, le point dangereux de la région, le défaut de la cuirasse, Saint-Mihiel n’était qu’à quelques kilomètres ! Un quart d’heure d’auto sur ce chemin, et nous nous trouevrions au milieu des uniformes gris et des casques à pointes… »
[Extraits Voyages au front : De Dunkerque à Belfort, Plon, 1915]