MAUPASSANT A ÉTÉ UN BRILLANT CHRONIQUEUR, AUTANT DIRE UN JOURNALISTE, AVANT DE PASSER À LA LITTÉRATURE ET DE DEVENIR LE ROMANCIER, CONTEUR, NOUVELLISTE QUE L’ON CONNAIT. CE N’EST PAS UN JUGEMENT, C’EST UNE RÉALITÉ. C’EST PAR LA VIVACITÉ DE LA PHRASE, LA CONCISION DU JOURNALISTE QUE L’ŒUVRE A PU SE CONSTRUIRE ET ABOUTIR A UNE AISANCE, UNE LIMPIDITÉ EXCEPTIONNELLES
Politiciennes , Gil Blas, 10 novembre 1881
Selon Maupassant la « femme a un esprit souple » qui s’adapte à la politique, mais pas aux « arts libéraux ». Les femmes sont aussi instruites que les hommes. Toutes les filles de concierge passent par le Conservatoire de musique, l’atelier ou le cours de peinture. Mais elles ne dépassent pas le stade de « l’amateur »... Comme la politique est une activité de second ordre, elle est donc indiquée pour « les roueries, les finesses » féminines... Les femmes sont « faibles mais armées de ruse ». Elles sont les conseillères cachées des grands hommes. Bien que de loi salique, la France subit leurs activités de l’ombre.
Il s’agit ici de l’histoire d’une femme « d’une grande ville de France », « bourrée » de Saint Simon et de tous « les laisseurs de traces », guère inspirée par l’amour mais intéressée très tôt par la politique. Elle réussit, même sur les « complications européennes », mieux que les « ministres empêtrés ». Elle était mariée à un fonctionnaire qui ne la soupçonna jamais de le tromper. Puis il mourut, puis son père mourut également, et elle cherche alors à s’affirmer. Elle s’entiche d’un homme à l’avenir brillant et prend sa destinée en main :
« Elle lui écrivit une de ces lettres à triple fond comme les femmes savent écrire. […] Enfin, elle en choisit un (homme politique). Elle ne cachait pas son sexe, sûre de troubler l’homme […] puis avec une prodigieuse habileté, elle intriguait cet esprit qu’elle avait su deviner, lui révélant ses propres pensées, indiquant ses tendances, éclairant même avec une pénétration singulière certains côtés obscurs de lui. »
L’homme, avantageux physiquement, est très content de ce coup de pouce donné par une femme qui a un bon carnet d’adresses et qui écrit bien. Il ne l’a pas encore rencontrée cependant et pense qu’elle doit être parfaite physiquement et intellectuellement. Il pense l’avoir conquise. Elle lui confesse qu’elle n’est pas jolie. Chaque semaine, il reçoit une longue lettre d’analyse politique et diplomatique. En public, à l’oral, comme à l’écrit, il redit ou recopie intégralement des passages de la lettre. C’est toujours un succès. Il souhaite la rencontrer, non sans qu’elle ait pris un petit appartement qu’elle a aménagé pour eux.
Lui est petit et gros, elle, « aimable, l’œil large, vêtue en Parisienne qui désire plaire. » Ils ont une discussion politique qui les opposent mais ils s’attachent « par mille liens ténus de l’esprit ». Ils se voient régulièrement en de belles « accordances intellectuelles. » Elle est sa maitresse, « mais si peu ! ». Cela dure encore. Le secret de leur relation n’a pas été éventé. Parfois un journal le surprend, lui, l’homme d’État, dans une loge de théâtre, mais on ne sait quelle femme est auprès de lui :
« Mais quelle femme ? On cherche ; on jase ; on nomme des actrices ; on soupçonne des grandes dames ; on désigne même des danseuses ! Non point : c’est elle, la politicienne mûre, l’amie grave, la conseillère de tous les jours. »
Elle fait mieux, elle l’enlève :
« comme jadis les gentilshommes enlevaient au couvent les jeunes filles ; et il sont disparus, cachés quelque part dans cette Europe qui occupe toutes leurs pensées, qui remplace pour eux l’amour. […] Les reporters fourbus sont revenus à leurs rédactions sans nouvelles. […] Où pouvaient-ils aller eux ? […] vers la nation brumeuse et menaçante, vers la terre aux secrets politiques […] la terre où médite celui qu’on appelle le chancelier de fer ».
La chronique est signée « Maufrigneuse »
Messieurs de la chronique , Gil Blas, 11 novembre 1884
La grande querelle des chroniqueurs et des romanciers n’est pas près de finir. Les chroniqueurs reprochent aux romanciers de faire de médiocres chroniques et les romanciers aux chroniqueurs de n’écrire que de mauvais romans. Les uns et les autres ont plus ou moins raison. On ne peut pas reprocher aux flûtistes d’être de mauvais pianistes et inversement : on reste dans la musique. En matière de littérature, c’est la même chose. Le romancier a besoin de « pénétration d’idées générales », d’ « observation profonde et minutieuse des hommes », mais surtout d’une suite sévère « dans enchaînement des pensées et des événements dont dépendent la composition d’un livre ».
L’observation du chroniqueur doit porter « sur les faits bien plus que sur les hommes », le fait étant la nourriture même du journal, et ce doit être « plus de l’appréciation que de l’observation ». Le chroniqueur doit avoir « plus de trait que de profondeur », doit faire « plus de saillies que de descriptions », plus « de gaieté d’idées générales ».
Quelles sont les qualités requises du romancier ? « L’haleine », « la tenue littéraire », l’art du développement méthodique, des transitions, de la mise en scène, de la création « d’une atmosphère où vivent les personnages ». La chronique doit être « courte », « hachée », « fantaisiste », « sautant d’une chose à l’autre, d’une idée à la suivante, sans la moindre transition, sans préparations minutieuses qui demandent tant de peine au faiseur de livres ».
Qu’est-ce que l’atmosphère d’un livre selon Maupassant ? :
« C’est l’atmosphère de la terre, existant avant tout, qui a déterminé les races, la structure, les organes, toute la manière de vivre des êtres nés et développés sur le globe, et lui sont soumis à toutes les fatalités du lieu, de l’air, du climat et modifiés même suivant les continents. »
L’ atmosphère d’un livre rend « vivants », « vraisemblables, acceptables » les personnages et et les événements. L’écrivain doit « rendre tout naturel par le soin avec lequel il crée le milieu » et prépare les événements au moyen de circonstances environnantes. Les qualités des romanciers sont stériles dans un journal, « donnent un air de lourdeur. » Tandis que les qualités essentielles du chroniqueur sont « la bonne humeur, » « la légèreté, la vivacité, l’esprit, la grâce ». Elles donnent au roman des journalistes un « air négligé, décousu, peu approfondi ». Le chroniqueur plaît parce qu’il prête aux choses racontées un certain « tour d’esprit, une verve, qu’il les juge toujours avec la même méthode, le même procédé de pensée et d’expression ».
Le romancier, au contraire, doit donner à l’œuvre une marque de son « originalité, » se faire autant de « tempéraments » que ceux des personnages, il doit « apprécier leurs jugements divers », voir la vie avec leurs yeux, donner un « reflet des faits et des choses dans tous ces esprits contraires », différemment organisés, « suivant leur tempérament physique et les milieux où ils évoluent ». Il n’y a « pas de romancier qui fût chroniqueur ». Les vrais chroniqueurs sont « aussi précieux que les vrais romanciers » :
« Combien en compte-t-on qui peuvent résister quatre ou cinq ans à écrire tous les jours, à avoir de l’esprit tous les jours, à plaire tous les jours au public ? ».
Le romancier brave la colère des juges, s’en moque, sait attendre « la justice de l’avenir ». Il poursuit son œuvre suivant un idéal qu’il s’est créé, suivant « ses croyances et sa nature ». Le chroniqueur, au contraire, n’existe que par « la faveur du public », il doit s’efforcer « de séduire, convaincre ». Aussi est-ce difficile pour le patron d’un journal de recruter un bon chroniqueur que pour un éditeur de trouver un romancier digne de ce nom.
Quelques chroniqueurs
Ceux dont Maupassant parle méritent des égards et il en évoque. Deux. Mais des bons.
« À la lettre F » : M. Henri Fouquier .
Portait physique d’abord : Un grand beau garçon
« portant toute sa barbe, une large barbe blonde galante et parfumée. La figure est douce, fine et calme. Il a le geste sobre et la parole modérée et la forme de son talent répond à celle de sa personne ».
Il est sage et mordant par « des moyens cachés ». C’est un écrivain soigné, châtié, « amoureux de la langue », la connaissant à la perfection ; l’emploie avec des « précautions délicates, avec des ruses et des perfidies sous les mots. » Au lieu de frapper par des atteintes directes, ses attaques ressemblent « à des coups d’épée ». Il a des « traits qui restent dans la plaie », accrochés par des « intentions sournoises pareilles aux barbes des hameçons ». Il traite les questions du jour, mais n’est qu’à moitié dans l’actualité, car il en tire la moralité qu’il veut. Cet homme n’a pas :
« une moralité amusante ou piquante, mais celle d’un philosophe du XVIIIe siècle, bienveillant, optimiste, assez indifférent, satisfait des gens, des choses et du monde, irrité contre les désespérés, contre les pessimistes, contre les Penseurs précis et désolés de l’école de Schopenhauer. »
Le chroniqueur porte dans ses écrits comme dans sa personne « le reflet d’une satisfaction. » Il procède par « une galante métaphysique » ; il voit les tristesses de l’existence à travers un « voile transparent où seraient dessinées des images et des figures de […] femmes souriantes, coquettes ». Il n’a pas le scepticisme de « ses ancêtres » mais leur a pris une « morale gracieuse, » des enseignements tirés des choses du jour, « empreints d’une certaine prud’homie ».
« À la lettre “R” », M. Henri Rochefort :
« Il porte « une figure de clown spirituel, nerveuse et mobile, avec le haut toupet blanc, le nez cassé, l’œil inquiet, la voix fêlée, et dans toute l’allure un tel charme cordial et franc que ce Terrible, ce Révolté, ce Démolisseur, est aimé de ses plus furieux adversaires […] Celui-ci ne procède point par coups d’adresse, ni par coup de pointe, pour abattre ses ennemis, mais par des crocs en jambe prestement passés. Croc en jambe à l’homme, croc en jambe au Français, croc en jambe à la grammaire, croc en jambe même à la raison et le tour est fait. L’adversaire culbuté ne se relèvera pas. »
Qu’est-ce que ce Rochefort peut bien avoir pour Maupassant ? Il « fait sauter les mots », les désarticule, les « contorsionne », il fait rire de façon « immodérée ». C’est un vrai clown. Il rapproche des syllabes, crée des « à peu près imprévus » [belles allitérations sous la plume de Maupassant qui se décrit peut-être un peu ainsi ?], se joue des mots par des « calembredaines fantastiques, des éveils de pensées surprenantes et cocasses ». Et tout le monde de rire de ses « mots inattendus et singulièrement comiques, de ses jugements d’une vérité désopilante dans une forme saisissante de drôlerie ».
Et Aurélien Scholl ?
Le nombre des mots qu’il a « semés sur le monde est aussi grand que celui des étoiles ». Il a le « trait direct et sûr, frappant comme une balle et crevant son homme ». Qui lit une bonne chronique de ce monsieur :
« croirait sentir la moelle de la gaieté française coulant de sa source naturelle. Il est dans le vrai sens du mot, le chroniqueur spirituel, fantaisiste et amusant. Gascon, grand, bel homme, élégant et souple, il donne bien aussi l’idée de son talent, un peu casseur d’assiettes et rodomont. Il a fait, malheureusement, beaucoup d’élèves, qui sont bien loin de le valoir, ayant pris sa manière sans avoir son esprit. »
Monsieur Albert Wolff :
Celui-ci se différencie des autres car :
« Il procède avec un flair et une sûreté de limier pour découvrir le fait du jour, le fait parisien, le fait enfin qui doit intéresser [voir la loi de proximité en matière de journalisme], émouvoir, passionner le public [la technique de l’accroche], son public ».
Il découvre, fouille [sourcer, recouper], « commente et développe » [de la dépêche à l’article], fouille le fait « juste de la façon dont il doit être fouillé [...] ce jour-là même, pour répondre à l’attente du public. Cet homme subit l’atmosphère du moment d’une telle façon qu’il semble écrire souvent ce que pensent et ce qu’ont pensé tous ses lecteurs [technique d’immersion et d’imprégnation sensorielle du reportage], tant il leur donne le résumé de leur opinion, formulé avec sa verve souvent pointue et caustique, toujours amusante, fine et bien littéraire ».
La chronique doit s’arrêter là :
« J’ aurais tant désirer parler d’un autre encore, mort tout dernièrement, Léon Chapron, qui avait apporté dans la chronique contemporaine une note bien particulière, alerte et mordante ! Il était en outre un des hommes les plus sincères du journalisme actuel, d’une sincérité même brutale, mais d’une loyauté à toute épreuve. [...] Et si on me demandait maintenant de citer un nom parmi les plus jeunes, parmi ceux d’aujourd’hui qui sont ceux de demain, je choisirais dans ce journal [le Gil Blas] et je dirais : Grosclaude ».