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Publié : 9 décembre 2013

Les débats télévisés

Les Débats télévisés en 36 questions-réponses, Gaël Villeneuve, Presses universitaires de Grenoble, septembre 2013.

Gaël Villeneuve est docteur en sciences politiques (Université de Paris VIII), chercheur au CNRS, en Communication et politique. Il enseigne également à l’Institut Supérieur de communication (ISCOM)

Les 36 questions ne seront pas abordées in extenso, au profit des plus saillantes et utiles à l’éducation aux médias.

Préface d’Erik Neveu.

La politique dévaluée ?

Il fut un temps où l’expression « débat télévisé » supposait un plateau et un échange entre dirigeants politiques et journalistes politiques. Et c’étaient eux seuls qui entraient en débat de manière sérieuse. Puis l’évolution sociale opérant, le politique se dévalue et les « invitations d’hommes politiques » ne relèvent pas d’une « demande sociale » ; la réception du débat ne demande plus « une compétence politique minimale ». Dans les années 1980 et 1990, la télévision a diversifié les débats, par une « grande inventivité ». Mais « la formule magique n’a pas été trouvée » au sens où on aurait un spectateur « citoyen éclairé » et un débat « spectacle » motivant. Profondeur et légèreté à la fois. Erik Neveu estime que la nature du débat télévisé actuel n’a pas été étudiée correctement. Il fallait pour cela une thèse, celle de Gaël Villeneuve, rebrassée et « restituée en 120 pages ». C’est une gageure mais elle assure un renouvellement dans la « diffusion des savoirs ».

Les « bons clients »

Gaël Villeneuve rend compte de ce qu’on appelle maintenant le « talk-show », lieu d’expression à la télévision. Pour cela il essaie d’expliquer « le mode d’organisation de ces débats ». En interrogeant le « choix des invités », la logique de l’échange et de sa « réception », les « logiques sociales » cachées derrière les « certitudes silencieuses du sens commun ». Quelles certitudes ? Que tout est préparé, que les journalistes fournissent la liste des questions aux ténors politiques avant que ne tournent les caméras. Que les experts sont toujours les mêmes, qu’ils font dans la « concision » et dans l’ « émotion ». Ce sont les « bons clients » qui ne menacent pas la « doxa », qui répondent des « évidences explicatives » apprises aux mêmes écoles. Pourtant G. Villeneuve ne va pas jusqu’à la « dénonciation », encore moins jusqu’au « complot ».

A la recherche de l’objectivité

Il est chercheur, il est objectif. Il observe la composition des plateaux de « citoyens ordinaires » invités. Ceux-ci ont des capacités d’abstraction pour poser les bonnes questions. Il a passé des heures sur les plateaux, en s’immergeant, pour trouver des moyens d’ « armer la parole de ceux qui sont destinataires, parfois victimes, des politiques publiques ». Il a réfléchi à la possibilité de « désinhiber » la parole de ceux qui peuvent subir des « intimidations symboliques » souvent involontaires de la part des « élus », des « experts » qu’orchestrent les journalistes.

Les débats télévisés, Gaël Villeneuve

Le débat télévisé, un objet médiatique controversé

Il faut vivre une expérience : « pass[er] une soirée dans le public, sur le plateau d’un débat politique à la télévision ». Attente dans les coulisses, entrée dans le studio qui aveugle par ses éclairages, plateau qui finit de se « monter », ne rien dire, ne pas bouger pendant « le rituel en cours », chuchotement, tout de même, à l’arrivée de l’invité connu. Et le débat de commencer. Le journaliste se fait animateur : il « lance le sujet », « distribue la parole », laisse les invités se la disputer à des moments donnés. Les dialogues qui en résultent sont rapides, ils nécessitent une « concentration soutenue », car ce sont des textes, des idées déjà mûris, mis en bouche. C’est un « match », il « se passe quelque chose », c’est captivant. Ou alors cela laisse indifférent. La durée du débat « paraît étonnamment brève quand on la vit depuis le plateau », comparé au « temps passé à attendre ».

G. Villeneuve s’est astreint à un an et demi de présence entre 2004 et 2006, « sur les plateaux et dans les coulisses des émissions de débat anglaises et françaises ». Il possède un corpus : non seulement l’émission, mais aussi l’avant de l’émission, l’émission en train de se faire et l’après.

Entre qui ?

D’une part, les débats télévisés sont accusés d’être « bâclés », par une « critique savante ». D’autre part, on les accuse d’être « trop préparés ». Soit les débats sont du théâtre à texte, soit ils sont improvisés. D’où vient cette opposition de vues ? D’une méconnaissance. Il y a en fait un « subtil mélange de préparation et de désordre ». Il faut « détailler » la préparation, les intervenants, les liens de ceux-ci avec les organisateurs de débats.

Les invités récurrents sont-ils payés ? Quel rapport se noue entre des invités habituels et les journalistes ? En public, ont-ils un rôle distancié ? Se connaissent-ils dans la vie ? En fait, même si l’invité est bien connu du journaliste, il doit être mis à distance : il représente une institution, des « intérêts », une « ligne politique ». Quant au présentateur, il est dans le même rôle : il représente le média télé auquel il appartient, il appartient à une « équipe », dont il est rarement « le chef en titre ».

Choix des thèmes

D’où vient le choix des thèmes ? N’est-il pas dicté par « les modes qui agitent la classe politique » ? Il peut y avoir un « agenda » (événements prévus) mais la télévision est soumise aux aléas de l’ « actualité ». Le présentateur détient-il une parole qu’ils distribue à sa volonté ou n’est-il pas dépassé ? Qu’en est-il du dérapage ? Parmi les invités habitués, il en faut de nouveaux pour être crédible. Mais sait-on ce qu’ils sont et valent ? Par prudence, on invite un responsable : « associatif », syndical, intellectuel. Ils savent parler de ce qu’ils connaissent.

Le civique et le marchand

Ne faut-il pas s’interroger sur les « conducteurs » (plan minuté des émissions) élaborés par les journalistes, la prévision du déroulement ? Le présentateur n’essaie-t-il pas tout simplement de récupérer la parole qui se répand et dérape pour retourner au conducteur ? N’obéit-il pas à une efficacité pour ne pas perdre d’ « audience » ? Les « bons clients » sont disséminés sur le plateau pour l’équilibrer et empêcher le zapping. Les « grandes gueules » positives sont aussi des clients bénéfiques. Ils créent de l’émotion et font monter l’audimat dans la « grille de programme ». La réalité est que les présentateurs luttent pour un équilibre entre une logique civique et marchande. Le cercle est parfois vicieux : c’est à la liberté de ton, donc au détricotage de type marchand que l’audience digne de ce nom grimpe. Mais c’est de l’alchimie. Pas facile à calculer.

Les acteurs du débat

Les invités récurrents sont-ils « rétribués » ? : « Tout dépend de ce que l’on entend par ‘’rétribution’’ ». Pour les politiques, la rétribution la plus importante n’est pas monétaire. Il existe une rétribution symbolique. L’image, la bonne notoriété. Pour les autres, la participation au débat est une forme de travail et il est rétribué : « Certaines émissions versent un petit salaire à leurs invités réguliers », car ceux-ci possèdent un « savoir-faire » qui retient le spectateur.

Peu d’élus chez les élus

L’auteur rappelle que « la France compte […] 577 députés, 343 sénateurs, 37 maires de villes de plus de 100 000 habitants, plus de 536 000 conseillers municipaux. Pour ces multiples personnes un passage à la télévision est une distinction à laquelle la plupart n’accédera jamais ». Les rédacteurs d’une émission politique (Mots croisés) estiment que grâce à eux « plusieurs de leurs invités ont obtenu des portefeuilles ministériels ou des responsabilités dans leur parti ». Difficile de vérifier, d’autant que le nombre d’invités est assez réduit, formé par des personnalités jugées « présidentiables », susceptibles de devenir ministres, de journalistes politiques estimés aussi connus que les invités de premier choix.

Quand des invités ne sont pas du sérail (« invités non-professionnels qui sont conviés à témoigner dans les débats »), ils doivent être à l’origine d’ « initiatives locales », posséder un « point de vue » parfois « iconoclaste ». Quelque chose qui dérange et interpelle.

L’autre type d’invité, c’est celui qui a « un produit à faire connaître » : livre, film, un article de presse retentissant. Ce troisième type d’invité, journaliste peu banal, est engagé dans « la vie publique ». Ainsi, un ancien journaliste, directeur d’une agence de presse, alcoolique, sorti de son problème, intervient sur un livre coproduit avec le ministère de la santé. Là, l’invité est rétribué par sa « parole » mise en lumière et diffusée.

Les invités connaissent-ils les questions qu’on va leur poser ?

En fait, selon l’auteur, l’invité du débat sait très bien sur quoi il va être interrogé. L’ « usage » veut qu’on ne transmette pas les questions au préalable, mais il est d’usage aussi de ne pas préparer un questionnaire déstabilisant. D’un point de vue télévisuel, un invité décomposé par un feu de questions agressives, mis en défaut, qui n’est plus capable de parler, est un échec. Il faut que le « talk » soit assuré.

De l’ORTF cadenassé à l’ouverture

Le refus du journaliste de fournir sa batterie de questions, à l’avance, vient d’une évolution de la société : grève de la société de l’ORTF en 1968 ; dans les années 1970, les mœurs « ont consacré le principe d’un droit à l’indépendance des journalistes français de l’audiovisuel ». Des émissions débats sont nées « portées par la référence aux émissions politiques américaines » en interrogeant les « décideurs » pour en obtenir « des informations claires, fonctionnelles », en essayant de bannir la « langue de bois ».

Mais en France, le responsable politique, souvent issu d’une grande école, a été formé à une culture de l’ « examen, de l’audit, de la ‘’colle’’ » qui forme la base des débats. Des personnes importantes ont accédé aux écrans par des « responsabilités partisanes, parlementaires ou syndicales » qui forment aussi au débat ; elles possèdent donc une grande compétence.

Des techniciens de la parole

De plus, des personnalités se reposent sur « leurs conseillers, chargés de mission, attachés parlementaires » produisant des « fiches ». Des simulations servent d’entraînement. Ainsi, la personnalité a un aide-mémoire mais elle a une bonne connaissance de ses dossiers, une « maîtrise de l’art oratoire ».

Les règles sont connues, associées à des « thèmes ou événements qui traversent l’actualité ». L’émission est « un produit de grande consommation », qui doit être « homogène » et chacun, de côté et d’autre a inclus des règles « tacites ». Mais il arrive, parfois, que « le contrat de communication tacite soit rompu ». On sent à ces dérapages, que ces plateaux de débats proposent un « événement humain, une rencontre », que tout n’est pas entièrement fabriqué.

Le présentateur est-il le seul responsable du débat télévisé ?

Évidemment non. Seul le présentateur est connu du grand public. A l’antenne, dans un générique vivant, il remercie les réalisateurs de reportages illustrant l’émission. L’auteur voit un « défaut commun » aux magazines de « laisser à une seule personne le mérite du travail d’équipe, de rapporter à un visage, une figure, le travail d’un collectif ». L’ « ‘’alter ego’’ invisible du présentateur est le rédacteur en chef » : « spécialiste du jeu politique », expert des « rapports de force, des tendances ». Il connaît le microcosme des personnalités. Il les fréquente « avec assiduité » sans esprit de collusion. Il doit être informé pour informer.

L’équipe

En plus du rédacteur en chef, il y a les « journalistes de plateau » qui ont fonction d’ « amalgamer des synthèses, coupures de presse et documents pour construire l’armature et la problématique de l’émission ». Fortes de cela, elles composent les plateaux, par « protocole », « bienséance ». Pendant le débat, les journalistes plateaux « assistent le présentateur, en recherchant en direct sur Internet » des informations stratégiques pour le bon déroulement, ces informations étant « transmises […] dans l’oreillette du présentateur ».

L’accueil

Une autre collaboratrice discrète (c’est un personnel plutôt féminin selon l’auteur) est « l’assistante » chargée de « combler les moindres attentes » des invités : accueillir, raccompagner dans le bâtiment télévision. Elle remercie les « débatteurs », leur fournit un DVD de l’émission, le plus souvent. Selon Erving Goffman : « les marques de déférence donnent à chacun l’idée de son statut ». Toutes ces marques d’attention sont une forme de rétribution, symbolique. Il existe aussi des collaborateurs occasionnels, externalisés : les réalisateurs de reportages, des journalistes remplaçants.

La technique

Il existe une seconde équipe : ceux qui filment l’émission, la montent en produit final, pour diffusion, quand ce n’est pas du direct, ou qu’on prévoie du « replay ». Le réalisateur a devant lui « une mosaïque de petites télévisions », chacune d’elles correspondant à une caméra. Le lien entre eux est sonore : micro, « oreillettes de talkie-walkie ». Le réalisateur donne des ordres aux cameramen. Un régisseur est là, aussi, qui doit savoir tout faire dès qu’il y a un incident technique. Echange de matériel et autres.

L’habitus, les dispositions et le marché

Les organisateurs de débat ont des choix restreints : l’actualité, en gros les « dix événements les plus commentés » par les autres médias. Pierre Bourdieu s’étonnait du choix et de la hiérarchise des thèmes auprès d’un professionnel des médias. La réponse fut : « C’est évident ». Il y voyait la conjonction d’un « habitus du journaliste » et de ses « dispositions personnelles » (Bourdieu, 1996). Habitus, dispositions, certes, mais il faut compter avec les « contraintes spécifiques du champ journalistique ». Autant parler d’économie. Les raisons commerciales réduisent le champ : « insérer son émission, sa rubrique » sur un marché des productions médiatiques relevant de la politique. Le journaliste doit choisir « son sujet d’émission » parmi le petit nombre de choix des autres, ses confrères. Il lui revient l’originalité de l’angle. Cette forme de « grégarité du travail journalistique » produit un « effet de cadrage ».

Faits couvrants

Certains faits « recouvrent tous les autres » : 2011, Fukushima ; les « meurtres de Toulouse » en 2012. Grands « mouvements sociaux », « scandales politiques ». En temps électoral, « l’actualité des conflits entre leaders rivaux ». Quand l’événement n’est pas prévisible, c’est de l’actualité, « chaude ». Quand l’événement est prévu, c’est de l’ « agenda ». Parfois les actualités et l’agenda interfèrent. L’organisateur de débat doit savoir jouer entre les deux pôles, sans lasser (7 sur 7, ou L’Heure de vérité ont été victimes d’une baisse d’audience). En gros, le bon débat évoque des problèmes rencontrés par beaucoup de gens avec des politiques qui viennent dire comment les résoudre. L’audience est produite par l’aspect concret. Des « témoignages de victimes » entrent en résonance avec l’expérience du télespectateur.

Quelles sources pour organisateurs ?

Les premières sources sont : les médias produits par les confrères, tous supports : « les dépêches AFP, les manchettes de journaux, les émissions de radio » etc. Noam Chomsky s’est penché sur le problème des sources et de l’uniformité qui en résulte : un « fonctionnement accorde une prime aux idées dominantes, aux politiques déjà appliquées ». Les sources dépendent soit de l’actualité, soit de l’agenda.

Un rapport de force s’exerce sur ce qui est appelé « actualité politique » en fonction des options prises électoralement par le pays. On observe un « agenda », sur les « question[s] de salaire, de retraite, d’assouplissements des mœurs », les « mobilisations syndicales », durant les mandatures de gauche ; et un autre agenda s’ouvre sur « les questions d’insécurité, d’immigration, de rigueur budgétaire » durant les mandatures de droite. Les observateurs voient alors des « camps » favorisant une « idéologie », mobilisant les élus, les experts (sociologues, économistes, philosophes, etc.) ».

Le journaliste s’informe-t-il sur les arguments à venir de son invité ?

En effet, pour « gérer » correctement le débat et « prévenir d’éventuels incidents ». Le présentateur de débat fait circuler la parole, soutient le rythme, s’assure d’un ordre par rapport à son « conducteur », une bonne relation thèmes et sous-thèmes qui ne doit pas égarer. Le journaliste arbitre est le garant du match, qui doit être « un beau match ». Il veille à ce que soient exclus les propos malveillants, les attaques personnelles, les insinuations, les « intimidations ».

En amont

Il a, en amont, une équipe qui sélectionne des intervenants fiables ; en rassemblant « sur le sujet du débat des chiffres et des faits ». L’équipe prend connaissance de l’argumentaire « des invités potentiels » : en consultant livres, articles, prise de position des spécialistes également invités ; en ayant établi un lien téléphonique, puis « de visu ». Les journalistes de l’équipe peuvent « tester » les invités, les observer en situation dans d’autres émissions. Comme les débats sont souvent « en direct », il faut tout « prévoir », dans la mesure du possible.

La difficulté est de construire un « débat rationnel », vraiment « délibératif », avec une « lutte d’arguments » qui se tiennent. Les journalistes les plus chevronnés savent créer le spectacle en maintenant sous pression l’ « agressivité des protagonistes à un niveau acceptable ».

Le maintien de la respectabilité de la chaîne a lieu grâce à des journalistes spécialistes du « fact-checking » (la vérification immédiate des faits et chiffres avancés). Au terme du débat, le véritomètre est assuré par des journalistes qui sont des observateurs.

La lutte entre leaders ou la France « réelle » ?

Les journalistes mettent en lice des leaders qui rendent le débat passionné. Ce ne sont pas les jeux du cirque cependant, car le débat vif met en scène les « rouages de la démocratie », les luttes d’ « appareils » et leur stratégie. Les journalistes organisateurs de ces débats disent ne pas penser à l’audience mais être férus de politique et d’échange d’idées quand ils sont eux-mêmes interviewés. Les sociologues qui se penchent sur le débat télévisé estiment que ces journalistes-là vivent dans un vase clos.

Ils se lisent ou se regardent entre eux, sont attentifs à l’évolution très rapide du positionnement des politiques et de leur parti. Que doit faire le politique qui n’est pas un leader invité dans ces débats de plus en plus réduits ? Aller dans les « talk-show », mi-politiques, mi-divertissement, à la composition mixte : membre d’associations, chefs d’entreprise. Il faut composer avec la France « réelle », qui, hors élection, ne se paie pas de concepts purement politiques.

Le présentateur interrupteur

Pourquoi couper la parole des invités ? Le journaliste doit suivre son « conducteur ». Le débat a l’air naturel, mais on a prévu des séquences sur différents thèmes, à des moments et pendant un temps précis. Le journaliste n’interrompt pas par agressivité, mais pour le calibrage du débat. Il semble que le conducteur soit maintenu secret, en simple instrument de travail. Chacun peut dire ce qu’il a à dire, mais avec tact, avec un temps de parole censé équilibré. Les leaders, chevronnés du discours, devinent les questions et aiment dépasser les limites du conducteur, affoler le journaliste. Ils ont appris dans les grandes écoles à dire l’essentiel de manière courte mais leur « coaches » les nantissent de stratégie langagière. Ils se présentent en victimes qu’on ne laisse pas parler, créent une « turbulence » et une « rébellion » qui plaisent au public.

Des spécialistes : toujours les mêmes

Les journalistes qui invitent ces spécialistes les apprécient « et supposent donc que les spectateurs feront de même ». Ces spécialistes savent de quoi ils parlent et sont efficaces dans le « conducteur ». Ils équilibrent les débats trop houleux, leur angle est celui de « la psychologie ou de l’histoire familiale des leaders » en phase avec les évolutions de la société. Ils font du storytelling ou mise en récit d’idées, concrètement, avec des « images qui frappent ». Ils transforment le débat en « produit désirable ». Expertise donc mais aussi tenue d’un rôle. On dénombre bien des « experts » mais peu d’ « expertes ». Un expert sur cinq est une femme, seulement, et un journaliste sur quatre est une femme dans le paysage télévisé. Les chaînes d’information en continu changent légèrement la donne.

Comment les journalistes ont acquis de l’autonomie depuis l’ORTF ?

Aux débuts de la télévision, les journalistes étaient peu considérés, peu payés, par rapport aux médias écrits. Ils travaillaient « sous les ordres directs du gouvernement en place ». Les ministres « s’invitaient à la télévision […], se faisaient fournir la liste des questions ». Les politiques se sentaient « malmenés » par la presse écrite (« traitement distancié et critique ») et trouvaient dans la télévision un correctif, un droit de réponse clairs. Mai 68 éclate : les journalistes télé revendiquent une liberté . Ils sont licenciés, puis réintégrés après les « événements ».

En 1974, l’ORTF éclate et présente trois chaînes. L’autonomie des rédactions politiques amène une multiplication des débats télévisés qui se font de plus en plus critiques et essaient d’élever le débat au-dessus des « conflits partisans ». Les journalistes découvrent une arme redoutable : les sondages. Ils s’y appuient pour motiver des questions précises. De 1950 aux années 1980, le journaliste passe du « statut d’agent contractuel du ministère de l’information à celui de ‘’stars’’ de la profession ». Le politique se fait fort d’être l’élu du « suffrage universel », le journaliste de sa légitimation par l’opinion publique sondée, de son état de « médiacrate ». Le journaliste se renforce des SMS qui arrivent à la rédaction et qu’il soumet aux politiques.

Le président de la République, un invité comme les autres ?

Le président de la République est « la clé de voûte » des institutions et chacune de ses apparitions est suivie scrupuleusement par les commentateurs. Il ne s’agit donc pas, pour les journalistes, de se lancer dans un débat avec lui. Des ministres, l’actuel, un ancien, eux, peuvent débattre. Le président de la République répond à des questions, souvent techniques, et sa qualité de garant de la sûreté et de la marche de l’Etat amène une conférence de presse restreinte plus qu’un débat.

Pourquoi des élus « acceptent-ils les interviews provocatrices ?

C’est que les émissions politiques à forte audience sont rares, les politiques, hors les leaders, n’y ont pas accès. Aussi des élus vont-ils dans les émissions teintées de divertissement pour être vus. Le mélange des genres est risqué, si certains n’ont pas la répartie facile. Ils font alors face à des journalistes animateurs. On leur pose des questions qui peuvent être d’ordre grassement sexuel, et il faut répondre, même en riant jaune. Chacun reconnaîtra le type d’émissions dont il s’agit.

Michel Drucker, l’interviewer tout en douceur

Les émissions de Michel Drucker désamorcent tout conflit et créent autour de l’« invité » une « cérémonie consensuelle ». Les politiques peuvent y parler sans élever la voix, le temps qu’ils veulent : les questions répondent à des « traits universels » (enfance, destin dans le parcours). Les reportages sont des témoignages de la famille, d’amis, de confrères. Des humoristes amusent la galerie, mais pas méchamment, cela relève du dessin humoristique sans causticité. Le politique qui peut bénéficier d’un tel plateau est vu par des millions de spectateurs et c’est sa personnalité qui est mise en valeur. Un journaliste avait été associé pour interviewer un peu plus frontalement, mais les spectateurs n’ont pas aimé et le gêneur n’est pas reparu dans l’émission. Tout le monde critique la douceur envers les autres, mais chacun en rêve pour soi. Cette émission est un cas particulier. Il est difficile de la ranger dans la case « débat ». C’est un exercice télévisuel inclassable.

Faire dire des choses qu’on ne veut pas dire

Un journaliste organisateur de débat rêve toujours d’ un « événement », d’une « petite surprise », de faire dire un scoop. Les politiques invités, eux, savent qu’on ne va pas les inviter pour qu’ils y répètent ce qu’on sait déjà, sinon ils n’intéressent personne. C’est un jeu connu des deux parts. Cyrile Lemieux écrit en 2005 : « Les journalistes sont les membres d’une institution chargée de rendre public ce que les autres s’efforcent de maintenir caché ».

Se positionner

Comment les journalistes peuvent-ils amener les politiques à faire des « concessions » ? En organisant un « coup », une « révélation » : c’est, en général, pour le politique, le fait de s’engager sur un point, de promettre quelque chose dans sa sphère. Le journaliste doit faire sentir au public qu’il assiste à du donnant-donnant, qu’il va apprendre quelque chose. Le personnage public se « démarqu[e] de son groupe », mène « un calcul potentiellement risqué ». Les aveux « négociés » n’ont pas toujours lieu, ou certains, non négociés se déroulent, du fait de l’habileté du journaliste, sa « connaissance du dossier ». Mais c’est rare. Pourquoi ces « coups » ? Pour amener le spectateur peu connaisseur de la chose publique à s’intéresser à la « culture politique ».

Le « coup » peut être obtenu en confrontant le personnage public à des personnages de la vie civile : syndicaliste, chef d’entreprise, simple citoyen au parler vrai, qui oblige à sortir de la langue de bois. Il s’agit d’un « traitement polyphonique » qui peut désarçonner certains politiques, mais les plus chevronnés aiment le contact du citoyen, même si on a donné le rôle revendicatif à ce dernier.

Carrière accélérée grâce aux débats

Certains politiques, dans les débats, font des « coups » et se positionnent différemment de leur collègues de parti. Certes, ils représentent, loyalement, le collectif, mais l’envie est là de mieux dire. Le collectif nécessite un discours cohérent, sans tête qui dépasse, ce qui n’est pas dans l’esprit de la carrière. Il faut s’ « exposer », se « singulariser », faire ressentir qu’on suit une trajectoire. De quelle manière ? En racontant son « histoire », son storytelling. Il y a introduction d’une nuance, d’une « intime conviction » par rapport au parti, un décalage personnel. C’est la rencontre d’une personne et de citoyens. Une rencontre avec un « peuple » à qui on se donne, pour qui on travaille. Qui sait mettre en scène son parcours accélère sa carrière.

Pourquoi les journalistes n’affichent-ils pas leurs opinions ?

Pour ne pas « gâcher les efforts de neutralité qu’ils déploient face aux élus qu’ils reçoivent ». En février 2007, un journaliste politique, polygraphe, multi supports est interdit d’antenne. Il a, devant un groupe d’étudiants, dans une faculté où il faisait une conférence, avoué sa proximité avec un leader. Il n’a pas été « irréprochable » en la circonstance, une période électorale, selon la direction de sa chaîne. Les élections passées, il a réintégré son poste.

C’est une règle déontologique absolue : un journaliste se doit d’être neutre. Il peut penser ce qu’il veut mais le garde pour lui. C’est la question de l’objectivité, concept étudié dans les écoles de journalisme de télévision. Depuis les années 1950, la multiplication des chaînes, leur rôle d’information auprès de millions de spectateurs « pacifient » la relation journalistes et politiques. Chacune essaie de couvrir un grand spectre d’audience et de lui convenir. L’audimat passe par la neutralité.

Neutralité

Parfois la neutralité des journalistes fait débat. Elle n’est pas « un trait de personnalité inné », elle représente « un effort de construction humaine fragile ». Les journalistes se réfèrent à l’idée de « rituel stratégique » (selon Tuchman, 1972) : inviter le même nombre de personnalités de droite et de gauche, poser le même type de questions, faire réagir en « cit[ant] des tiers ». La palette de faits et d’opinions fournis réduisent la subjectivité : « elle cimente la communauté des téléspectateurs autour de l’assurance que l’arbitre […] ne prendra pas parti pour l’un ou l’autre invité ». Des organismes comme Reporters sans frontières et l’Organisation internationale de la francophonie publient « un guide pratique du journaliste en période électorale ». L’auteur estime cependant que « la démocratisation massive des vidéos amateurs et des réseaux sociaux » exercent une forme de pression et de concurrence qui pèsent sur les journalistes soucieux du « rite stratégique », intellectuel et spatial dans la disposition du plateau de débat.

La relation avec les spectateurs

Le terme « public » a deux sens. S’il est substantif, il désigne un collectif de personnes, ce sont donc les spectateurs des débats, capables de réagir. S’il est adjectif, il qualifie ce qui n’est pas restreint. Les débats sont donc publics (très ouvert en terme d’audimat) et destinés au public le plus large (tous les « profils »). On note que la multiplication des médias restreint les audiences avec des programmes très spécialisés. L’émission de débat ne se porte pas bien, sauf pour des affrontements spectaculaires de leaders.

Le public des gradins sur les plateaux

Les plateaux télévisés comportent, derrière le dispositif central : le journaliste, les politiques de plusieurs camps, les journalistes observateurs, assesseurs, un public de personnes assises en gradin qui reste silencieux, au contraire des applaudissements des émissions de divertissement. Le public de plateau sert de projection au spectateur sur son canapé et donne une image de démocratie incarnée. Cependant ce public censé représenter la démocratie n’est pas participatif, on laisse cela au spectateur internaute qui va nourrir plus ou moins en direct le blog de la chaîne mais aussi certains sites de journaux du lendemain. Lors des débats à enjeu présidentiel, le public de gradin et virtuel disparaît pour une extrême neutralité.

Recrutement du public

Les chaînes qui produisent des débats politiques sont dotées d’un régisseur qui s’occupe du recrutement du public et de tout ce qui le concerne matériellement avant, pendant, après débat. Pas de « société d’événementiel » qui sous-traite, la chaîne veut son public. Il faut un public « passif, attentif et relativement dense ».

Le régisseur crée deux listes d’invités, celle des volontaires, des étudiants en sciences politiques ou communication. Des étudiants en quasi fin d’études proposent leurs condisciples aux chaînes, et deviennent familiers avec les journalistes, parfois avec les invités. La deuxième liste se constitue par annonces et réponses en nombre. En Grande Bretagne, la BBC diffuse, chaque semaine, Question Time qui mobilise trois cents personnes, dont certaines disposent de « trente secondes » pour poser une question. Pas de reprise de parole possible pour le questionneur. Cela donne une image vivante de la démocratie britannique.

Spectateur : contributeur

Les contributions sont de deux types : soit des commentaires des spectateurs sur ce qu’ils ont vu, soit des forums de spectateurs qui débattent entre eux sous forme de prolongement des arguments qui ont nourri l’émission. Cela fait l’objet d’une modération pour que les critiques, les opinions restent dans le respect des personnes et des valeurs démocratiques. Certains rédacteurs en chef des émissions évoquées par les spectateurs disent « ne pas s’occuper de ces forums », et les considèrent parfois comme des « produis dérivés ». Cela est « commercialisé » et « développé » par d’autres salariés de la chaîne.

Forums : boîte à idées pour les journalistes

Mais la « fonction agrégative » des forums de spectateurs constitue une « documentation en vue d’émissions ultérieures », un observatoire sociologique et politique. Parfois les commentaires postés sur les forums ou blogs émanent de spécialistes de certains sujets et ceux-ci arrivent à créer une relation intellectuelle avec la rédaction en chef. Les spécialistes en question peuvent être alors recrutés pour des fonctions de conseil. Les journalistes qui travaillent avec les rédacteurs en chef de débats vont explorer sur les forums d’autres médias afin de tirer des idées issues de la vie du Net. Certains rédacteurs en chef utilisent Facebook ou le font utiliser par leurs collaborateurs pour trouver des idées très actuelles, chaudes, sur l’état de la société et des spectateurs à un moment donné.

Confrères et cocktail

Mais le public le plus utile pour les rédacteurs en chef est celui de leurs confrères. Les journalistes se connaissent entre eux, s’estiment bien souvent malgré les stéréotypes et peuvent se montrer critiques de manière franche et constructive. Le cocktail tout bête préparé pour la fin de l’émission entre le présentateur, le rédacteur en chef, les invités et le public sont aussi l’occasion non virtuelle celle-là d’échanger sur le débat.

Télé de débats : la résistance

Les débats télévisés « présentent une pluralité d’opinions », tandis que les sites cultivent l’ « entre-soi ». Au tout début des années 2000 des Cassandre prophétisaient la mort du débat politique de plateau et que « la télévision et les journaux allaient […] être désertés », au profit des médias interactifs de l’Internet. Le transfert du public de débat télévisé ne s’est pas effectué en masse sur l’Internet cependant. On constate une complémentarité, comme celle des forums. Une enquête intitulée « Médiapolis » menée par le CEVIPOF (Centre d’études sur la vie politique française) sur 1754 personnes indiquait que 76% des interrogés constituait en 2010 des spectateurs de débats télévisés.

La télé a les moyens

En effet, les webzines, les blogs, les réseaux sociaux ont beau être illimités dans le temps et l’espace, il n’en restent pas moins des « communautés » où l’on commente entre-soi. On n’est pas là dans l’ « autoédition », l’agrégation très construite de certains internautes. Le primat de la télévision en matière d’information politique tient au fait qu’elle est institutionnelle, qu’elle offre une pluralité d’opinions, qu’elle est susceptible d’offrir des scoops, d’inviter des leaders souvent très attendus sur certains sujets. Les émissions ont un côté « spectaculaire » où l’on sent une tension entre des présentateurs vedettes et les leaders aux réparties vives, ou entre des leaders confrontés.

L’apport de Gaël Villeneuve

Les débats télévisés de leaders se font rares, comparés aux émissions politiques de divertissement avec des élus de seconde importance, dans l’esprit du spectateur. Mais cette télé-là résiste. Aussi constate-t-on que l’agora télévisuelle joue encore un rôle conséquent, qui justifie l’ouvrage fouillé de Gaël Villeneuve.