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Publié : 2 septembre 2014

Fédération Française des Télécoms – Discours & pratiques / Observatoire de la vie numérique des adolescents (12-17 ans)

Le selfie : un portrait de soi narcissique ou une nouvelle construction identitaire ?

Par Joëlle Menrath et Raphaël Lellouche

Le « selfie »

Le « selfie » a été élu mot de l’année, le 18 novembre 2013, dans le cadre du travail sur le dictionnaire d’Oxford. Quelle en est la définition ? :

« Une photographie qu’une personne a prise d’elle-même, généralement au moyen d’un smartphone ou une webcam est téléchargée sur un média social »

Il semble qu’une sorte de réprobation sociale entoure le mot et la pratique qu’il recouvre :

« Des selfies occasionnels sont acceptables, mais il n’est pas indispensable de poster tous les jours une nouvelle photo de soi ».

Ainsi le « selfie » serait « l’encouragement à se focaliser sur soi » et seulement sur soi par « égocentrisme montant », en un narcissisme communicationnel. Cela ressemble aux diatribes concernant l’apparition de la photographie au XIXe siècle, jugée infâme par rapport à la digne peinture :

« [On entre] dans une société immonde se ru[ant] comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur métal »

Peut-on dire, en observant sérieusement la pratique du « selfie » par les adolescents, que cela les conduit à « un amour immodéré de soi » ?

Selfie, selfish ?

La forme du néologisme tend à le faire croire : il s’agit du diminutif de « self portait » escamotant le « genre esthétique » et dont il ne subsiste que « self », lequel « semble désigner l’essence du ‘’Soi’’, associé, au surplus au suffixe de familiarité « ie ». Le selfie, un « moi tout court » qui se mire « ad nauseam dans les miroirs tendus par les réseaux sociaux ». En fait, on oublie la technique et ses apports enrichissants, comme le contempteur des portraits sur le métal. Le mot est le « marqueur d’un nouvel âge ».

Faire son portrait, pratique ordinaire

Le portrait de soi était autrefois commandité à un peintre, et cette représentation de soi coûteuse était réservée à l’aristocratie ou à la grande bourgeoisie. La photo réduit le coût par la réduction du « temps de pose » et par la facilité mécanique et chimique d’obtention de la photo.

L’autoportrait photographique, au début, pouvait se faire avec l’aide d’un miroir puis s’est vu doté du « retardateur ». L’usage du « photomaton » fixe des normes de la photo d’identité et du « Moi social ». Puis les blogs, les pages Myspace, Facebook sont une injonction à l’autoportrait numérique.

Sur Twitter la personne qui ne remplit pas la case photo laisse d’elle-même, aux autres, l’impression d’un fantôme qui ne veut pas jouer le jeu accepté par l’ensemble des usagers. Une rapidité de la photo « identitaire » numérique, prendre des photos de soi avec son smartphone et les poster d’emblée en lige, ou l’usage de l’ordinateur avec une webcam, augmentent le rythme de la nécessité de se donner à voir. On assiste alors à une « banalisation de la pratique de l’autoportrait », comparable à la généralisation des pratiques d’écriture favorisée par la fonctionnalité des SMS.

Le portrait de soi numérique, indispensable « monnaie d’échange » sur les réseaux sociaux

Adeline Wrona, auteur d’un ouvrage sur l’autoportrait (2012), estime que le portrait numérique est une « façon de jouer a minima le jeu des réseaux sociaux ». La structure du site Facebook incite à produire des messages (comme par e-mail) mais aussi des représentations de soi avec les autres. Se « selfier » n’est pas auto-centré mais une façon d’ « entrer dans les rangs et de s’affilier à une communauté ». Une fois qu’on est devenu l’ « ami de quelqu’un ou son suiveur (follower) », sa photo s’agrège à celle de l’Autre.

Certains adolescents ont un recours particulier au « selfie » car ils ont une gêne « à solliciter un ami et à assumer la « dissymétrie constitutive du geste photographique » :

« Pour la photo de profil, je préfère le faire moi-même plutôt que de dire à quelqu’un : prends-moi comme ça, non pas comme ci, de quoi j’ai l’air,… Comme si j’étais un mannequin ».

L’autoportrait numérique est donc « solitaire » mais il a une vocation à l’échange. La valeur de ces images est d’être « partageables ». Ces photos sont les « rescapées » de séances-photos privées, faites de plusieurs tentatives, de « ratés », « dont on ne peut que recueillir le récit ». Malgré l’ouverture signifiée par le mot « selfie », il ne représente pas toujours une intimité réelle. On est devant une « forteresse qui enferme le privé ». Beaucoup de « selfies » résistent à l’examen de la lecture et de l’observation de la part du regard collectif porté sur eux, et anticipé par les créateurs. Fausse identité…

Le « selfie » : une image renouvelable de soi

Les « selfies » que les adolescents pratiquent sur eux ont une certaine plasticité comme le vêtement. Tout comme ils renoncent à certains vêtements qui ne leur agréent plus, le changement d’autoportrait en ligne relève aussi du renouvellement assumé. L’image de soi doit permettre d’être soi-même sous les yeux d’autrui mais, dans une certaine mesure, d’être ressemblant à lui, à lui qu’on admire.

La psychiatre Evelyne Kestemberg pense que : « l’identité s’éprouve à travers des identifications successives » dans une « constante communication anxieuse entre l’autre et soi-même. » Une image de soi, provisoire et « jetable » est « plus apte que les mots à traduire cet état instable du grand débutant [dans la vie qu’est l’adolescent] ». C’est ce que dit une jeune fille (15 ans) sur sa page d’accueil de Twitter :

« ma vie n’a pas encore commencer comment en faire le résumer ? (sic) »

La possibilité protéiforme de la photo renouvelable est précieuse car l’adolescent est en « dysharmonie évolutive », il est en possession d’un « organisme d’adulte » dont il ne sait pas quoi faire. Le « remaniement actif des identifications s’est toujours fait, en sourdine, à l’adolescence ». Ici, c’est par l’autoportrait numérique. La « phase de détachement » des diverses identités constitue une « base narcissique différente, étayée notamment sur le rapport au groupe ».

Il s’agit d’une « conformation à des codes de représentation » à des « rythmes raisonnés » des publications de « selfies ». Il faut trouver le « bon tempo » évitant les excès : il ne faut pas « s’aimer trop », ni se laisser reprocher une « incurie » par les autres, qui sont des « juges » dans le réseau. En fait, plus qu’au Narcisse, l’adolescent en productions « selfiques » appartient à la personne du « Pygmalion de soi ».

Le « selfie » partagé : le « twinie »

Si les adolescents ressentent un malaise à laisser l’autre les photographier, l’autre peut intégrer leur image. Il s’agit de photos en « doubles », les twinies. Ce sont les filles qui le pratiquent le plus, « joue contre joue », « cheveux emmêlés », la « pose fusionnelle ». On s’aperçoit alors de la standardisation des coiffures, des vêtements, réponse à des prescriptions du groupe, de la génération.

« Selfie », nouvelle gestuelle adolescente

Les amis sont des partenaires impliqués avec soi dans une représentation de soi, dans le réseau, dans une dynamique toujours en « voie d’actualisation ». Il y a double satisfaction, celle de « faire » et de « faire pareil »…. Les « selfies », souvent, par la présence dans le champ du bras qui tient le smartphone, ou par l’utilisation du miroir, mettent en scène le geste photographique.

Les représentations « déplacent les lignes verticales et horizontales », « reproduisent des obliques chaloupantes, décadrées ». Ce serait une « gestuelle mimétique » semblable à des « fragments chorégraphiques circulant sur le web ». Chorégraphie de l’acte visuel par le bras, le fait de se tenir penché(e) vers l’écran de l’ordinateur-caméra. Le rapport au spectateur va au-delà du geste simple : « bras et lèvres tendues, prêts à embrasser, semblant toucher l’écran, les langues tirées, la frontalité, les regards caméra et les split screens-photos miment un déroulement de l’action qui déjoue le classicisme de la pose ». La relation est surjouée.

On peut noter un deuxième code qui est celui du « sujet appareillé de son mobile » qui « montr[e] la photo en train de se faire » dans une démarche « performative » propre aux « selfies ». Un grand nombre de « selfies » se prennent devant le miroir, dans l’intimité de la salle de bain, les ascenseurs, les salles de sport. Là intervient la distinction féminin / masculin.

La standardisation de ces images, n’interdit pas l’ « expression singulière ». Elle abandonne le cadre classique, dans la puissance de l’ « explosion pubertaire ». Ces fonctions de « contenant, parfois détourné » comptent plus que le contenu.

Selon Serge Tisseron : « Ces images sont « précieuses à l’adolescence, où la peau, enveloppe contenante naturelle, trahit le tumulte pubertaire : elle rougit au moindre émoi, se couvre de boutons ou de pilosités. »

Les autoportraits numériques offrent l’avantage d’être provisoires, contrôlés, partagés, à la manière du vêtement. Ne pas critiquer les « selfies » ! Ils ont leur rôle dans l’économie de la personnalité :

« Ils sont pour les adolescents des outils, parmi bien d’autres, au service d’un inévitable remaniement psychique, qui s’opère en relation et au diapason avec leurs pairs. »