1 / AUTO-INTERVIEW DE RAPHAËL SORIN (EDITEUR ET CRITIQUE LITTERAIRE)
Pourriture destructrice des titres
« Presse pourrie.
― La fin de France-Soir ?
― Elle en annonce d’autres. Normal la toile va tout avaler.
― Et ça vous chagrine ?
― […] Non, parce que la presse pourrie doit crever.
― Vous avez été journaliste ?
― Plutôt et pas qu’un peu […] au Monde des livres […] au Matin de Paris […] dans l’Express, Les nouvelles littéraires, Globe […] à Libération.
― […] votre jugement sur la presse […] Et sur ceux qui la financent et jouent avec…
― Dans l’aventure du Matin, c’était le **. [Nous évitons les mentions polémiques] Nous étions ‘’surveillés’’ par P. X. Il assista au naufrage, un point c’est tout. Balzac parle des ‘’quilles dont se jouait le système. […] j’ai retrouvé une réédition assez récente de la Monographie. En 1981, Guy Hocquenghem l’avait préfacée pour la collection de Jean-Edern Hallier, abritée chez Albin Michel.
― Il cognait ?
― Avec un courage […] suicid[aire]. [L’un des pires moments] a été contemporain du massacre de la presse auquel j’ai assisté. Adieu L’Aurore, Franc Tireur, Paris Presse, L’Intransigeant, Combat, Le Quotidien de Paris… On a vu fleurir la presse people, les féminins débiles et des masculins aussi nuls. Les couloirs du métro sont pollués par les gratuits. Balzac avait un pressentiment, en bon réac : le pire était devant lui.
― Il avait reconnu ‘’la déification de la médiocrité’’
― […] Un Paris de plus en plus fatigué, à l’image des élites. Et une presse qui est désormais une affaire de vieillards […] »
2 / PEUT-ON ETRE JOURNALISTE ?
Introduction de Raphaël Meltz
(Ecrivain, directeur de la publication du journal Le Tigre)
Les éditocrates pourrisseurs
Selon Raphaël Meltz « Depuis une quinzaine d’années en France, la critique des médias est une critique majoritairement ‘’people’’ s’en prenant aux personnes plus qu’au contenu. » Depuis le livre de Serge Halimi (Les Nouveaux chiens de garde), un courant critique s’attaque […] aux éditorialistes les plus visibles […] » : les « éditocrates ». Le Monde diplomatique, l’association Acrimed « sont autant d’archers lançant des flèches » sous la forme « d’une critique ‘’par le haut’’ du fonctionnement médiatique. Trois noms connus sont cités : ils ont des « amis haut placés », ils ne connaissent pas le « quotidien des Français les plus pauvres ».
Une « vigilance est nécessaire » : il faut « démonter » le discours des « éditocrates » qui se retrouvent dans les meilleurs restaurants, les palaces, qui s’amusent à des « renvois d’ascendeurs ». Liens avec l’argent, la politique. Tout un pan de la presse échappe à la vigilance des critiques : « tout le petit peuple de la presse », « la masse des petites mains ». Le préfacier parle de l’ « axiome ultime de Balzac » dans sa monographie :
« Si la presse n’existait pas, il ne faudrait pas l’inventer. »
Communication prime information
D’ailleurs, ne semble-t-elle pas en voie de ne plus exister ? De moins en moins de postes de journalistes pour le XXIe siècle. La « communication prend le pas sur l’information ». La profession réellement journalistique est « remplacée par d’autres métiers » pour lesquels l’information est à « biaiser ». Les journalistes sortant d’une école ont plus de chance de trouver un emploi dans un journal d’entreprise : « MAIF, Air France, Total, etc. » Dans une collectivité locale (« mairie, départements, régions ») qui ont de très gros tirages. Les journaux de presse préfèrent des pigistes.
Peut-on être journaliste ? se demande le préfacier. Journaliste « d’un point de vue de l’écriture » ? La presse se mourrait « non pas à cause d’éléments exogènes » mais de « ses propres tares ». Lesquelles ?
Les « tares » du journalisme
Le mensonge : « La presse a toujours menti ». Scandale du canal de Panama, 1880. Mais aussi abus d’usage de biens de l’Etat par ses grands serviteurs, comptes truqués.
Autre tare, ensuite, l’erreur :
Selon Balzac « Pour le journaliste, tout ce qui est probable est vrai ». Mais le « probable » se révèle « faux », le plus souvent. Exemple avec le raid Paris-New York des aviateurs Nungesser et Coli, dans La Presse. Article élogieux sur la performance, description des champions ovationnés, déclaration de bonheur de Nungesser. En fait, l’avion s’est abîmé en pleine mer.
Autre histoire d’erreur : juillet 2004. Une femme de 23 ans porte plainte pour agression antisémite dans le RER D. L’AFP a recueilli le procès verbal de la plaignante de « sources policières ». L’affaire est présentée comme ayant eu lieu de manière narrative, sans recoupement. La femme « avait tout inventé ». L’ erreur se trouve corrigée par les faits. Le journaliste est vilipendé. Mais dans ce qui relève de la transmission involontaire
Peut-on « raconter le monde » : une « médiation de l’art » ?
Les journalistes pensent informer. Peuvent-ils prétendre qu’ils informent ? Objectivement, « sans émotion » ? Libération, un JT disent qu’un attentat a fait 175 morts. Le vécu des survivants, des témoins n’est pas dicible, compréhensible pour le lecteur s’il n’y a pas « la médiation de l’art, de la beauté, du scandale, d’une infraction quelconque à ce qui est la loi ».
Les écoles apprennent aux journalistes « à respecter la loi, la loi d’une langue la plus formalisée, pour ne pas dire la plus formatée, la plus ‘’objective’’ possible. » Certes, l’ESJ Ecole supérieure du journalisme a été fondée en 1899, mais c’est après la Deuxième Guerre mondiale que , à la Libération (bien des médias avaient collaboré avec les Allemands), que la notion d’objectivité est mise en avant. C’est alors qu’on « trac[e] une frontière nette entre l’écrivain-reporteur, au style lyrique », « capable de rendre compte avec sensibilité d’une réalité, mais peu rigoureux. » L’école établit « une construction du papier en entonnoir, l’emploi d’un vocabulaire simple, des phrases courtes etc. » Blaise Cendrars, Joseph Kessel emploient la première personne ou bâtissent des « feuilletons » et des « romans ». Aujourd’hui aussi : Luc Bronner (Le Monde, article sur Villiers-le-Bel), [en 2011 ?] se serait fait étriller par les gens sur qui il devait informer.
Théorie de la réfutabilité
Raphaël Meltz avance l’argument « de la réfutabilité en journalisme ». Selon Karl Popper, ce qui fonde la science, c’est qu’elle est réfutable. Dire « […] toutes les corneilles sont noires » est réfutable « puisqu’il suffit de voir une corneille blanche pour prouver que ce n’est pas vrai ». Cela reviendrait, en journalisme, à donner la parole au lecteur pour réfuter avec un argument authentique qu’il détiendrait. Cela induirait « une tout autre écriture journalistique, qui offre deux niveaux de lecture : un niveau récit, et un niveau ‘’processus de fabrication’’ ».
Le numérique 2.0 « est un progrès pour une autre écriture journalistique ». Mais cela ne conviendrait pas à la réfutabilité, car sur Internet on écrit du « court ». Sur écran « on ne peut pas lire de textes trop longs ». Dire, se faire réfuter, redire en ayant corrigé (si c’est nécessaire) n’est pas dans la logique de la vitesse.
Préférer le « chaud » : le réfutable raconté par un sensible
Raphaël Meltz trouve « froide » la réfutabilité et recherche le « chaud ». C’est-à-dire ? Faire preuve de « sensibilité à autrui, [et d’une] sensibilité littéraire ». Sentir autrui dans son papier, être sensible à celui-ci dans la transmission. Le bon journaliste à embaucher, quel est-il ? Celui « qui aura réussi à rendre à cette boulangère sa façon exacte de parler […] qui aura bien décrit le gris du ciel, la matière du pare-chocs de l’Autolib […] »
Il faut traquer l’information secrète, enquêter, mais aussi « raconter le monde » de manière scrupuleuse. Les « journaux qui ont oublié [cela …] disparaissent à petit feu ».
LES JOURNALISTES,
HONORE DE BALZAC
Il est assez difficile de rendre compte de cette œuvre à la fois sociologique et littéraire de Balzac sur les journalistes, car elle ne relève pas de l’essai. Elle « étudie » les différents types de journalistes mais en leur donnant ou trouvant une psychologie de personnages romanesques. Il en découle des « axiomes » comme il les appelle, des pensées un peu péremptoires, qui ressemblent à des sentences, des maximes.
Il pratique aussi la parodie des journalistes dont il se moque, parfois en plusieurs pages, essayant d’imiter le style et le ton. Ces textes ne sont pas restituables dans un compte rendu. Elles sont à lire par soi-même.
Introduction
Selon Balzac, Victor Hugo voit une France à deux faces : l’une militaire en temps de guerre, l’autre brillant par ses idées en temps de paix. Ce sont néanmoins deux armes que « l’Epée » et « La Plume ». Il s’agit aussi d’un pouvoir. La plume peut être analysée comme composée de « Gendelettres », soient les deux grands genres, le « Genre publiciste » et le « Gendre critique ».
Axiome de cette introduction : « On tuera la presse comme on tue un peuple, en lui donnant la liberté »
DEUX CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE JOURNALISTES : LE RÉPÉTITIF, LE MOBILE…
Les journalistes à « convictions ou répétitifs ». Le caractère du publiciste et du critique est « de n’en pas avoir ». En effet, ils « écriv[ent] toujours la même chose, en répétant toujours le même article […] ils passent alors pour avoir du caractère ; mais c’est évidemment des maniaques dont la folie sans danger engourdit l’abonné ‘’confiant’’ et réjouit ‘’l’abonné-esprit fort’’ ». Se répéter fait passer pour avoir des convictions. Cela lasse, cela ennuie.
Les journalistes mobiles. « L’esprit national […] exige une aussi grande mobilité chez les hommes que dans les institutions ». Dès lors qu’ un « écrivain spirituel » a la pratique de la « mouche lascive », celle d’aller « de journal en journal », il devient « homme sans consistance »
A / LE PUBLICISTE
LE JOURNALISTE
(En 5 variétés)
1 / Le Directeur-Rédacteur-En-Chef-Propriétaire-Gérant
Il « tient du propriétaire, de l’épicier, du spéculateur […] il n’est propre à rien, il se trouve propre à tout. » Il est ambitieux, son ambition est aidée par ses rédacteurs. Et « il devient quelquefois préfet, conseiller d’Etat, receveur général, directeur de théâtre, quand il n’a pas le bon sens de rester ce qu’il est. […] A force de causer avec les rédacteurs, il se frotte d’idées […] il a l’air d’avoir des grandes vues […] C’est un homme fort ou un homme habile qui se résume par une danseuse, par une actrice, une cantatrice, quelquefois par sa femme légitime, la vraie puissance occulte du journal. »
Y aurait-il, comme dans Bel-Ami de Maupassant, une femme derrière les rédacteurs ou les directeurs de journaux ?
Axiomes :
« Toutes les feuilles publiques ont pour gouvernail une sous-jupe en crinoline, absolument comme l’ancienne monarchie ».
« Tout journal qui n’augmente pas sa masse d’abonnés, quelle qu’elle soit, est en décroissance ».
Il semblerait qu’il n’y ait eu qu’un seul directeur de journal : « savant », « forte-tête », « esprit » (« aussi n’écrivait-il sur rien »). « Les rédacteurs venaient chez lui, tous les matins, écouter le sens des articles à écrire ». Refus de « la visite d’un roi », de la Légion d’Honneur.
Bref, les autres sont des nains : « Depuis 1830, il n’y a pas eu moins de cinquante journaux tués sous l’ambition publique ». Désormais le grand patron n’est plus que « l’ombre méprisée d’un fœtus d’ambition ». Il y a trois types de « propriétaires » de journaux : « l’ambitieux, l’homme d’affaires, le pur-sang ». L’ambitieux accompagne un régime politique ami ou veut devenir homme politique. L’homme d’affaires amasse des capitaux, le pur-sang est un meneur d’hommes pour le bien du journalisme. Les deux précédents détiennent le journal comme un « moyen ».
2 / Le Ténor
Le Ténor est ce que Balzac appelle le « premier-Paris ». Il est « en tête d’une feuille publique, tous les jours ». Sans lui le journal perdrait ses abonnés. Il est la diva (il « se croit l’ut de poitrine »). Le ténor est « moulé », formaté dirait-on : on a le ténor « de l’opposition » et le ténor de « moule ministériel ». Quel que soit le gouvernement le ténor-opposé « doit trouver à redire, à blâmer, à gourmander, à conseiller. »
Quant au ministériel, il défend, il donne dans l’hagiographie. La tâche est fatigante, elle provoque « des calus sur l’esprit », les premiers-Paris « se sont fait une manière de voir ». Autant dire fossilisés. À ce moment-là, il doivent partir : c’est le cas de « l’homme supérieur ». En effet, ils n’ont pas de pensée, ils produisent celle de leurs abonnés : « Ces faiseurs de tartines s’ingénient à n’être que la toile blanche sur laquelle se peignent, comme aux ombres chinoises, les idées de leur abonné ».
Quelles sont les caractéristiques des articles ? Aucun style. Des « délayages à noyer l’événement ». Cela ne relève pas de la presse libre : « A sa honte, la presse n’est libre qu’envers les faibles et les gens isolés ». Ces premiers-Paris sont des inconnus. Ils ne signent pas. Quand l’un meurt, Paris se demande qui est celui « que pleurent tous les journaux ».
Quel article serait « de génie » pour eux ? : « l’esprit consiste à voir, en politique, toutes les faces d’un fait, la portée d’un événement dans sa cause ». Et « conclure au profit d’une politique nationale ». Mais le premier-Paris « parle le jésuite de la feuille publique ».
Exemple de fait : « un dîner [est] offert par la légation anglaise de Galucho [Brésil] à l’amiral Willgoud » sans que soit invité le consul de France. Les premiers-Paris ont fait de l’événement de copieux délayages, verbeux. Une phrase fait trente lignes dans un article. Et Le Messager, journal apparemment sérieux et qui « source » explique que Galucho n’est que des ruines, avec des cabanes et qu’ « il n’existe aucun amiral Willgoud »…
3 / Le faiseur d’articles de fond
Ce « rédacteur » s’intéresse « aux livres de haute science », il a une « rectitude des idées » dans l’abord des « questions commerciales ou agronomiques […] Il vient rarement au journal ». Trois ou quatre articles par mois. Cet homme sait de quoi il parle, aussi « gagne-t-il peu d’argent ». Ce serait comme au théâtre les rôles appelés « grandes utilités ».
4 / Le Maître Jacques
Le journal compte une « foule de petits articles intitulés ‘’entrefilets’’, ‘’faits-Paris’’ et ‘’réclames’’. C’est lui qui les écrit. Il fait du copier-coller. : « […] lire tous les journaux de Paris, ceux des départements, et […] y découper avec des ciseaux les petits faits, les petites nouvelles […] il admet ou rejette les réclames d’après le mot d’ordre du gérant ou du propriétaire [du journal] ». Il travaille tard la nuit, jusqu’à la dernière minute. Ses entrefilets font à peine dix lignes, parfois deux. L’entrefilet de l’opposition, réactif sur les malversations, « fait l’effet d’un gourdin ».
Axiome : Frappons d’abord, nous expliquerons après.
Les « fait-Paris » sont tous les mêmes dans toutes les feuilles. C’est eux qui causent les « canards » ou les scoops. Ce sont pourtant des rumeurs infondées : ils ne se font « pas sans plumes » et « il[s] se met[tent] à toutes les sauces ». Exemple de canard : un Rubens trouvé dans une grange ; Gaspar Hauser n’aurait jamais existé. Le mot canard est abandonné pour le mot « puff ». Dans la rédaction, le Maître-Jacques sait tout de Paris mais ne le dit à personne. Il fait sauter l’article prévu d’un autre rédacteur. Quelqu’un veut se faire mousser ? Le Maître-Jacques « fait tambouriner […] avec éloges » la personne en question. Il est « terrible aux élections ».
Quelle réclame le Maître-Jacques fait-il ? En quelques « lignes faites au profit de l’annonce » un livre est lancé. C’est la mort de la « critique dans les grands journaux ».
5 / Le Camarilliste
C’est le journaliste qui rend compte des séances des Chambres. Il est « sténographe », « assiste aux séances », mais il leur donne la couleur de son journal. Il « met en entier les discours des députés qui appartiennent à la couleur du journal », il « ôte les fautes de français » et « relève » les textes des députés avec des : « (sensation), (Vive sensation), (profonde sensation) ». Pour les gens de l’opposition, il écrit des parenthèses à double sens : « (L’orateur reçoit les félicitations de ses collègues) » et seulement celles-ci, s’il n’a pas été bon. Ou pire : « (‘’murmures’’), (‘’la chambre se livre à des conversations particulières’’), […] (‘’ce discours a réjouit la chambre’’), (‘’hilarité’’) ».
Le camarilliste « ne fait même pas mention d’un discours » (de l’opposition), ce qui fait que « les actions les plus logiques du pouvoir deviennent des non-sens ». opposant) : Qui chercherait ce qui s’est bel et bien dit ne le pourrait pas...
« La vraie séance n’est nulle part, pas même dans Le Moniteur, qui ne peut avoir d’opinion ». Le lecteur souffre s’il se rend compte du phénomène : « Vous avez beau réunir les journaux, vous n’avez jamais l’ensemble ». De plus, le journaliste affecté aux chambres « connaî[t] le personnel politique, i[l] sai[t] de jolies petites anecdotes qu’on publie rarement ».
LE JOURNALISTE-HOMME D’ETAT
(En 4 variétés)
1 / L’homme politique
« Tout journal a […] un homme politique qui lui donne sa couleur, auquel il se rattache, qui le protège ostensiblement ou sourdement ». C’est dit. Selon Balzac, il faut y apporter des nuances. La notion d’homme politique se divise en homme « entré dans les affaires, qui va y entrer, ou qui en est sorti, et qui veut y entrer ».
Axiome : Plus un homme politique est nul, meilleur il est pour devenir le Grand Lama d’un journal.
L’homme politique semble « le prophète » du journal. Et le prophète est surtout admiré pour ce qu’il n’a pas dit, cela le rend « infaillible ». Le « système » du XIXe siècle « joue aux quilles avec la Chambre […] Ce jeu s’appelle la politique intérieure de la France ». Les politiques sont les « pions, les cavaliers, les tours, ou les fous d’une partie d’échecs, qui se jouera tant qu’un hasard ne renversera pas le damier ».
L’homme politique est casanier, il « demeure dans son sanctuaire » où il reçoit. Il n’est jamais au journal. On le voit à la Chambre, son contexte. Il peut écrire des « premiers-Paris » ou « se manifeste par un entrefilet ». Mais il écrit de manière anonyme. Ainsi lit-on dans un journal : « L’article d’hier, dans (tel journal) est évidemment dû à … Nous y avons reconnu la pensée de… » Le journal qui a sorti cela se voit démentir. Le « ténor » (vu précédemment) assure le démenti, mais s’arrange pour que l’abonné comprenne que ce n’est pas faux.
L’ « homme politique est le galérien du journal ». Pourquoi ? Parce que lorsqu’il va voir « une de ces fermes » il est « accueilli par la localité », il doit participer à un « banquet où il fulmine un speech (spitche) ». Le mot anglais « se dit mais ne se pense pas » : ce n’est « ni un discours, ni une conversation, ni une opinion, ni une allocution, une bêtise nécessaire […] ». Lorsque le pays est « en deuil », l’homme politique se doit de tirer « son mouchoir ». Il « fait une réclame pour sa couleur particulière, à propos de la douleur générale ». Et il fait « grande sensation » à l’étranger (Italie, Espagne, Russie).
2 / L’Attaché
Dans les « journaux à convictions » les attachés sont des « gens désintéressés ». Mais ils ne sont « rien » dans la rédaction, ils donnent des conseils. Ils sont plutôt « hommes d’action ». Ils ont l’ « énergie de leurs principes ». Quand ils sont dans l’opposition, « ils inventent des coups de Jarnac à porter au pouvoir », ils forment des « coalitions ». Ils portent les « questions palpitantes » et « les actualités ». Puis, la conscience leur vient qu’ils sont des « dupes d’une idée, des hommes ou des choses ». Désabusés sur l’avenir du pays, ils deviennent « attachés à leur femme et à leurs enfants ».
3 / L’Attaché-détaché
Il « file sont nœud entre les journaux […] trahisonne et se croit fin ». C’est un rédacteur « littéraire » mais aussi « politique ». S’ils passent de journal en journal, c’est qu’ils sont « des chiens qui cherchent leur maître ». Ils « obtiennent des missions », « on les case ». Mais ils demeurent des « maraudeurs de la presse […] abandonnés par ceux qu’ils ont servis » : « Et voilà, disent-ils, comment on finit quand on a du cœur. »
Axiome : Le cœur est la fiche de consolation de l’homme impolitique.
4 / Le Politique à brochures
« Certains écrivains ne se manifestent que par des brochures », le problème étant qu’ « elles ne se lisent plus ». Sous la restauration, les brochures ont eu de belles heures, car on ne peut « tout dire » dans les journaux. « Le politique à brochures adopte une spécialité ». Les journaux « n’aiment pas les brochures, mais ils s’en servent. » Pourquoi ? Pour y élaborer « les questions ». Ces questions servent par « temps de calme plat » pour créer du vivant. Mais le politique à brochures a ses martyrs : il faut être philanthrope. Mais, des « places se sont créées », finalement, avec des « brochures sur les prisons, sur les forçats, sur les pénitenciers ».
LE PAMPHLETAIRE
(Sans variété)
Pour Balzac, « qui dit pamphlet, dit opposition ». Il n’a que « deux faces » : soit « radical[e] », soit « monarchique ». Un vrai pamphlet est une grande œuvre, « si toutefois il n’est pas le cri du génie ». Connaît-on des pamphlets géniaux ? Oui : « L’Homme aux quarante écus », « Candide » de Voltaire. Le pamphlet devient « populaire » par ses qualités. Autant dire que le « pamphlétaire est rare » et « alors plus puissant que le journal ». Il doit avoir une « phraséologie […] courte, incisive, chaude et imagée ». Sous la Restauration, on a vu Benjamin Constant, Chateaubriand comme pamphlétaires. Lamennais, lui « assied ses pamphlets sur une large base en prenant la défense des prolétaires ». Mais son style « biblique », « prophétique » passe très au-dessus de la misère. Il faut que le pamphlet soit « le sarcasme à l’état de coup de canon ».
LE RIENOLOGUE
(OU « DIT PAR QUELQUES-UNS » LE « VULGARISATEUR »)
(Sans variété)
La France aimerait « tout ce qui est ennuyeux ». C’est alors l’affaire du vulgarisateur. Il arrive « à une position » enviable. Mais sa « page » qui a « l’air d’être pleine », pleine d’ « idées » s’entend, dégage « l’odeur des caves vides ». C’est « profond » mais « il n’y a rien ». Ce faiseur de rien, ce rienologue « est le dieu de la bourgeoisie actuelle ». C’est un « robinet d’eau chaude qui glougloute », très confortable et pratique pour l’esprit étriqué. Le bourgeois est « de plain-pied » avec le rienologue, « il en comprend tout », il est heureux.
Axiome : Moins on a des idées, plus on s’élève.
LE PUBLICISTE A PORTEFEUILLE
(Sans variété)
« Les individus de ce genre sont publicistes pour leurs discours, pour leurs conversations dans les salons, pour leurs cours à la Sorbonne ou au Collège de France ». Balzac n’approfondit pas, puisqu’il s’agit, pour « cette triste variété », d’un « mélange de l’homme politique et du rienologue »
L’ÉCRIVAIN MONOBIBLE
(Sans variété)
« Il s’est rencontré cinq ou six hommes d’esprit qui ont très bien compris le siècle que le gouvernement bourgeois allait nous faire ». Ces écrivains « ont pris l’intelligence pour support ». L’intelligence manque à ladite bourgeoisie, elle ne « court qu’après ce qui [la] fuit. » L’écrivain « monobible » écrit un livre ennuyeux : « tout le monde se dispense de le lire et dit l’avoir lu ». Si le monobible parle de ce livre, la bourgeoisie en fait son maître de l’intelligence : « Faire un livre à la fois moral, gouvernemental, philosophique, philanthropique d’où l’on puisse extraire, à tout propos et à propos de tout » des « pages », ce livre est un « appui » pour les sans idées. Les monobibles qui ont le mot pour tout sont donc, dans les salons et ailleurs, des « habiles prestidigitateurs » qui possèdent les réponses à toutes les questions.
LE TRADUCTEUR
(sous-genre disparu)
« Jadis les journaux avaient tous un rédacteur spécial pour les nouvelles étrangères, qui les traduisait et les ‘’premier-parisait’’. Ceci a duré jusqu’en 1830. » Et depuis cette date, les journaux s’arrachent les mêmes voire le même. Et pour cause : « […] ils n’ont plus ni agents, ni correspondants, ils envoient […] chez M. Havas, qui leur remet à tous les mêmes nouvelles étrangères ». La primeur est « réservée » aux journaux « dont l’abonnement est le plus fort », qui paient cher la nouvelle étrangère.
L’AUTEUR A CONVICTIONS
(En 3 variétés)
1 / et 2 / Le prophète se double intimement d’une deuxième variété : l’incrédule.
Il existe dans la presse des prophètes, à qui il faut toujours « un dieu nouveau ». Étant difficile d’ « admettre un dieu vivant, on a déifié les morts ». Le premier saisi a été Saint-Simon « qui a produit le saintsimonisme », doctrine qui « s’est manifestée par le journal gratis ». L’idée a été « tuée sous le ridicule ». Le saintsimonisme disparu, « on peut encore observer à Paris le prophète ».
Qui est-ce ? « Il offre au philosophe une occasion d’examiner une maladie de l’esprit ». Pourquoi ? Parce que le prophète « n’a plus d’action sur une époque où tout se discute ». Des « Demi-dieux », pas moins, sont envoyés « en cour d’assises ». On pouvait demander à cet être d’exception de défendre les gens qui mouraient de faim. A Paris et en province désormais, personne ne meurt plus de faim. Plus besoin de parole magique. Encore ? : « Si l’on assassine un homme, le journal du prophète démontre l’impossibilité de l’assassinat dans le système politique » dans lequel vivent les lecteurs. Le prophète serait « cette noble dupe d’une illusion généreuse […] toujours incrédule ». L’ « homme d’affaires de l’Idée » fait ce qu’il peut. D’autres en tirent parti.
Axiome : Le prophète voit les anges, mais l’Incrédule les fait voir au public.
Les « incrédules de bonne foi pensent que ‘’l’idée ira’’ ». L’une d’elles : « Si le caillou est dur à digérer, il sera si bien entouré de légumes, qu’on en pourra vivre ». Même quand une chose, qui peut être grave, n’a pas marché, le prophète incrédule tire le positif, toujours, même du passé raté. Il dit : « Nous avions réuni des hommes intelligents, il y avait quelque chose à faire ».
3 / Le Séide
Le séide « est un homme resté jeune ». Enthousiaste. « Il prêche » sur les boulevards, dans les foyers de théâtre, en diligence. « Il ne conçoit pas d’obstacles », comme le prophète. « Il est prêt à payer de sa personne, comme Jésus-Christ, pour l’humanité ». Curieusement, en homme d’idéal : « Il aspire les fleurs qui croissent dans la lune ». C’est un homme rare « au milieu de la foule des gens de la presse ». En un mot : « C’est la Foi ! » Quand il sera dégoûté de la société, il « se réfugiera dans sa croyance et dans sa province ».
DEUXIÈME GRAND GENRE
B / LE CRITIQUE
Le caractère général du critique est qu’il est « un auteur impuissant ». Peut-être a-t-il écrit des livres « où il n’y avait ni conception, ni caractères ; des livres dépourvus d’intérêt » ? « Autrefois », le statut de critique venait d’études longues et d’expérience littéraire. Mais « il y a des critiques qui se sont constitués critiques du premier bond », c’est le « jeune critique blond », qui « juge à tort et à travers ». Aussi la critique a-t-elle changé : « Il ne s’agit plus d’y avoir des idées », mais se suffit à elle-même une manière de penser qui se « résout en injures » :
« Il paraît que, de tout temps, une injure a paru la meilleure raison de toutes les raisons ». La critique serait devenue « une espèce de douane pour les idées […] Acquittez les droits, vous passez !… Charmante à l’égard des stupidités et des niaiseries […] elle ne met son masque et ne prend ses fleurets que dès qu’il s’agit de grandes manœuvres. » Autant dire que c’est cruel : « le public aime à ce qu’on lui serve chaque matin trois ou quatre auteurs embrochés comme des perdrix et bardés de ridicule ».
Axiome : La critique aujourd’hui ne sert plus qu’à une chose : à faire vivre le critique.
LE CRITIQUE DE LA VIEILLE ROCHE
(En deux variétés)
Une variété épuisée
Ce genre de critiques disparaît, « vous ne pouvez plus guère l’observer que dans le Journal des Savants […] Ce critique croit devoir être aux idées ce que le magistrat est aux espèces judiciaires ». Que fait-il de particulier ? « […] il plaisante au lieu de blesser ; il n’entre jamais dans la personnalité, mais il tient à se montrer malin. L’Académie française est toute son ambition. » Il est honnête : après avoir écrit « pour », il ne pourra écrire « contre », ailleurs. Par « considération » envers les gens qu’il connaît, il n’écrit pas pour ou contre, « il fait un article sur ». Mais ces esprits, « gens de talent, gens de cœur, profondément instruits » ne sont plus. Ils « constituaient la haute école de la critique ». Qui voit-on à la place ? …
… 1/ L’universitaire
« Ce critique peu fécond » aborde un livre et le lit : « il se rend compte de la pensée de l’auteur ». Il examine trois choses : « le triple rapport de l’idée, de l’exécution et du style ». Il prend son temps. Il écrit après trois mois d’ingestion du livre et « apporte son lourd et consciencieux travail ». Comme « il a vu tant de choses, il ne se soucie pas du temps présent ». Il domine le temps : « il prophétise le succès, il se trompe toujours ». Lent et décalé.
2 / Le Mondain
« Celui-là marche avec son siècle, tout en s’étonnant de l’allure des choses […] » Il est « à l’état passif d’un oiseau empaillé […] ne concevant plus rien au journalisme, à ses tartines pleines de fautes, à ses ‘’lapsus plumae’’ trop fréquents pour ne pas révéler une ignorance crasse ». Il aurait dirigé, en son temps, des « recueils périodiques ». Vieux, certes, « il a l’avantage sur le précédent, qu’il n’écrit plus ; il cache son dédain des œuvres contemporaines sous une exquise politesse ». Bien que très mondain, suivant tout ce qui est à suivre, il ne fait pas « caricature » : « Il représente […] ce qu’on nommait autrefois ‘’un littérateur’’ ! »
LE JEUNE CRITIQUE BLOND
(En trois variétés)
Pourquoi « jeune blond » ? Simplement parce que Paris le trouve « critique imberbe ». Mais « il y en a de fort noirs ».
1/ Le Négateur
C’est un jeune homme qui « sait à peine sa langue » et se pique de purisme. Un livre à beau style, n’a pas de style. « Il nie le plan quand il y a un plan, il nie tout ce qui est, et vante ce qui n’est pas ». Peu de culture : « Ce qu’il apprend la veille, il vous le dégurgite le lendemain ». Quelle est son programme ? : Il est « puriste, moraliste et négateur, il ne sort pas de ce programme ».
2 / Le Farceur
« Cette belle variété se livre à des plaisanteries continuelles, comme de rendre compte d’un livre en travestissant les faits et confondant les noms des personnages ». Il « fait » les gens. Il écrit sur ce qu’il ne sait pas, il parle de lieux « sans y avoir mis mes pieds ». Dans les « biographies » il fait passer les vieillards pour des trentenaires et l’inverse. C’est un parasite qui « dîne partout ». Son travail n’est que fantaisie : « il fait un carnaval qui prend au 2 janvier et ne finit qu’à la Saint-Sylvestre ». Et pourquoi donc ? C’est qu’ « il n’a plus ‘’rien dans le ventre’’, que l’impuissance, l’envie et le désespoir ».
2 / Le Thuriféraire
« Dans les journaux, il y a les préposés aux éloges […] qui font de la critique une boutique de lait pur ». Phrase « ronde et sans aucune espèce de piquants ». Douceur florale : « il pile la rose et vous l’étend sur trois colonnes avec une grâce de garçon parfumeur ». Conscience vierge : « ses articles ont l’innocence des enfants de chœur, dont l’encensoir est dans ses mains ». C’est le genre à rendre « heureux » les « directeurs de journaux ». Mais : « Malheureusement, à la longue, les abonnés reconnaissent ce genre, et ne lisent plus ces tartines ». C’est au point que les auteurs préféreraient être « assassinés à coups de poignard ».
On peut apprendre que l’un d’eux « a commis son petit roman, son petit recueil de poésies ». Il est capable « d’une nouvelle bien écrite » a paraître « dans les livres du Jour de l’an ». Il « passe dans sa province pour un grand homme ».
LE GRAND CRITIQUE
(En deux variétés)
1 / L’Exécuteur des hautes œuvres
« Ce critique s’explique en un seul mot : l’ennui ». Il est envieux et « donne de grandes proportions à son envie et à son ennui ». Il sait des choses, il écrit « correctement sa langue, c’est-à-dire sans chaleur, sans images, mais purement ». Il se sent justicier : « il tient à ses jugements et les rend sans appel ». Choix des victimes et cruauté : « il tient à être impitoyable ». Les lecteurs le prennent pour « un ‘’tourmenteur’’ littéraire », qui rend « justice aux morts ». Il décèle chez eux tout ce qui manque à ses contemporains. [Un longue parodie, subtile, de Balzac, suit].
2 / L’Euphuiste
[Euphuisme : tendance au langage maniéré en vogue sous Élisabeth 1ère d’Angleterre. Équivalent de gongorisme (Espagne), marinisme (Italie)]
« Cet autre grand critique est nuageux et cotonneux. Il procède par phrases semblables à celles que faisaient les beaux esprits de la cour d’Élisabeth. De là son nom […] On aime mieux recevoir un coup de cimeterre que de périr entre deux matelas d’ouate ».
[Suit là encore une longue parodie]
LE FEUILLETONISTE
« Voici de tous ces gâte-papier, le sous-genre qui vit le plus heureux […] Il vit sur les feuilles comme un ver à soie ». Ce sont des bougons et des capricieux : « […] ils se plaignent du nombre croissant des premières représentations, auxquelles ils assistent en de bonne loges, avec leurs maîtresses. » Le feuilleton serait un genre purement parisien du fait « d’une exubérance d’esprit, cette moquerie sur tous les tons ». La science, la mode ont leur feuilleton. Qu’y a-t-il là-dedans ? : « On y consomme les hommes, les idées, les systèmes, les plaisanteries, les belles œuvres et les gouvernements, à faire envie au tonneau des Danaïdes ». Comment est-ce écrit ? : « C’est depuis dix ans le même cliquetis d’adverbes, les mêmes mots enfilés comme des verroteries et agités par une main perfide ». Tout de même : certains feuilletonistes « rencontrent parfois des moments de verve ». Mais cela reste sérieux, malgré quelque humour. Si l’humour ou les idées sont un peu trop élevés, les « directeurs » se passent de feuilleton pour garder leurs abonnés (Le Siècle en a 30 000).
LES PETITS JOURNALISTES
(En cinq variétés)
« A l’exception des Bravi, […] les variétés de ce sous-genre appartiennent presque toutes aux rédacteurs de petits journaux ». Ils ont de « l’esprit » mais pas assez de « pensée ». Encore des envieux : « […] ils prennent l’envie pour une muse, et quand ils mesurent la distance qui sépare un livre d’une colonne de journal, quand ils parcourent les landes situées entre le style et les quelques phrases d’une colonne de petit journal, leurs cerveaux se dessèchent. » Certains sont « tristes comme les statues autour de l’église de la Madeleine », d’autres sont plutôt gais « comme des détenus pour dette, de jolis garçons qui ne pensent qu’à l’amour […] de mariés ayant des actions dans la propriété du journal ». Le premier de ces petits journalistes est…
1 / … Le Bravo
Il « veut se faire un nom, ou, du moins il l’espère, en s’attaquant aux grandes réputations ; il est connu pour ‘’empoigner’’ les livres, les ‘’échiner’’ ; il est assommeur-juré ». « Equarisseur », il « dépèce » l’œuvre littéraire, il « l’écrase ». Il aime croire à la « vigueur de sa plume » dans cet exercice. Les termes qui lui sont relatifs relèvent de la torture : « il roue », « exécutions ». Il faut du sang, car il est payé « un sou par ligne que lui donne un directeur de revues ou de journal ». Pourquoi une hargne ? « […] il s’agit toujours, selon eux, de venger la langue française outragée, la morale compromise […] de sauver l’art ». Certains perdent en dignité « à épouser des querelles de boutique ».
Axiome : Il n’y a pas de police correctionnelle pour la calomnie et la diffamation des idées »
Pourquoi cette absence de police ? « Le critique effronté qui travestit un livre n’est justiciable que de sa conscience et du spéculateur qui le paie ». Quand on ouvre « la bourse » pour l’acheter « le bravo rengaine sa plume » acerbe.
2 / Le Blagueur
« Il y a cette différence entre le blagueur et le bravo, que le blagueur raille pour railler, calomnie avec l’opinion publique, par erreur ». C’est un problème de jugement. L’erreur amène l’injustice et le pourrissement du milieu : « Ils ont démonétisé des idées, ils ont déconsidéré par le ridicule des gens honorables ». Ils « cherchent à ‘’faire des morts’’, en cherchant les imbéciles à tuer. Les ridicules sont des espèces de fonds publics qui rapportent dix francs par jour au blagueur. »
3 / Le Pêcheur à la ligne
« Tous les petits journaux paient leurs rédacteurs à tant la ligne, cinq ou six centimes, selon le nombre des abonnés. Le Charivari, le matador des petits journaux, est le seul qui ait réalisé le problème de donner tous les jours une caricature ». « De trois jours en trois jours », on trouve du Daumier. Et « des quatrains qui arrachent le rire ». Ce sont, linguistiquement ou en caricatures d’ « admirables scènes de mœurs », des lignes « drolatiques », « incisives » :
« Le pêcheur à la ligne est le rédacteur qui vit, comme le pêcheur, de sa ligne. […] il use les qualités les plus précieuses de l’esprit à sculpter une plaisanterie en une ou deux colonnes ». C’est destructeur pour une prise de conscience possible : « souvent il a fini par devenir dupe de ses plaisanteries, il s’est inoculé les ridicules après les avoir ridiculisés, comme un médecin meurt de la peste […] il a tout amoindri pour lui dans l’état social en s’y moquant de tout ».
Balzac exécute une parodie puis semble indiquer à son lecteur des plaisanteries du « pêcheur ». Peut-on le croire ? Exemples :
« le roi de Hollande abdique-t-il ? On annonce ainsi son abdication :
Le roi Guillaume se retire des affaires avec cent vingt petits millions. Pauvre sire ! il a distribué, dit-on, à ses ex-sujets ses bénédictions. »
« Si l’eau jaillit au puits de Grenelle, on l’accueille par des plaisanteries de ce genre, qui se trouvent tous les matins à propos des événements du jour :
Les curieux qui viennent goûter l’eau du puits de Grenelle sont prévenus de ne pas apporter de vases car l’eau en contient suffisamment. »
4/ L’Anonyme :
« Elève de Grisier »... Et c’est tout.
[ Auteur dramatique, journaliste, directeur de théâtre. Il a travaillé pour Le Figaro ; Paris-Journal ; Le Peuple français ; La Patrie ; La France ; L’Echo de France.] Qu’a-t-il d’anonyme ? Balzac n’en dit pas plus pour le laisser justement dans cet anonymat. Peut-être y a-t-il eu querelle entre les deux hommes ?
5 / Le Guérillero
« Depuis trois ans, un nouveau mode de publication a surgi. Le journal mensuel […] plein de personnalités, de petites anecdotes […] l’invention consistait à tâcher d’avoir de l’esprit tous les mois, comme les petits journaux en ont tous les jours. » Sur quoi cela peut-il déboucher ? « Il y a là l’avenir du pamphlet périodique. »
Conclusion
« Tel est le dénombrement des forces de la presse » selon Honoré de Balzac. « Presse » est le mot adopté « pour exprimer tout ce qui se publie périodiquement en politique et en littérature, et où on juge les œuvres de ceux qui gouvernent et de ceux qui écrivent, deux manières de mener les hommes ».
La presse de Paris diffèrerait de celle de Londres. La presse londonienne « porte un égoïsme en toute chose » mais cela s’explique par le patriotisme. La presse anglaise met son pays en valeur : « Un Anglais est Anglais d’abord, il est journaliste après ». Le journaliste français fait passer le pays après soi. En politique, par exemple, « jamais les journaux anglais ne commettront la faute de donner les secrets de leur cabinet ». Les « arcanes de la politique » seront livrées à Paris pour plaire « aux abonnés ». Même si la source en est problématique.
Axiome : Pour le journaliste, tout ce qui est probable est vrai ».
Pourquoi cette monographie balzacienne de la presse parisienne ?
« Certes, il eût été facile de vous peindre les hommes de la presse et les mœurs, de vous les montrer dans l’exercice de leur prétendu sacerdoce ; mais les choses ont paru plus curieuses que les hommes. Aujourd’hui, cette maladie chronique de la France s’est étendue à tout. Elle a soumis à ses lois la justice, elle a frappé de terreur le législateur […] Elle a soumis la royauté, l’industrie privée, la famille, les intérêts ; enfin, elle a fait de la France entière une petite ville où l’on s’inquiète plus du qu’en-dira-t-on que des intérêts du pays ».
Axiome définitif et meurtrier : Si la presse n’existait pas, il ne faudrait pas l’inventer.
Rappelons que Balzac a fondé deux publications, éphémères, qui ont été de cuisants échecs pour lui. En 1836, il se fait vrai « patron » de La Chronique de Paris. Ratage. Non guéri de la figure du patron de presse, il crée en 1839, La Revue parisienne, de tournure littéraire.
Mais il sera « feuilletoniste » au sens de publicateur de romans par épisodes, d’un numéro à l’autre d’un journal. Cependant, ce statut ne correspond pas à celui du feuilletoniste qu’il a évoqué plus haut qui relève du journalisme, et non de la création littéraire d’une ampleur aussi extraordinaire que celle de Balzac.