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Publié : 19 novembre 2017

Principes du journalisme

Ce que les journalistes doivent savoir, ce que le public doit exiger
Bill Kovach et Tom Rosenstiel, Folio actuel, Gallimard, Paris, 2004

Bill Kovach : Conservateur de la Nieman Foundation for journalisme (Harvard), directeur du bureau de Washington pour le New York Times

Tom Rosenstiel : chroniqueur de la critique des médias au Los Angeles Times, principal correspondant de Newsweek auprès du Congrès

L’information derrière la montagne…

Lorsque les anthropologues ont comparé les “quelques rares cultures [anciennes] subsistant aujourd’hui dans le monde”, ils se sont aperçus que dans les « sociétés tribales » africaines ou des « îles reculées du Pacifique », les gens « partageaient la même conception de ce qu’est l’information », attendant « les mêmes qualités de messages chargés de débusquer et colporter les nouvelles » : il faut des gens capables de franchir rapidement les collines avoisinantes, de « collecter des informations précises » (état matériel et guerrier des peuples ultramontains) et de « les rapporter de manière engageante ». Historiens et sociologues estiment que l’homme éprouve le besoin instinctif d’être au courant de ce qui échappe à son expérience directe, ce qui amène un « sentiment de sécurité et de confiance » quand il l’obtient.

Lorsque la circulation de l’information est bloquée, l’être humain est plongé dans l’ « obscurité » et « en proie à une anxiété croissante ». John McCain, sénateur de l’Arizona, a été durant cinq ans prisonnier à Hanoï. Ce qui l’a gêné n’étaient pas les situations d’inconfort, de faim, mais le manque d’information « libre, non censurée, abondante et non manipulée ». Le journalisme est le système mis en place pour mettre en œuvre cette information.

Committee of Concerned Journalists (CCJ)

Les deux auteurs précisent que leur livre est le fruit d’un séminaire de juin 1997, où « quelque vingt-cinq journalistes se sont retrouvés au Harvard Faculty Club », rédacteurs en chef de radio, télévision, d’importants organes de presse, « grands professeurs de journalisme ». La réunion répondait à un sentiment de « grave dysfonctionnement [qui] affectait leur profession ». Au lieu de « servir les intérêts du public », il leur paraissait que le système lui portait tort :

- en 1999, seulement 21% des Américains pensent que la presse se soucie d’eux, contre 41% en 1985
- Seulement 58% accordent un rôle de « chien de garde » à la presse , contre 67% en 1985

Max King (Philadelphia Enquirer) : il n’est plus question de journalisme… du fait de la « confusion croissante entre information et divertissement », les « primes versées aux journalistes » dépendant des « profits financiers réalisés par l’entreprise ». James Carey, professeur à la Columbia University estimait que les journalistes en présence « voy[aient que] le système par lequel nous parvient l’information […] étaient en passe d’être absorbé et de disparaître dans un ensemble plus vaste […] : publicité ? divertissement ? commerce en ligne ? propagande ? quel nouvel hybride ? », et avec quelles conséquences ?

Les médias « libèrent » le citoyen

Le journalisme est censé apporter « à la culture quelque chose d’essentiel et d’unique : une information indépendante, fiable, précise et générale qui seule peut assurer la liberté du citoyen ». Si l’on demande à un journaliste d’ « apporter autre chose », il « subvertit la culture démocratique ». Quand est-ce la cas ? Quand « l’information tombe sous le contrôle du gouvernement comme ce fut le cas dans l’Allemagne nazie ou en Union soviétique ». Ce serait le cas à Singapour, actuellement, où l’information est chargée d’accompagner la notion de néo-libéralisme.

Quelque chose de semblable menace les États-Unis, ou les a déjà touchés, quand « un réseau de presse appartenant à un groupe commercial aux activités diversifiées est utilisé pour promouvoir les autres produits de ce même groupe ». « Pression subtile » pour agir sur la concurrence, introduction de la publicité dans l’information ». On a affaire à un hybride dangereux intégré au corps de l’article avec des statistiques, des pourcentages orientés, plus trompeurs qu’un simple publi-reportage annoncé avec un paratexte même discret.

Le groupe évoqué plus haut, baptisé « Committee of Concerned Journalists (CCJ) », s’est « engagé dans l’étude critique la plus systématique et la plus complète jamais entreprise par des journalistes sur la collecte de l’information et toutes ses implications ». 21 forums publics se sont tenus depuis. Des universitaires ont soumis des journalistes à des entretiens « au cours desquels ceux-ci ont exposé les valeurs qui les guidaient ». L’ouvrage est le fruit de « cette étude approfondie » où durant trois années journalistes et citoyens ont été écoutés. La société attend des journalistes qu’ils se conforment à une conception éthique et les citoyens ont reconnu devoir se mettre en état d’observation et de compréhension du système journalistique.

Effondrement des convictions

Actuellement, on note « un manque de clarté [dans l’information] à la fois pour les citoyens et pour les professionnels de la presse », même si cela est « peu explicité ». Ce manque de clarté met en danger la démocratie. Les membres du CCJ insistent : « il nous faut de toute urgence, réaffirmer notre théorie d’une presse libre, faute de quoi les journalistes risquent d’assister à la disparition de leur profession ». La crise vient de l’ « effondrement des convictions ».

Les journalistes sont en état d’établir une « liste de principes clairs » à laquelle toute la profession est susceptible d’adhérer, car elle est fédératrice. Ces principes ont connu « flux et reflux » mais n’ont jamais disparu des consciences. La raison d’être du journalisme est d’ « apporter aux citoyens l’information dont ils ont besoin pour être libres et autonomes ».

9 principes

1/ La première obligation du journaliste est le respect de la vérité 2/ Il doit servir en priorité les intérêts du citoyen 3/ Il doit par essence vérifier ses informations 4/ Il doit conserver son indépendance à l’égard de ceux dont il relate l’action 5/ Il doit exercer sur le pouvoir un contrôle indépendant 6/ Il doit offrir au public une tribune pour exprimer ses critiques et proposer des compromis 7/ Il doit s’attacher à donner intérêt et pertinence à ce qui est réellement important 8/ Il doit fournir une information complète et équilibrée 9/ il doit obéir aux impératifs de sa propre conscience.

Certains lecteurs ont trouvé que les 9 consignes éthiques étaient incomplètes, car il y manquait les notions d’ « équité » et d’ « impartialité ». D’autres les trouvent « vagues » ou n’apportant rien de nouveau, les journalistes n’ayant qu’à se les appliquer pour obtenir une information correcte. Mais les membres du CCJ ont découvert « un certain nombre d’idées « relevant du mythe » et de la « confusion ».

Par exemple penser que les rédactions peuvent travailler abritées derrière « un mur » qui les protège des activités commerciales du groupe auquel appartient le journal. Le mur ne protège pas le journalisme de l’activité magmatique du business. La notion de « neutralité » ou d’ « indépendance » du journaliste est reliée à l’idée d’ « honnêteté » qui est en fait « galvaudée ».

Historiquement, ce n’est pas la première interrogation « sur la façon dont nous vient l’information ou la façon dont on la traite à notre attente », lors des évolutions économiques et techno-industrielles : 1830-40 avec l’invention du télégraphe, années 1880 avec la « baisse considérable du prix du papier », les années 1920 avec la création de la radio, l’arrivée des « tabloïds » à potins et « pipole ». Puis l’arrivée de la télévision. C’est aujourd’hui le cas avec « le câble et l’Internet », bouleversement radical, qui donne le pouvoir à des « entreprises extérieures au journalisme » bien qu’elles se disent expertes en « communication » et boulevards informationnels. C’est un problème grave qui se pose aux démocraties et les journalistes sont tenus de définir leur cap éthique et les citoyens de montrer leur vigilance dans un accompagnement des nouveaux supports et d’usages de l’information dans un sens très général et à définir.

À quoi sert le journalisme ?

Pologne, naissance de l’ « opinion publique »

Anecdote : Anna Semborska, 17 ans, vit en Pologne, en 1981 ; elle est passionnée par une émission radio Sixty Minutes per hour. L’émission est diffusée depuis plusieurs années malgré son ton décapant contre le pouvoir en place. Le 13 décembre 1981, Anna secoue son poste, elle n’entend plus rien. Censure évidente. Anna et ses amis ont vent que dans la petite ville de Swidnik, chaque soir, à l’heure du journal télévisé, la population descend en masse promener son chien, les voisins sans chien également, pour marquer leur refus du discours progagandiste du journal. Protestation silencieuse et efficace, rapportée par les mouchards des immeubles. À Gdansk, c’est l’opération écran noir : les gens transportent leur télé jusqu’à la fenêtre et montrent ostensiblement qu’elle est éteinte. Le pouvoir se rend compte qu’il assiste à la naissance de ce qu’on appelle une « opinion publique ». Le responsable du syndicat Solidarité, Lech Walesa, bientôt élu président, avait fait un voyages aux États-Unis et s’était rendu compte que les nouvelles technologies (ordinateur, satellite diffuseur, fax, magnétoscope » allaient empêcher l’arrivée d’un nouveau Staline.

Le journalisme contribue à la construction d’une unité nationale, apporte la démocratie et la conforte s’il est entre de bonnes mains. Des « millions de gens dûment informés par un libre accès aux médias » se trouvent « impliqués dans l’instauration d’un nouveau mode de gouvernement et l’établissement de nouvelles règles destinées à régir la vie politique, sociale et économique ».

Une question non posée…

« À quoi sert le journalisme ? », la question s’est rarement posée aux États-Unis, ou par une simple tautologie : « Le journalisme est ce que les journalistes disent qu’il est » et ils évoquent leur travail comme l’intérêt du « public » récepteur. La réponse ne suffit plus avec les nouvelles technologies qui rebattent les cartes. Elles ont « donné naissance à une nouvelle organisation économique des médias dans laquelle les règles du journalisme sont bousculées, redéfinies, parfois abandonnées ».

Les choses ayant été bien examinées, les objectifs du journalisme sont définis par le « rôle que joue l’information dans la vie des citoyens » : fournir l’information dont on a besoin pour être « libre et autonome ». Les médias doivent dénoncer la « suffisance » et le pouvoir manipulateur des gens injustes et des cupides, ils doivent « donner la parole à ceux qui en sont privés […] ». Dans ce qu’il a « de meilleur », le journalisme institue un « comportement des citoyens, une intelligence de […] la théorie de l’imbrication sociale ».

Le danger n’est plus le pouvoir politique, observé, surveillé, dans les démocraties occidentales, mais de « voir le journalisme indépendant se dissoudre dans la communication commerciale ». Les éditeurs du XIXe siècle défendaient leur conception de l’information, à savoir le commentaire : « éditoriaux », « articles de fonds » orientés, « slogans », critique ouverte des concurrents dans un idéal « entrepreneurial » et « monopolistique ».

Le « but essentiel » actuel est de dire la « vérité » (non dogmatique, mais relative et humaniste). À chaque jeunesse sa fougue et sa définition du journalisme : Omar Wasow (site web New York Online) se veut « un entrepreneur de mécanique » (la machine ordinateur) et un ouvreur de consciences : il veut faire des lecteurs des « consommateurs, des dévoreurs et des critiques des médias [… un] public qui participe et qui réagisse en toute connaissance de cause ».

En collaboration avec le Pew Research Centrer for the People and Press, il a été demandé à des journalistes quel était le caractère distinctif de leur profession. Ils se sont « prononcés à deux contre un en faveur [d’une…] contribution à la démocratie comme finalité première. » Même conclusion que pour des entretiens avec des psychologues de Stanford, Harvard et de l’Université de Chicago. « Codes professionnels » et « déclarations des journalistes » aboutissent toujours à « l’accomplissement de leur mission d’information du public » (American Society of Newspaper Editors, association de rédacteurs en chef de la presse écrite la plus importante de l’Amérique du Nord).

Donner sens aux choses

John Seeley Brown, ex-directeur de Xerox PARC (groupe d’experts de la Silicon Valley) estime que les nouvelles technologies ne remettent pas en cause la vision démocratique du journalisme, en tant qu’ « institution au service du public ». Cela a seulement « modifié la manière dont les journalistes conçoivent et assurent [leur] mission ». Dans la « nouvelle économie », « notre nouvelle culture fondée sur la communication », il faut « donner sens aux choses ».

C’est-à-dire ? Regarder les choses à partir de multiples points de vue et aller « jusqu’au fond des problèmes ». Pour le « futurologue Paul Saffo », le journaliste doit s’imposer d’aller « au terme de [ses] enquêtes et de parvenir à des conclusions dans un environnement incertain ».

Rien n’est sûr, rien n’est affirmable. Quel est le rôle du journaliste selon lui ? : « ne pas décider de ce qui doit être porté à la connaissance du public, mais d’aider celui-ci à faire le tri de l’information dont il est inondé ». Interpréter, analyser ne suffisent pas, « la tâche essentielle du nouveau journaliste/créateur de sens est plutôt de vérifier la fiabilité de l’information et de la mettre en ordre » pour la rendre assimilable.

Selon une étude, le public américain traditionnel (pour signifier âgé) s’en tient à sa télévision et ses journaux locaux sans s’intéresser au reste du monde (« les gens n’en savent guère plus de ce qui se passe dans le monde qu’il y a cinquante ans »). La nécessité de l’information pour le bon fonctionnement de la démocratie est-elle une illusion, de ce fait ? Non, tout au contraire, il y a nécessité à poursuivre l’effort de gestion efficace des signes fournis par les pouvoirs afin de « permettre aux citoyens d’atteindre le plus haut niveau possible de développement personnel ».

Pas de place pour le pessimisme. Les idées avancent toujours. Pour les Pères fondateurs des États-Unis, « la finalité véritable de la démocratie était la liberté de l’homme ». Permettons donc à l’homme d’être libre en dépit de lui-même, sauf à replonger dans la barbarie ou les États iniques : « Plus ou moins consciemment, tout journaliste se réfère à une certaine idée de la démocratie ».

Certains critiques émettent l’idée que les médias visent les élites et non la « masse des citoyens », dans la mesure où les « débats d’idée sont passés sous silence ou présentés comme des joutes sportives », empreints d’une grande part de divertissement. Les citoyens seraient devenus « une abstraction » pour les philosophes des médias. C’est ne pas tenir compte de la vitalité de l’Internet et de la réactivité des jeunes sur les réseaux sociaux.

Théorie de l’imbrication du public

Dave Burgin (qui a été rédacteur en chef de journaux en Floride et Californie) a enseigné à ses étudiants journalistes la conception d’une page, estimant que les goûts des lecteurs étant variés, il fallait qu’une page comporte des articles courts portant sur tous les sujets. Cette « théorie prônant la diversification des sujets à l’intérieur d’une même page est implicitement fondée sur la conviction que tout lecteur a un domaine particulier d’intérêt dans lequel il est doté d’une certaine compétence ». L’idée que le lecteur est ignorant ou s’intéresse à tout serait un « mythe ».

Pour nuancer, on table sur « trois grand niveaux d’implication du public », avec à chaque niveau « une gradation plus subtile ». Il y a le « public engagé », impliqué « dans un domaine », avec une connaissance solide, un « public intéressé » car il a une expérience personnelle sur le thème et un « public indifférent » que le thème n’intéresse pas a priori mais auquel il viendra s’il y a débat, d’autant qu’il aurait participé à ce débat, dans sa vie.

Ces trois niveaux peuvent paraître « préfabriqués », mais montrent aussi la complexité de la notion de public. Le « mélange des trois catégories » donne un « public beaucoup plus sensé » que le seul public « engagé ». Les journaux papier et numériques ne se liraient pas, les journaux télévisés et radio ne se regarderaient pas ou ne s’écouteraient pas s’il n’y avait que de l’engagement thématique étayé par une connaissance. Les informations sont multiples, en flux, et les médias les trient en les traitant selon des techniques d’accroche susceptibles d’attirer chacun.

Nouveau défi

La théorie de l’imbrication des publics repose sur celle de la nécessité de renforcer le fonctionnement démocratique, mais en ce début de XXIe siècle le défi le plus menaçant est de lutter contre un « journalisme fondé sur le marché ». Ce biais marchand entre en contradiction avec l’appel à la « responsabilité citoyenne » du public.

Le « baron des médias Murdoch » a acquis des droits audiovisuels à Singapour. Pour lui, Singapour n’étant pas un État libéral, à la base, car propriété de l’ex-Chine communiste, les programmes à concocter doivent tenir compte du fait que « quatre-vingt-dix pour cent des Chinois sont plus intéressés par l’amélioration de leur situation matérielle que par l’obtention du droit de vote ».

Le spectacle « d’un éditeur de presse moderne se faisant l’avocat d’un capitalisme sans démocratie est sans précédent ». On a à peu près même cas quand America Online, le fournisseur d’accès à Internet, fait l’acquisition de Time Inc. (qui compte les médias Time, CNN, Fortune etc.) Gerard Levin, président de Time Warner « exulte » car pour lui : « Cette opération achève la conversion numérique de Time Warner […] ces deux sociétés qui se complètent l’une l’autre naturellement. » Semblablement, ABC News est absorbée par Disney. Le patron de ce dernier fait comprendre que la chaîne doit perdre son identité « et [doit] se battre pour savoir dans quelles conditions elle peut couvrir ‘’le Monde merveilleux de Disney’’ », société qui pèse 23 milliards de dollars.

Trois écueils

Trois « grands facteurs se conjuguent pour détourner le journalisme de sa mission de formation à la citoyenneté ». :

- Le premier « tient à la nature même de la nouvelle technologie ». Internet libère le journalisme de toute « géographie », le dissocie de sa « collectivité » naturelle, au sens politique et civique du terme.
- Le deuxième facteur est la « mondialisation » : des « entreprises de communication sans frontières » achètent des médias et les transforment en « sociétés commerciales » où la citoyenneté est une idée obsolète
- Le troisième facteur qui encourage cette nouvelle forme de journalisme a une tendance aux « conglomérats ». Par exemple, la Tribune Company de Chicago « possède aujourd’hui encore des chaînes de radio, de télévision et des journaux dans la même ville, cumul que le gouvernement fédéral avait fini par interdire au milieu du XXe siècle et s’apprête probablement à autoriser de nouveau ».

En ce début de XXIe siècle, la tendance dangereuse est que « le mode traditionnel de fonctionnement du journalisme » occupe une place extrêmement réduite dans les conglomérats. ABC News participe pour 2% aux bénéfices de Disney. Le journalisme américain tombe « entre les mains de l’industrie du divertissement et du commerce électronique ». Plus d’indépendance à l’égard des gouvernements, de la publicité, du monde des affaires. Le Premier amendement qui servait à protéger la presse dans son indépendance, sa liberté d’expression, semble céder à la concurrence économique qui échappe à la loi anti-trust.

« La vérité : le premier des principes de la presse et le plus difficile à cerner »

Anecdote : quelques jours après l’assassinat du président Kennedy, le nouveau président, Lyndon Johnson, convoque le secrétaire d’État à la Défense, McNamara. Il veut savoir ce qui se passe exactement au Viêt-nam en accès direct. McNamara s’envole pour le Viêt-nam, rencontre les personnes voulues, pendant trois jours. Avant de regagner les États-Unis, McNamara fait un discours indiquant que le Viêt-cong enregistre de lourdes pertes et que la situation prooccidentale progresse. McNamara fait son rapport à Johnson et les informations sont classifiées. Le New York Times et le Washington Post peuvent lire le dossier appelé Dossiers du Pentagone, huit ans après : ils évoquent tout le contraire de la communication présidentielle.

D’où l’établissement de la règle de vérité comme règle fondamentale du journalisme. Tout le monde s’accorde là-dessus, mais dès qu’il est question de clarifier le terme et de le définir, on achoppe. Selon l’enquête évoquée en début de texte, les journalistes réunis estiment que dans la vérité il faut entendre la restitution des faits, le plus exactement, et à partir de celle-ci une neutralité la plus grande, autant qu’il est possible à une conscience. L’information rapportée doit être fiable, vérifiable, sans aucun commentaire ou adoption d’un angle tendancieux, mettant de ce fait le public en situation de confiance.

Malgré le retentissement encore actuel du Prix Pulitzer, son journal, le Sun, ne rendait pas précisément compte de la « vérité », mais donnait dans le sensationnel. En 1984, la journaliste Cassandra Tate (Columbia University Journalism Review), racontait que les journaux de ce genre avaient des stéréotypes.

Anecdote : le New York World avait relaté un naufrage de navire et le plumitif avait mentionné que quelqu’un de l’équipage était revenu dans la coque pour sauver le chat du bord (sans que l’on sache si c’était vrai). Les patrons des journaux concurrents tancèrent leur plumitif pour ne pas en avoir parlé eux-mêmes. Au naufrage suivant, tous les rédacteurs en chef des journaux qui avaient omis l’information précédemment, demandèrent qu’on parle d’un chat sauvé. Seul le narrateur du sauvetage du premier chat n’en parla pas. Il fut sermonné. Ce qui fit qu’à chaque naufrage, on ne manquait pas d’évoquer le sauvetage d’un chat. Petit contournement de la vérité…

Walter Lippmann, écrivait dans Public Opinion (1921) : « L’information journalistique est la vérité ne sont pas la même chose […] La fonction du journalisme est de signaler un événement. Celle de la vérité est de faire la lumière sur les faits cachés, d’établir les relations qui les lient entre eux et de dresser un tableau de la réalité à partir duquel les gens peuvent agir ».

Le scepticisme du journaliste, voie vers le complotisme

Un scepticisme idéologique (après la déconstruction postmoderne) « ni[e] la possibilité pour quiconque de rassembler les faits en un ensemble signifiant qui permettrait de faire la vérité à leur propos ». La vérité peut-elle exister, puisque nous sommes des êtres subjectifs ? On recourt à des métaphores : est-ce un miroir reflétant la chose vers laquelle on le dirige (David Bartlett) ? Est-ce un « reflet des passions du jours » (Tom Brokaw) ? Faut-il être simple greffier pour consigner des faits ? La vérité apparaît-elle spontanément ou est-ce le fruit d’un travail de déduction, de type policier ou causal ? Les journalistes sont réticents à évoquer leurs techniques. De mauvais esprits prenant cela en compte estiment que les journalistes ne disent pas la vérité et on glisse sur la planche du secret gardé, du complotisme…

Plutôt qu’une relation fidèle des faits (qu’on doit entreprendre néanmoins), on parle d’interaction entre journalistes et public avec un esprit particulièrement désintéressé pour chacun. On peut tabler également sur une information « rigoureuse », « fonctionnelle » avec la mise en place d’institutions (les agences de presse, les « bureaux » décentralisés des rédactions).

Ce n’est pas la vérité d’une équation chimique, d’un axiome mathématique, certes, mais une véracité multifactorielle qui permet « de vivre au jour le jour ». Il ne suffirait pas de « rapporter ‘’le fait’’ avec exactitude » mais « ‘’la vérité’’ sur le fait »… Selon les philosophes, la vérité est la « ‘’correspondance avec la réalité’’ [les deux bien stabilisées selon une définition] et la cohérence [par ailleurs] ». Selon Jack Fuller, « La cohérence doit être l’ultime critère de la vérité journalistique ». Le public veut un tableau complet, pas une « fragmentation », une « polarisation des débats ».

Qu’est-ce que la réalité ?

La « correspondance à la réalité » en domaine journalistique serait l’ « exactitude des faits rapportés », et la « cohérence » le sens qui en est donné. Une forme de bon sens. Les auteurs prennent un exemple : un journaliste évoque l’éloge que le maire d’une ville fait de la police, alors que la police est impliquée dans une affaire de corruption. La restitution de l’éloge est exact (respect des faits), mais son sens, sa « vérité » ne le sont pas. La corruption demeure cachée par incapacité analytique du journaliste.

Cela ne veut pas dire que l’exactitude n’est pas importante, elle est le socle « sur lequel [se bâtit] tout le reste » : « le contexte, l’interprétation, le débat et l’ensemble de la communication ». La construction de l’information réside dans la « vérification ». L’information immédiate « signale un événement, une tendance » à partir de faits. Une fois les « faits vérifiés », on passe à une « relation honnête et fiable » comportant une « enquête ultérieure ». Les faits, dans le discours du maire sur la police, sont les éléments sur lesquels l’éloge est fabriqué, lesquels doivent être interrogés.

« Obéissant à l’impératif d’exactitude », le journaliste « isolé » et pressé n’aura pas la « possibilité d’aller au-delà de la surface des choses ». Mais « le premier article sera suivi d’un second […] le second d’un troisième » avec correction des insuffisances par l’apport de nouveaux éléments. Des couches successives d’éléments contextuels se sédimenteront. L’interprétation deviendra commentaire : « pages éditoriales », « talk-shows », « courriers des lecteurs », « appel des auditeurs au cours des libres discussions à la radio ». Il s’agit d’une vérité « pratique », « changeante ». La vérité serait inatteignable, simplement approchée, ce qui serait déjà ça.

On accepte des historiens que leur « connaissance [… soit] fragmentaire et incomplète […] et que les historiens divergeront toujours dans leurs interprétations, à propos du passé, d’une vérité objective observable et empiriquement vérifiable » mais il est possible d’évoquer s’il y a approche de la vérité, le recours à des « sources autorisées ». Si « l’enquête est exhaustive », « la méthode d’investigation [… devient] transparente ».

Le journaliste qui participe à la « vie publique » doit pratiquer de manière identique. Il est conseillé lors d’un événement important, grave, d’ « apporter des informations précises », en fonction du « contexte », car c’est à ce moment que « se forme l’attitude du public » qui risque ensuite ne pas « varier » malgré les couches sédimentaires d’apports.

Approche de la « vérité »

Certains journalistes proposent « différents substituts à la notion de véracité ». Ce sont « l’honnêteté et l’impartialité ». Les auteurs estiment que l’honnêteté est une notion subjective, pas plus définissable que la « vérité », la « réalité ». Quant à l’impartialité, elle consiste, en gros, à ne pas trancher entre deux arguments, en solution moyenne. Qu’en serait-il de cette méthode pour le débat sur le réchauffement de la planète ? Qu’aucune des deux thèses ne prévaut ?

Le défilé, le flux d’informations « 24 heures sur 24 » fragmentent l’information, empêchent la réflexion. De « nouveaux critères » émoussent la surveillance, le contrôle, au profit d’une « culture de mixage ». Cela débouche sur un sentiment négatif… Dans une enquête auprès de journalistes « huit sur dix […] travaillant dans la presse nationale, et plus de sept sur dix travaillant dans la presse locale » ont le sentiment de restituer un « événement dans un esprit de vérité et de rigueur » comme « objectif valable ». Même proportion dans les nouveaux médias. Pourtant, les mêmes estiment ne pas pouvoir toujours le faire. La presse et les medias « sérieux », analytiques s’en tiennent à l’approche de la vérité contre la pratique des nouveaux médias soumis aux nouvelles technologies.

Malgré les moyens d’accès à l’Internet, l’ensemble du lectorat supposé ne lit pas plus que ce qu’il lisait sur le papier, aussi sa perception de la réalité n’est-elle pas meilleure que celle des lecteurs traditionnels. Les addicts à l’information qui réagissent sur tous les modes auprès des médias numériques, pour s’exprimer, sont en petit nombre. Les journalistes numériques savent que le public a un même besoin d’information et de sûreté dans celle-ci qu’avant. Plutôt que « d’ajouter en toute hâte contexte et interprétation », ils doivent se concentrer sur la vérification et la synthèse, d’abord. L’essentiel est de disposer de sources « identifiables » d’appui pour éclairer et écarter les déchets du flux. Quelle question se poser ? « Où est l’information solide ? » Et se la poser, c’est pourvoir au sens.

« Pour qui travaillent les journalistes ? »

C’est aux U.S.A, que chaque année, les « hauts responsables éditoriaux » s’inquiètent de leur prime. Ont-ils bien travaillé, c’est-à-dire eu des « résultats » ? Il est nouveau de voir que le salaire du journaliste est lié « à un autre critère que la seule qualité de son travail ». Le journaliste exerce dans une « entreprise » en quête d’ « équilibres financiers ». Il y a « intéressement » pour lui et dérive commerciale.

Les responsables rédactionnels sont en mauvaise passe pour défendre l’information. « Groupes d’entreprises affiliées au même holding, actionnaires, annonceurs » sont des « entités » à ne pas « négliger ». Le journaliste scrupuleux, qui recherche la vérité pour un lecteur ou destinataire tous supports, a une morale en contradiction avec le système financier de son entreprise. En fait le respect de la morale, en toute intelligence, serait la source de la prospérité du média, grâce à la confiance indéfectible du lecteur. Ce n’est pas toujours le cas.

La recherche par certains journalistes du « non engagement », de l’« impartialité », de l’« objectivité » et non de la « vérité », ont créé de la « confusion » chez les « citoyens », voire de la colère. Nick Clooney, présentateur des informations de Los Angeles, a affirmé à son patron qu’il travaillait pour qui « allume son poste de télévision » mais pas pour lui. Bien qu’au XIXe siècle et au début du XXe les grands patrons de presse étaient des faiseurs d’argent, toute une classe de journalistes a défendu son honneur professionnel dans un respect absolu du lecteur.

Glissement vers la « subjectivité » ?

L’ « indépendance » des journalistes les a contraints à l’ « isolement ». Un certain nombre de journalistes locaux, passés dans des organes de métropoles, « n’avaient pas grandi au sein de la collectivité dont ils couvraient les activités » et se « sentaient moins impliqués » dans la société concernée que certains de leurs collègues. Dans un deuxième temps, après la guerre du Viêt-Nam, le Watergate, « le journaliste s’est fait plus subjectif et critique » au sens où il s’attachait à la petite phrase, où il devenait plus interprétatif. Le New York Times et le Washington Post se livraient à des analyses dérivant vers le commentaire.

Spin doctors, photo op...

Et des termes nouveaux pour décrire les activités journalistiques sont apparus : les « spin doctors » sont des filtreurs ou manipulateurs d’information, les « photo op », pour photo opportunity, sont des séances de photo protocolaires et bienveillantes, le « freeding frenzy » est un appétit insatiable de nouvelles pas forcément importantes et judicieuses, le « Gotcha journalism » se tourne vers « l’information fracassante ». Le journaliste délaisse le fait brut au profit de l’explication, il s’intéresse plus à la personnalité de l’homme politique, à ses ressorts psychologiques qu’à son action véritable. Il est recherché non par un public nombreux, mais par un « public le plus aisé et le plus influent en termes de consommation ». Un quotidien, une chaîne de télévision pouvaient « ignorer dans leurs informations certaines catégories de la population », dans une sorte de « détachement ».

Une bonne partie de la profession s’est alors inquiétée de ce que leurs « confrères avaient franchi la frontière séparant le scepticisme du cynisme et versaient même dans une sorte de nihilisme journalistique ».

« Réaction contre le détachement »

Dès les années 1990, on s’aperçoit de l’effet négatif produit par la stratégie commerciale de certains médias ciblant une « clientèle ». Gagner de l’argent « sans augmenter le tirage avait été possible dans la mesure où l’industrie de la presse était structurée » de manière monopolistique, avec des « revenus intangibles ». Mais la pratique d’achat des consommateurs a évolué avec le bouleversement des nouvelles technologies. Au début des années 1990, les annonceurs se sont détournés de la presse écrite, de la télévision, au profit des chaînes câblées et ensuite de l’Internet. L’information a dû se rendre attractive et pour cela baisser de 14%, ses investissements dans la qualité, dans certains journaux. Les commerciaux, certains responsables de rédaction dont l’esprit avait tourné à l’idée de profit, se sont opposés aux journalistes qui se trouvaient en état de « détachement » par rapport aux attentes du public basique, peu exigeant.

Une chaîne de télévision du Tennessee, « filiale de la Fox » promettait aux annonceurs « une couverture de l’actualité favorable à leurs intérêts » (information sur les ventes promotionnelles de voiture, d’articles de sport…) : dès que cela s’est su, ce fut le sandale, mais selon les auteurs, c’est un système qui se pratique encore, qui est « implicite », plus particulièrement dans les médias locaux qui ont du mal à vivre.

« Les citoyens ne sont pas des consommateurs »

Dans le cas de médias liés avec des sponsors, des annonceurs, la « salle de rédaction » apprenait le vocabulaire du « markéting » : « conseils aux consommateurs » et autres. Le « customer » est le consommateur ou acheteur de biens ou de « services ». Mais l’information n’est pas un service, elle est un don civique. Les journalistes établissent avec les lecteurs (ou destinataires sur tous supports) un lien d’autorité et de courage analytique sur la société. La relation journaliste / lecteur est plus « complexe » que la relation commerciale, dans la mesure où le client et annonceur du journal est « subordonné à un troisième personnage : le citoyen ».

« Le mur »

Dans la structure du journal, il y a la rédaction, certes, mais liée aux : diffuseurs, « camionneurs », « éditeur », « propriétaire ». Quel rôle ont-ils pour le citoyen ? Luce (1938) voyait un mur entre la rédaction et le reste du journal, une espèce de séparation entre « l’Église (la rédaction) et l’État (la gestion commerciale) ». Anecdote : Le Chicago Tribune, au sein de sa célèbre tour, avait deux ascenseurs : un pour la rédaction, un autre pour les commerciaux, qui ne devaient pas se rencontrer…

Mais là encore, c’est isoler la rédaction et laisser les commerciaux voguer vers le scandale. Certains journalistes deviennent complaisants comme dans le cas du Los Angeles Times avec le scandale du complexe sportif Staples Center. Les « gens du business trahissaient ceux de l’information », en les « circonvenant » sans qu’ils le sachent. Du moins, la majorité. Le courrier des lecteurs a fulminé et le journal a perdu la confiance de ses lecteurs.

Quelle est la solution ? Que le propriétaire du titre soit responsable et honnête, faisant travailler rédaction et service commercial dans l’intérêt public. Cela se sait vite. Ainsi Luce revient-il sur sa séparation Église/État. Les deux doivent fusionner dans l’intégrité, quand c’est possible.

L’obligation fiduciaire

Selon Adolph Ochs, « [l]es propriétaires de médias, ou, dans le cas de sociétés par capitaux, les présidents-directeurs généraux élus par les conseils d’administration sont responsables, en dernier ressort, de la qualité des informations diffusées par leurs services de rédaction ». Peter C. Golmark Jr. (PDG d l’International Herald Tribune, 2000) entend « préserver les valeurs du journalisme […] pour instiller dans ces énormes empires financiers le ciment des valeurs professionnelles du journalisme ». Il estime que le PDG a une « responsabilité fiduciaire » vis-à-vis d’actionnaires conscients de « l’obligation à l’égard du public ». Mais selon les auteurs, « la nouvelle culture capitalistique des entreprises de presse » n’a rien mis en place pour préserver des « valeurs ».

Cependant, ici et là, des initiatives sont prises. Par exemple à l’Observer où les « responsables éditoriaux » sont réunis avec les responsables de la publicité. Même chose au Wahington Post, où c’est la rédaction qui a toujours le dernier mot et où les « publicités rédactionnelles » sont « sous contrôle » avec l’affichage clair de leur nature. Une chaîne de télévision de Tucson s’est créé une « déclaration des droits des téléspectateurs » à ne pas être manipulés par la publicité avec la nomination d’un « intermédiaire » des téléspectateurs.

Un journalisme fondé sur la vérification des faits

La méthode du journaliste peut être comparée à celle de l’historien antique Thucydide, dans son Histoire du Péloponnèse. Ce dernier dit : « […] j’y ai assisté moi-même, ou bien j’ai enquêté sur chacun auprès d’autrui avec toute l’exactitude possible […] les témoins de chaque fait en présentaient des versions qui variaient selon leur sympathie à l’égard des uns ou des autres, et selon leur mémoire. » Le journaliste, comme l’historien en question, touchent à la narration, au rapport de faits qui peuvent être entachés malgré le « crible » par « les rumeurs, les bavardages, les mémoires défaillantes, les manœuvres manipulatrices ». Il est alors question de dépasser « les limites de sa propre perception », de sa « version ».

La manière de procéder est de définir « des témoins multiples » de l’événement, de procéder –quand c’est possible – à la « révélation des sources », de se fonder sur des « commentaires » tenus pour tels mais d’ « horizons divers » avec une exigence première : la vérification. Celle-ci sépare le journalisme de la forme de la propagande, de la publicité, de l’information mâtinée de divertissement. On ne manipule pas, on n’intoxique pas.

Selon les auteurs, les journalistes, en général, conçoivent bien leur métier mais ne s’interrogent pas sur la philosophie pratique de leur métier. Une notion semble avoir été perdue, celle de l’ « objectivité ». Le terme aurait émergé dans le milieu de l’information autour des années 1920 avec le rejet d’ « idées préconçues » inconscientes. Comment éviter les idées préconçues ? Par l’exercice cohérent de la vérification : l’ « approche des preuves matérielles dépourvue de toute ambiguïté ». Suffit-il de « tirer au jour », d’aligner les « faits » dans une impression très nette de « réalisme » ?

Le questionnaire basique et la pyramide inversée

Pour cela, on a inventé la « pyramide inversée » : cela consiste à développer pour les faits en présence un questionnaire type : QUI a fait/ou subi QUOI, Où et QUAND ? POURQUOI et COMMENT ? Ainsi, on lance au lecteur l’ensemble des circonstances factuelles : acteur ou agi / action / espace-temps / causalité et modalités de l’action. Ceci constitue la base inversée de la pyramide. Le questionnaire établit une sorte de schéma narratif de base. Mais la structure narrative peut être utilisée pour faire de la propagande, pour raconter une histoire ou pour faire de la publicité.

Mais quand le narrateur-journaliste est bien intentionné et conscient de sa méthode, quand il utilise bien cette méthode il donne tout, tout de suite, pour éclaircir et accrocher à la fois l’attention du lecteur. Ensuite, après les circonstances, viennent des interrogations auxquelles répondent des témoins ou experts consultés pour aboutir à une idée force, pas forcément une solution ou la vérité. Cela forme la pointe du bas de la pyramide inversée ou de l’entonnoir. On a recouru à des témoins, des experts, c’est que le texte est donc neutre et impartial à la fin de la rédaction…

A propos des sources, on peut dresser un dessin de trois cercles concentriques : le cercle extérieur représente les documents de « seconde main », le cercle intermédiaire les documents de première main fournis par une source, et enfin le cercle interne, la source elle-même, l’être humain cherchant à témoigner, à faire savoir en se protégeant derrière le journaliste. Mais il y a parfois, dans le cercle interne, dans le cas d’affaires judiciaires, la « cible », c’est-à-dire des sources jugées comme secondaires lors de l’enquête et qui peuvent détenir des informations de nature à modifier la structure complète.

S’inspirer de la méthode « scientifique »

Cela suffit-il ? Selon Lippmann (début du XXe siècle), le journaliste doit acquérir une démarche ou un « esprit scientifique », selon une « expérience disciplinée », obéissant à une « méthode commune de raisonnement ». Ainsi n’est-ce pas le journaliste qui est objectif, mais sa méthode. Comment se rapprocher de la méthode juridique ou scientifique ? Le Net n’est pas par son foisonnement et la volatilité de ses sources (sauf pour les informaticiens) le moyen d’accéder à un événement, à une relation exacte de l’évènement. Les informations considérées depuis un bureau avec un ordinateur surpuissant ne sont pas vérifiables, elles sont de seconde main (après annonce d’agence de presse).

Exemple : Al Gore et le Love Canal

C’est abstrait, il faut prendre un exemple : la « candidature d’Al Gore à l’élection présidentielle de 2000 ». On s’est méfié et d’Al Gore et d’Internet parce que le candidat « avait revendiqué la découverte de la décharge de produits toxiques de Love Canal, dans le Nord de l’État de New York. Le problème est qu’il ne l’avait jamais revendiqué… mais :

- il avait déclaré à un groupe d’élèves du New Hampshire qu’il estimait les décharges dangereuses depuis qu’un de ses « électeurs » lui avait parlé d’une décharge appelée Toone dans le Tennessee
- il avait cherché dans le pays l’existence de sites de ce type et était tombé sur Love Canal
- le Washington Post, le lendemain, rapporte les choses de façon erronée, lui faisant dire « C’est moi qui suis à l’origine de toute l’affaire », donc de la découverte de Love Canal également
- le Parti républicain cita les mêmes termes pour accuser Gore de mentir
- Le New York Times reprend la citation du Washington Post
- La presse en général se « déchaîne » disant que c’est une citation erronée « puisée dans Nexis »
- Les étudiants du New Hampshire sont obligés de se faire connaître pour rétablir la « vérité » à savoir qu’il a parlé de Toone et pas de Love Canal

Il faut donc aux journalistes une grande vigilance pour ne pas véhiculer des paroles ou des faits faux ou inexacts à l’heure des nouvelles technologies, sauf si un grand nombre de sites consultés évoquent la même chose, comme dans la méthode scientifique. On recommence le même protocole, la même procédure pour aboutir à un même résultat en chimie ou en physique, un résultat « renouvelé à l’identique ».

L’humilité du journaliste

En plus de la reproductibilité, le journaliste doit faire preuve d’humilité et se « mettre en doute sa capacité à comprendre le sens exact » de ce qu’il avance. Il s’agit du doute de la pensée, après celui de la source.

Les journalistes estiment qu’à l’exception de corrections grammaticales nécessaires, rien ne doit être ajouté, changé à moins de le signaler. Si c’est de la « seconde main », non issue d’une agence de presse fiable, il faut le préciser, par une note en bas d’article, par exemple.

Il est bon d’informer, mais mieux encore, quand on ne possède pas tous les éléments d’un événement, il faut le signaler également, dans une intention de transparence. Il faut informer de la « nature » de l’information, de la « confiance » qu’on peut adopter vis-à-vis d’une source, des « efforts » que l’on fait « pour en savoir plus ». La transparence se pratique par « des réunions publiques, des déclarations ou des articles signés de hauts responsables de la rédaction ».

Les journalistes doivent attendre la même franchise de la part de leurs sources, d’autant qu’elles revendiquent leur « anonymat » ou s’en défier. La télévision, pour vérifier ce qu’une source dit, peut pratiquer la caméra cachée comme méthode d’investigation.

L’indépendance d’esprit du journaliste

Le journaliste, pour pratiquer son métier correctement, doit tenir compte de ce qui précède, mais il doit être également indépendant « par rapport à la race, à l’origine ethnique, à la religion et au sexe ». Pour les autres, mais aussi pour lui.

C’est tenir compte de la diversité sociale que de la refléter justement dans la construction de l’information. C’est ainsi, que les organes de presse des états du sud des États-Unis ont modifié, au fil des décennies, le rapport aux Noirs, pour se libérer de la gangue raciste. Cependant, même aujourd’hui, quelques individus des « communautés » ethniques pauvres et suscitant des troubles, peuvent être racistes [même en devenant journalistes]. Il en est de même dans le cas des pratiques culturelles, cultuelles différentes exprimées à travers des lobbies, des groupes de pression dans le cadre de situations de tension.

Lorsque le journaliste écrit sur la diversité sociale et les problématiques qu’elle entraîne, il rend compte de l’Autre. Mais de lui, qu’en est-il ? Le journaliste peut-il être lui-même issu de la diversité et alors il doit pratiquer et pour lui et pour les autres, une transparence concernant sa classe sociale, sa famille, son éducation et sa culture, sa religion éventuelle, sa psychologie individuelle. Il doit pratiquer le doute méthodique sur son mode de pensée et sa façon de travailler sa « diversité ». Les expériences différentes, la diversité des membres d’une rédaction « cré[ent] un environnement mélangé où chacun est fermement attaché à la notion d’indépendance journalistique »

Contrôler le pouvoir et donner la parole aux sans-voix

La presse doit se tenir à distance, autant que faire se peut, des conglomérats, même si ceux-ci la possèdent, ce qui n’est pas une facilité pour une rédaction. Il n’y a pas que l’argent, il y a aussi le pouvoir, l’État, la Maison Blanche et les organes qui dépendent d’elles. Les redactions peuvent investiguer sur les mauvais comportements des administrations présidentielles, comme les deux journalistes Woodward et Bernstein qui ont fait tomber Nixon en révélant le scandale du Watergate.

La presse serait en état de veille, elle exercerait une action de watchdog, de « chien de garde », garde-fou des dérives des pouvoirs successifs. Près de 9 journalistes sur 10 estiment qu’en faisant leur travail, « la presse dissuade les dirigeants politiques de faire des choses répréhensibles ». Cependant, les auteurs estiment qu’être chien de garde n’est pas forcément être de gauche, être progressiste, en s’opposant au libéralisme de manière abusive. Le capitalisme peut être efficace et positif : « la critique systématique perd toute signification ».

L’utilisation du numérique accélère l’information et « conduit à la création de groupes internationaux de communication » qui peuvent s’opposer à l’État-Nation et entraver son pouvoir, c’est le cas des grosses entreprises qui travaillent dans le divertissement et qui veulent jouer les sites d’information. Google et Yahoo n’ont rien de groupes de presse sérieux. Cependant, des médias consciencieux, soutenus par le public, et qui lui donnent la parole peuvent mettre des conglomérats transnationaux en situation difficile.

Des groupes « philanthropiques » ou des fondations protègent des médias sérieux et honnêtes qui ne perdent pas leur esprit critique généralisé et non partisan (Fund for Investigative Journalisme, Inc ; Open Society Institute de la Soros Foundation). Par exemple le site TomPaine.com est un site qui s’attaque à des sujets que la « grande presse » néglige de traiter.

Les médias : un forum de discussion ?

Comme les nouvelles technologies ont donné « plus de vigueur au forum » et à la rapidité de la diffusion de l’information, les médias, même les titres de presse, deviennent également des forums qui laissent s’exprimer les lecteurs. Ce n’est plus un simple « courrier des lecteurs » mais un lieu de réflexion entre les journalistes et les destinataires de leurs articles. Les médias s’ouvrent donc « à la critique et au compromis » et la discussion engagée porte sur les principes de « véracité », de « respect des faits » et de « vérification ».

Cependant les forums ne sont pas créés pour recevoir les « arguments extrémistes » de certains lecteurs, les lecteurs doivent échanger avec les journalistes dans un processus démocratique et sur les « solutions aux problèmes que connaît la société ». Le forum permet de réduire la « faillibilité » de l’être humain qu’est le journaliste car il peut être aidé, éclairé par des lecteurs qui sont des spécialistes de certaines questions, tout comme le lecteur de base qui rend compte de ses attentes en termes de ligne éditoriale.

Rôle des citoyens

Si l’on veut parler de forum, de médias démocratiques, il faut que s’établisse une nouvelle relation journaliste / citoyen. Le journaliste, d’une part, met en œuvre la transparence de sa démarche et le citoyen, d’autre part, juge des « principes » guidant sa méthode de travail en faisant preuve d’une forme de « responsabilité ». La responsabilité en question est de vérifier que les rédactions informent d’une manière qui permette au citoyen de contribuer lui aussi à l’information. L’information est dans ce cas « fiable […] équilibrée et exhaustive », c’est-à-dire qu’elle se maintient à une certaine distance de l’argent qui lui permet de vivre, à distance de la puissance publicitaire générée par l’argent. James D. Wolfensohn lui-même, président de la banque mondiale, estime que la « corruption est aujourd’hui le plus grand inhibiteur qui s’oppose au développement économique équitable dans le monde » et qu’une économie équitable est l’assurance du développement et du maintien de médias libres.