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Publié : 28 novembre 2013

Le journalisme dans Bel-Ami

Maupassant, dans Bel-Ami, roman d’apprentissage d’un jeune Normand monté à Paris, évoque le journalisme, en puisant dans ses propres souvenirs de chroniqueur.

Les aspects journalistiques du roman peuvent être étudiés, dans le cadre d’une séquence pédagogique consacrée à l’éducation aux médias. On peut établir un parallèle entre la presse papier du XIXe siècle, telle qu’elle est présentée par le roman, et la presse actuelle.

LE JOURNALISME DANS BEL-AMI

- PREMIÈRE PARTIE -

L’édition utilisée est celle de La Pléiade, établie par Louis Forestier, Gallimard, 1987

Georges Duroy, le personnage principal de Bel-Ami, erre dans Paris, quelques rares sous en poche, et rencontre un ancien camarade, Forestier, qui se trouve être journaliste :

« Comme il arrivait au coin de la place de l’Opéra , il croisa un gros jeune homme, dont il se rappela vaguement avoir vu la figure quelque part. Il se mit à le suivre en cherchant dans ses souvenirs et répétant à mi-voix : ‘’Où diable ai-je connu ce particulier-là ?’’ Tout d’un coup, par un singulier phénomène de mémoire, le même jeune homme lui apparut moins gros, plus jeune, vêtu d’un uniforme de hussard. Il s’écria tout haut : ‘’Tiens, Forestier !’’ et, allongeant le pas, il alla frapper sur l’épaule du marcheur. L’autre se retourna, le regarda, puis dit : ‘’Qu’est-ce que vous me voulez, monsieur ?’’ Duroy se mit à rire : ‘’ Tu ne me reconnais pas ? » Forestier tendit les deux mains : ‘’Ah ! mon vieux ! comment vas-tu ?’’

Forestier parle de lui, de sa maladie, des consultations et autres problèmes liés à cela puis évoque son métier :

« Je dirige la politique à La Vie française. Je fais le Sénat au Salut , et, de temps en temps, des chroniques littéraires pour La Planète. Voilà, j’ai fait mon chemin. […] Veux-tu m’accompagner à La Vie, où j’ai des épreuves à corriger ? » [Ière partie, I, page 201]

Georges Duroy entre dans les locaux de La Vie française :

« Ils arrivèrent au boulevard Poissonnière, devant une grande porte vitrée, derrière laquelle un journal ouvert était collé sur ses deux faces. Trois personnes arrêtées le lisaient. Au-dessus de la porte s’étalait comme un appel, en grandes lettres de feu dessinées par des flammes de gaz : La Vie française. […] Forestier poussa cette porte : ‘’Entre’’, dit-il. Duroy entra, monta un escalier luxueux et sale que toute la rue voyait, parvint dans une antichambre, dont les deux garçons de bureau saluèrent son camarade, puis s’arrêta dans une sorte de salon d’attente, poussiéreux et fripé, tendu de faux velours d’un vert pisseux […] ‘’Assieds-toi , dit Forestier, je reviens dans cinq minutes.’’ » [Ière partie, I, page 201]

« Une odeur étrange, particulière, inexprimable, l’odeur des salles de rédaction, flottait dans ce lieu. Duroy demeurait immobile, un peu intimidé, surpris surtout. De temps en temps des hommes passaient devant lui, en courant, entrés par une porte et partis par l’autre avant qu’il eût le temps de les regarder. […] C’étaient des jeunes gens, très jeunes, l’air affairé et tenant à la main une feuille de papier qui palpitait au vent de leur course ; tantôt des ouvriers compositeurs, dont la blouse de toile tachée d’encre laissait voir un col de chemise bien blanc et d’un drap pareil à celui des gens du monde ; et ils portaient avec précaution des bandes de papier imprimé, des épreuves fraîches tout humides. Quelquefois un petit monsieur entrait, vêtu avec une élégance trop apparente, la taille trop serrée dans la redingote, la jambe trop moulée sous l’étoffe, le pied étreint dans un soulier trop pointu, quelque reporter mondain apportant les échos de la soirée. […] » [Ière partie, I, page 203]

« Forestier reparut tenant par le bras un grand garçon, maigre, de trente à quarante ans, en habit noir et en cravate blanche […] Forestier lui dit : ‘’Adieu, cher maître.’’ […] Duroy demanda : ‘’Qui est-ce ? — C’est Jacques Rival, tu sais, le fameux chroniqueur, le duelliste. Il vient corriger ses épreuves. Garin, Montel et lui sont les trois premiers chroniqueurs d’esprit et d’actualité que nous ayons à Paris. Il gagne ici mille francs par an pour deux articles par semaine. […] Et comme ils s’en allaient, ils rencontrèrent un petit homme […] ‘’Norbert de Varenne, dit-il [Forestier], le poète, l’auteur des Soleils morts encore un homme dans les grands prix. Chaque conte qu’il nous donne coûte trois cent francs, et les plus longs n’ont pas deux cents lignes. » [Ière partie, I, page 204]

Au café, au Napolitain, devant des bocks de bière…

« […] Son compagnon se taisait, semblait réfléchir, puis tout à coup : ‘’Pourquoi n’essaierais-tu pas du journalisme ?’’ L’autre, surpris, le regarda ; puis il dit ! : ‘’Mais… c’est que… je n’ai jamais rien écrit. — Bah ! on essaye, on commence. Moi, je pourrais t’employer à aller me chercher des renseignements, à faire des démarches et des visites. Tu aurais au début, deux cent cinquante francs et tes voitures payées. Veux-tu que j’en parle au directeur ? […] — Mais certainement que je veux bien. — Alors, fais une chose, viens dîner chez moi demain ; j’ai cinq ou six personnes seulement, le patron, M. Walter, sa femme, Jacques Rival et Norbert de Varenne, que tu viens de voir, plus une amie de Mme Forestier. […] — C’est que… je n’ai pas de tenue convenable. […] Puis tout à coup, fouillant dans la poche de son gilet [Forestier], il en tira une pincée d’or, prit deux louis, les posa devant son ancien camarade […] »[Ière partie, I, pages 204-205]

Duroy, gêné aux entournures, est reçu par madame Forestier, puis c’est le repas

« Après un court silence, elle lui demanda : ‘’Vous êtes depuis longtemps à Paris ?’’ […] Il répondit, en reprenant peu à peu possession de lui : ‘’Depuis quelques mois seulement, madame. J’ai un emploi dans les chemins de fer ; mais Forestier m’a laissé espérer que je pourrais, grâce à lui, pénétrer dans le journalisme’’ […] Elle eut un sourire plus visible et plus bienveillant ; et elle murmura, en baissant la voix : ‘’Je sais.’’ » [Ière partie, II, page 213]

Raconter le Mzab, par exemple...

« M. Walter, entre deux services, fit quelques plaisanteries car il avait l’esprit sceptique et gras. Forestier raconta son article du lendemain […] Duroy avait visité deux fois le Mzab [Territoire su Sahara algérien dont la ville principale est Ghardaïa] et il raconta les mœurs de ce singulier pays où les gouttes d’eau ont la valeur de l’or, où chaque habitant est tenu à tous les services public, où la probité commerciale est poussée plus loin que chez les peuples civilisés. […] Mme Walter murmura de sa voix lente : ‘’Vous feriez avec vos souvenirs une charmante série d’articles.’’ […] Forestier saisit le moment : ‘’ Mon cher patron, je vous ai parlé tantôt de M. Georges Duroy, en vous demandant de me l’adjoindre pour le service des informations politiques. Depuis que Marambot nous a quittés, je n’ai personne pour aller prendre des renseignements urgents et confidentiel ; et le journal en souffre. […] »

M. Duroy a un esprit original

« Le père Walter devint sérieux et releva tout à fait ses lunettes pour regarder Duroy bien en face. Puis il dit : ‘’ Il est certain que M. Duroy a un esprit original. S’il veut bien venir causer avec moi, demain à trois heures, nous arrangerons ça’’ Puis après un silence, et se tournant tout à fait vers le jeune homme : ‘’Mais faites-nous tout de suite une petite série fantaisiste sur l’Algérie. Vous raconterez vos souvenirs ; et vous mêlerez à ça la question de la colonisation, comme tout à l’heure. C’est d’actualité, tout à fait d’actualité, et je suis sûr que ça plaira beaucoup à nos lecteurs. Mais dépêchez-vous. Il me faut le premier article pour demain, pendant qu’on discute à la Chambre, afin d’amorcer le public.’’ […] Mme Walter ajouta, […] Et vous avez un titre charmant : Souvenirs d’un Chasseur d’Afrique […] »
[Ière partie, II, pages 214-217]

« Et Mme Forestier lui tendait une tasse pleine, avec ce sourire ami qui ne quittait point sa lèvre. […] comme il se penchait plein d’angoisse pour cueillir avec la pince d’argent un morceau de sucre dans le sucrier que portait la petite fille, la jeune femme lui dit à mi-voix : ‘’Faites donc votre cour à Mme Walter.’’ [Ière partie, II, pages 218-219]

Aussitôt dit, aussi tôt fait. À Mme Walter :

« Si vous saviez, madame, quels bons moments m’a fait passer La Vie française, quand j’étais là-bas dans le désert. C’est vraiment le seul journal qu’on puisse lire hors de France, parce qu’il est plus littéraire, plus spirituel et moins monotone que tous les autres. On trouve tout là-dedans. Elle sourit […] et répondit gravement : ‘’M. Walter a eu bien du mal pour créer ce type de journal qui répondait à un besoin nouveau. [Ière partie, II, page 220]

Rentré chez lui Duroy a bien du mal à commencer ses Souvenirs d’un Chasseur d’Afrique. C’est l’angoisse de la page blanche :

« Bah, je serai mieux disposé demain matin. Je n’ai pas l’esprit libre ce soir. Et puis, j’ai peut-être aussi un peu trop bu. On ne travaille pas bien dans ces conditions-là. »
Mais le lendemain matin, c’est la même chose :

« Bah, je n’en ai pas l’habitude. C’est un métier à apprendre comme tous les autres métiers. Il faut qu’on m’aide les premières fois. Je vais trouver Forestier, qui me mettra mon article sur pied en dix minutes. » [Ière partie, II et III, pages 222-226]

Il voit Forestier qui lui conseille de se faire aider par son épouse :

« Va-t’en trouver ma femme, elle t’arrangera ton affaire aussi bien que moi. Je l’ai dressée à cette besogne-là. Moi, je n’ai pas le temps ce matin […] Elle ne te mangera pas, sois tranquille. Surtout n’oublie pas, sois tranquille. Surtout n’oublie pas, tantôt, trois heures […]

Il a pénétré chez les Forestier, et il est annoncé à madame :

« Elle était assise sur un fauteuil de bureau, dans une petite pièce dont les murs se trouvaient entièrement cachés par des livres bien rangés sur des planches de bois noirs. […] Elle se tourna, souriant toujours, enveloppée d’un peignoir blanc garni de dentelle ; et elle tendit la main, montrant son bras nu dans la manche largement ouverte. […] Elle montrait un siège : ‘’Asseyez-vous et parlez .’’ Elle maniait entre deux doigts une plume d’oie en la tournant agilement ; et devant elle, une grande page de papier demeurait écrite à moitié, interrompue par l’arrivée du jeune homme […] Il murmura en hésitant : ‘’Voilà… mais vraiment… je n’ose pas… C’est que j’ai travaillé hier soir très tard… et ce matin… très tôt… pour faire cet article sur l’Algérie que M. Walter m’a demandé… et je n’arrive à rien de bon… j’ai déchiré tous mes essais… Je n’ai pas l’habitude de ce travail-là, moi ; et je venais demander à Forestier de m’aider… pour une fois…’’ Elle l’interrompit en riant […] : ‘’Et il vous a dit de venir me trouver… ? C’est gentil, ça…’’ […] ‘’ — Oui madame. Il m’a dit que vous me tireriez d’embarras mieux que lui… mais moi, je n’osais pas, je ne voulais pas. Vous comprenez ? […] » [Ière partie, III, pages 228-229]

Madame Forestier et Duroy ’’collaborent’’…

« Elle se leva : ‘’ Ça va être charmant de collaborer comme ça. Je suis ravie de votre idée. Tenez, asseyez-vous à ma place, car on connaît mon écriture au journal. Et nous allons vous tourner un article, mais là, un article à succès’’ […] Il s’assit, prit une plume, étala devant lui une feuille de papier, et attendit. […] Mme Forestier, restée debout, le regardait faire ses préparatifs […] ‘’Je ne puis pas travailler sans fumer, dit-elle, voyons, qu’allez-vous raconter ?’’ […] Il leva la tête vers elle avec étonnement. ‘’Mais je ne sais pas, moi, puisque je suis venu vous trouver pour ça’’ ».

Maintenant nous allons commencer

« […] Elle reprit : ‘’Oui, je vous arrangerai la chose. Je ferai la sauce, mais il faut le plat’’ […] Il demeurait embarrassé ; enfin […] ‘’Je voudrais raconter mon voyage depuis le commencement…’’ […] Quand elle l’eût contraint à parler ainsi pendant un petit quart d’heure, elle l’interrompit tout à coup : ‘’Maintenant nous allons commencer. D’abord, nous supposons que vous adressez à un ami vos impressions, ce qui vous permet de dire un tas de bêtises, de faire des remarques de toute espèce, d’être naturel et drôle, si nous pouvons. Commencez :

Nous continuons...

‘’ Mon cher Henry, tu veux savoir ce que c’est l’Algérie, tu le sauras. Je vais t’envoyer, n’ayant rien à faire dans la petite case de boue sèche qui me sert d’habitation, une sorte de journal de ma vie, jour par jour, heure par heure. Ce sera un peu vif, quelquefois, tant pis, tu n’es pas obligé de le montrer aux dames de ta connaissance…’’ […] Nos continuons, dit-elle. ‘’L’Algérie est un grand pays français sur la frontière des grands pays inconnus qu’on appelle le désert, le Sahara, l’Afrique centrale, etc. etc. Alger est la porte blanche et charmante de cet étrange continent. […] Mais d’abord il faut y aller, ce qui n’est pas rose pour tout le monde. Je suis, tu le sais, un excellent écuyer, puisque je dresse les chevaux du colonel, mais on peut-être bon cavalier et mauvais marin. C’est mon cas. […] Te rappelles-tu le major Simbretas, que nous appelions le docteur Ipéca [plante dont on extrait un vomitif] ? »

Le vomitif N° 3

« ’’ Quand nous nous jugions mûrs pour vingt-quatre heures d’infirmerie, pays béni, nous passions à la visite. […] Il était assis sur sa chaise, avec ses grosses cuisses ouvertes dans son pantalon rouge, ses main s sur ses genoux, les bras formant pont, le coude en l’air, et il roulait ses gros yeux de loto mordillant sa bouche blanche. […] Tu te rappelles sa prescription : Ce soldat est atteint d’un dérangement d’estomac. Administrez-lui le vomitif n° 3 selon ma formule, puis douze heures de repos ; il ira bien.[…]’’ »
[Ière partie, III, pages 229-237]

Mon cher, pour atteindre l’Afrique

[Segment de la Ière partie, IV, pages 238 et suivantes]

« ’’ Il était souverain ce vomitif, souverain et irrésistible. On l’avalait donc puisqu’il le fallait. Puis, quand on avait passé par la bonne formule du docteur Ipéca, on jouissait de douze heures de repos bien gagné. […] Eh bien, mon cher, pour atteindre l’Afrique, il faut subir, pendant quarante heures, une autre sorte de vomitif irrésistible, selon la formule de la compagnie Transatlantique…’’ […] Elle se frottait les mains, heureuse de son idée. Elle se leva et se mit à marcher, après avoir allumé une autre cigarette, et elle dictait, en soufflant des filets de fumée qui sortaient d’abord tout droit d’un petit trou rond au milieu de ses lèvres serrées […] Et Duroy, les yeux levés, suivait tous ses gestes, toutes ses attitudes, tous les mouvements de son corps et de son visage occupés à ce jeu vague qui ne prenait point sa pensée »

Mettre le lecteur au courant

« Elle imaginait maintenant les péripéties de la route, portraiturait des compagnons de voyage, inventés par elle, et ébauchait une aventure d’amour avec la femme d’un capitaine d’infanterie qui allait rejoindre son mari. […] Puis, s’étant assise, elle interrogea Duroy sur la topographie de l’Algérie qu’elle ignorait absolument. En dix minutes, elle en sut autant que lui, et elle fit un petit chapitre de géographie politique et coloniale pour mettre le lecteur au courant et le bien préparer à comprendre les questions sérieuses qui seraient soulevées dans les articles suivants.[…] »

Les femmes... Il n’y a que ça qui intéresse

« Puis elle continua par une excursion dans la province d’Oran, une excursion fantaisiste, où il était surtout question des femmes, des Mauresques, des Juives, des Espagnoles. ‘’Il n’y a que ça qui intéresse’’, disait-elle. Elle termina par un séjour à Saïda, au pied des hauts plateaux et par une jolie intrigue entre le sous-officier Georges Duroy et une ouvrière espagnole employée à la manufacture d’alfa de Aïn Hadjar. Elle racontait les rendez-vous, la nuit, dans la montagne pierreuse et nue, alors que les chacals, les hyènes et les chiens arabes crient, aboient et hurlent au milieu des rocs. […] Et elle prononça d’une voix joyeuse :’’La suite à demain.’’ Puis se relevant : ‘’ C’est comme ça qu’on écrit un article, mon cher monsieur. Signez s’il vous plaît.’’ […] Il hésitait […] ‘’Mais signez donc !’’ […] Alors, il se mit à rire et écrivit au bas de la page :’’Georges Duroy.’’ […] »

Antichambre d’un grand journal

« Il n’avait plus rien à faire ; et il n’était pas encore midi […] Puis il rôda sur le boulevard ; et comme trois heures sonnaient, il monta l’escalier-réclame de La Vie française. […] Les garçons de bureau, assis sur une banquette, les bras croisés, tandis que derrière une sorte de petite chaire de professeur, un huissier classait la correspondance qui venait d’arriver. La mise en scène était parfaite, pour en imposer aux visiteurs. Tout le monde avait de la tenue, de l’allure, de la dignité, du chic, comme il convenait dans l’antichambre d’un grand journal. »

Le patron est en conférence…

« […] Duroy demanda : ‘’M. Walter, s’il vous plaît ?’’ […] L’huissier répondit :’’ M. le directeur est en conférence. Si monsieur veut bien s’asseoir un peu.’’ Et il indiqua le salon d’attente, déjà plein de monde. […] On voyait là des hommes graves, décorés, importants, et des hommes négligés au linge invisible, dont la redingote, fermée jusqu’au col, portaient sur la poitrine des dessins de taches rappelant les découpures des continents et des mers sur les cartes de géographie. Trois femmes étaient mêlées à ces gens. Une d’elle était jolie, souriante, parée et avait l’air d’une cocotte ; sa voisine, au masque tragique, ridée, parée aussi d’une façon sévère, portait en elle quelque chose de fripé, d’artificiel qu’ont en général, les anciennes actrices, une sorte de fausse jeunesse éventée, comme un parfum d’amour ranci […] La troisième femme, en deuil, se tenait dans un coin avec une allure de veuve désolée. Duroy pensa qu’elle venait demander l’aumône. […] »

Le sésame

« Cependant, on ne faisait entrer personne […] Alors Duroy eut une idée, et, retournant voir l’huissier : ‘’ Monsieur Walter m’a donné rendez-vous à trois heures dit-il. En tout cas voyez si mon ami M. Forestier n’est pas ici’’ […] Alors on le fit passer par un long corridor dans une grande salle où quatre messieurs écrivaient autour d’une large table verte. […] Forestier, debout devant la cheminée, fumait une cigarette en jouant au bilboquet […] Puis se retournant vers Duroy : ‘’ Viens avec moi, je vais t’introduire chez le patron, sans quoi tu pourrais moisir jusqu’à sept heures du soir’’ […] Ils retraversèrent le salon d’attente où les mêmes personnes demeuraient dans le même ordre […] Puis ayant poussé deux portes capitonnées, ils pénétrèrent chez le directeur. […] La conférence, qui durait depuis une heure, était une partie d’écarté avec quelques-uns de ces messieurs à chapeau plat que Duroy avait remarqués la veille. […] M. Walter tenait les cartes et jouait avec une attention concentrée et des mouvements cauteleux, tandis que son adversaire abattait, relevait, maniait les légers cartons coloriés avec une souplesse, une adresse et une grâce de joueur exercé. […] »

M’apportez-vous mon article ?

« Norbert de Varenne écrivait un article, assis dans le fauteuil directorial, et Jacques Rival, étendu tout au long sur un divan, fumait un cigare, les yeux fermés. […] On sentait là-dedans le renfermé, le cuir des meubles, le vieux tabac et l’imprimerie, on sentait cette odeur particulière des salles de rédaction que connaissent tous les journalistes […] Sur la table en bois noir […] un incroyable amas de papiers gisait : lettres, cartes, journaux, revues, notes de fournisseurs, imprimés de toute espèce. […] dès que le père Walter eut gagné, il [Forestier] présenta : ‘’ Voici mon ami Duroy […] Le directeur considéra brusquement le jeune homme de son coup d’œil glissé par-dessus le verre de ses lunettes, puis il demanda : ‘’M’apportez-vous mon article ? Ça irait très bien aujourd’hui, en même temps que la discussion Morel. […] Duroy tira de sa poche les feuilles de papier pliées en quatre : ‘’Voici, monsieur.’’ Le patron parut ravi, et, souriant :’’ Très bien, très bien. Vous êtes de parole. Il faudra me revoir ça, Forestier ? […] Mais Forestier s’empressa de répondre : ‘’ Ce n’est pas la peine, monsieur Walter, j’ai fait la chronique avec lui pour lui apprendre le métier. Elle est très bonne.’’ […] »

Duroy remplace Marambot

« Et le directeur, qui recevait à présent les cartes données par un grand monsieur maigre, un député de centre gauche, ajouta avec indifférence : ‘’ C’est parfait alors.’’ […] Forestier ne le laissa pas commencer sa nouvelle partie ; et, se baissant vers son oreille : ‘’ Vous savez que vous m’avez promis d’engager Duroy pour remplacer Marambot. Voulez-vous que je le retienne aux mêmes conditions ? — Oui, parfaitement.’’ […] Et prenant le bras de son ami, le journaliste l’entraîna pendant que M. Walter se remettait à jouer. […] Norbert de Varenne n’avait pas levé la tête, il semblait n’avoir pas vu ou reconnu Duroy. […] »

Dépêche d’un extrême gravité...

« Ils retraversèrent le salon d’attente, et comme tout le monde levait les yeux, Forestier dit à la plus jeune des femmes, assez haut pour être entendu des autres patients : ‘’ Le directeur va vous recevoir tout à l’heure, il est en conférence en ce moment avec deux membres de la commission du budget’’ […] Puis il passa vivement d’un air important et pressé, comme s’il allait rédiger aussitôt une dépêche de la plus extrême gravité. […] Dès qu’ils furent rentrés dans la salle de rédaction, Forestier retourna prendre immédiatement son bilboquet, et, tout en se remettant à jouer, et coupant ses phrases pour compter les coups, […] dit à Duroy :

Pour le détail, voir Saint-Potin...

‘’ Voilà. Tu reviendras ici tous les jours à trois heures et je te dirai les courses et les visites qu’il faudra faire, soit dans le jour, soit dans la soirée, soit dans la matinée. — Un, — Je vais te donner d’abord une lettre d’introduction pour le chef du premier bureau de la préfecture de police, — deux, qui te mettra en rapport avec un de ses employés. Et tu t’arrangeras avec lui pour toutes les nouvelles importantes — trois, — du service de la préfecture, les nouvelles officielles et quasi officielles, bien entendu. Pour tout le détail, tu t’adresseras à Saint-Potin, qui est au courant, — quatre, tu le verras tout à l’heure ou demain. Il faudra surtout t’accoutumer à tirer les vers du nez des gens que je t’enverrai voir, — cinq, — et à pénétrer partout malgré les portes fermées, — six, — Tu toucheras pour cela deux cents francs par mois de fixe plus deux sous la ligne pour les échos intéressants de ton cru, — sept, — plus deux sous la ligne également pour les articles qu’on te commandera sur des sujets divers — huit, [...] Puis il ne fit plus attention qu’à son jeu et il continua à compter lentement. »

Fais la suite pour demain

« […] Que faut-il que je fasse ? » […] L’autre répondit : ‘’ Je n’ai rien pour toi aujourd’hui. Tu peux t’en aller si tu veux. […] ‘’ Et … notre… notre article… est-ce ce soir qu’il passera ?
— Oui, mais ne t’en occupe pas, je corrigerai les épreuves. Fais la suite pour demain et viens ici à trois heures comme aujourd’hui.’’ […] Et Duroy, ayant serré toutes les mains sans savoir même le nom de leurs possesseurs, redescendit le bel escalier, le cœur joyeux et l’esprit allègre. »
[Ière partie, IV, pages 238-242]

Se voir imprimé !

Georges Duroy dormit mal, tant l’excitait le désir de voir imprimé son article. Dès que le jour parut, il fut debout et il rôdait dans la rue bien avant l’heure où les porteurs de journaux vont, en courant, de kiosque en kiosque. […] Alors il gagna la gare Saint-Lazare […] Il vit arriver la marchande qui ouvrit sa boutique de verre, puis il aperçut un homme portant sur sa tête un tas de grands papiers pliés. Il se précipita : C’étaient Le Figaro, le Gil Blas, Le Gaulois, L’Événement et deux ou trois autres feuilles du matin mais La Vie française n’y était pas ; [… ] Une peur le saisit : ‘’ Si on avait remis au lendemain Les Souvenirs d’un Chasseur, ou si, par hasard, la chose n’avait pas plu, au dernier moment, au père Walter ? »

Ça y était !

« […] En redescendant vers le kiosque, il s’aperçut qu’on vendait le journal sans qu’il l’eût vu apporter. Il se précipita, le déplia, après avoir jeté les trois sous, et parcourut les titres de la première page . — Rien. — Son cœur se mit à battre ; il ouvrit la feuille et il eut une forte émotion en lisant, au bas d’une colonne, en grosses lettres : ‘’Georges Duroy.’’ Ça y était ! quelle joie !’’ […] Il se mit à marcher […] avec une envie d’arrêter les passants pour leur dire : ‘’ Achetez ça — achetez ça. Il y a un article de moi.’’

Tu emmèneras le jeune Duroy

« […] Puis il se rendit au journal. […] Forestier le reçut de haut, comme on reçoit un inférieur : ‘’ Ah ! te voilà, très bien. J’ai justement plusieurs affaires pour toi. Attends-moi dix minutes. Je vais d’abord finir ma besogne’’ Et il continua une lettre commencée […] À l’autre bout de la grande table, un petit homme très pâle, bouffi, très gras, chauve […] Forestier lui demanda : ‘’ Dis donc, Saint-Potin, à quelle heure vas-tu interviewer nos gens ? — A quatre heures — Tu emmèneras avec toi le jeune Duroy ici présent et tu lui dévoileras les arcanes du métier. — C’est entendu. ‘’ »

La suite sur l’Algérie ?

« […] Puis, se tournant vers son ami, Forestier ajouta : ‘’As-tu apporté la suite sur l’Algérie ? Le début de ce matin a eu beaucoup de succès.’’ […] Duroy, interdit, balbutia : ‘’ Non — j’avais cru avoir le temps dans l’après-midi — J’ai eu un tas de choses à faire, — je n’ai pas pu…’’ […] L’autre leva les épaules d’un air mécontent : ‘’ Si tu n’es pas plus exact que ça, tu rateras ton avenir, toi. Le père Walter comptait sur ta copie. Je vais lui dire que ce sera pour demain. Si tu crois que tu seras payé pour ne rien faire, tu te trompes. […] On doit battre le fer quand il est chaud, que diable.’’ […] »

Le général et le rajah

« Saint-Potin se leva : ‘’ Je suis prêt, dit-il’’ […] Alors Forestier […] se tournant vers Duroy : ‘’ Voilà. Nous avons à Paris depuis deux jours le général chinois Li-Theng-Fao, descendu au Continental, et le rajah Tpaosahib Ramaderao Pali, descendu au Bristol. Vous allez leur prendre une conversation […] Pui se tournant vers Saint-Potin : ‘’ N’oublie pas les principaux points que je t’ai indiqués. Demande au général et au rajah leur opinion sur les menées de l’Angleterre dans l’Extrême-Orient, leurs idées sur son système de colonisation et de domination, leurs espérances relatives à l’intervention de l’Europe, et de la France en particulier, dans leurs affaires. […] Il se tut puis il ajouta, parlant à la cantonade : ‘’ Il sera on ne peut plus intéressant pour nos lecteurs de savoir en même temps ce qu’on pense en Chine et dans les Indes sur ces questions, qui passionnent si fort l’opinion publique en ce moment.’’ »

Observe...

« […] Il ajouta, pour Duroy : ‘’Observe comment Saint-Potin s’y prendra, c’est un excellent reporter, et tâche d’apprendre les ficelles pour vider un homme en cinq minutes.’’ […] Puis il recommença à écrire avec gravité, avec l’intention évidente de bien établir les distances, de bien mettre à sa place son ancien camarade et nouveau confrère. »

« Dès qu’ils eurent franchi la porte, Saint-Potin se mit à rire et dit à Duroy : ‘’En voilà un faiseur. Il nous la fait à nous-mêmes. On dirait vraiment qu’il nous prend pour ses lecteurs. »

Saint-Potin entraîne Duroy dans un café et potine, comme son surnom l’indique (Il s’appelle Thomas, en réalité, ce sont ces collègues qui l’appellent ainsi) : il évoque Walter et son journal. Suivent des propos antisémites, l’évocation des dessous de La Vie française : Peu de ligne éditoriale, un positionnement politique variable :

« Le patron ? Un vrai juif ! […] Et avec ça, pourtant, un bon zig , qui ne croit à rien et roule tout le monde. Son journal qui est officieux, catholique, libéral, républicain, orléaniste, tarte à la crème et boutique à treize [bazar, foire-fouille avant l’heure, où tout est à prix unique, ici treize sous] n’a été fondé que pour soutenir ses opérations de bourse et ses entreprises de toute sorte. Pour ça il est très fort, et il gagne des millions au moyen de sociétés qui n’ont pas quatre sous de capital… […] Il allait toujours, appelant Duroy ‘’mon cher ami’’. ‘’Et il a des mots à la Balzac, ce grigou. Figurez-vous que l’autre jour, je me trouvais dans son cabinet avec cette antique bedole [baderne, imbécile] de Norbert, et ce Don Quichotte de Rival, quand Montelin, notre administrateur, arriva, avec sa serviette en maroquin sous le bras, cette serviette que tout Paris connaît. »

Est-il à la Balzac celui-là ?

« Walter leva le nez et demanda : ‘’Quoi de neuf ?’’ Montelin répondit avec naïveté : ’’Je viens de payer les seize mille francs que nous devions au marchand de papier.’’[…] Le patron fit un bond, un bond étonnant : ‘’Vous dites ? — Que je viens de payer M. Privas — Mais vous êtes fou ! — pourquoi ? — Pourquoi… pourquoi… pourquoi… […] Pourquoi ? Parce que nous pouvions obtenir là-dessus une réduction de quatre à cinq mille francs. […] On n’est pas naïf comme vous. Sachez, monsieur Montelin, qu’il faut toujours accumuler ses dettes pour transiger’’ Et Saint-Potin ajouta : ‘’ Hein ? Est-il à la Balzac, celui-là ?’’ »

Duroy trouve qu’il est tard et temps d’aller interviewer le Chinois et l’Indien. Saint-Potin le détrompe [Ière partie, IV, page 244] :

« Saint-Potin se mit à rire : ‘’ Vous êtes encore naïf, vous ! Alors vous croyez comme ça que je vais aller demander à ce Chinois et à cet Indien ce qu’ils pensent de l’Angleterre. Comme si je ne le savais pas mieux qu’eux, ce qu’ils doivent penser pour les lecteur de La Vie française. J’en ai déjà interviewé cinq cents de ces Chinois, Persans, Hindous, Chiliens, Japonais et autres. Ils répondent tous la même chose, d’après moi. Je n’ai qu’à reprendre mon article sur le dernier venu et à le copier mot pour mot. Ce qui change, par exemple, c’est leur tête, leur nom, leurs titres, leur âge, leur suite ».

Je serai relevé raide

« Oh ! là-dessus il ne faut pas d’erreur parce que je serais relevé raide par Le Figaro ou Le Gaulois. Mais sur ce sujet, le concierge de l’hôtel Bristol et celui du Continental m’auront renseigné en cinq minutes. Nous irons à pied jusque-là en fumant un cigare. Total : cent sous de voiture à réclamer au journal. Voilà, mon cher, comment on s’y prend quand on est pratique. »

Rien ne rapporte autant que les échos

« Duroy demanda : ‘’Ça doit rapporter bon d’être reporter dans ces conditions-là.’’ […] Le journaliste répondit avec mystère : ‘’Oui, mais rien ne rapporte autant que les échos, à cause des réclames déguisées.’’ […] Et Saint-Potin, tout à coup dit à son compagnon :’’ Vous savez, si vous avez à faire quelque chose, je n’ai pas besoin de vous, moi.’’ […] Duroy lui serra la main et s’en alla. » [page 244]

Après une heure d’efforts, et cinq pages de papier ?

« Ayant diné chez un marchand de vin auprès de l’arc de triomphe de l’Étoile, il revint lentement à pied chez lui par les boulevards extérieurs, et il s’assit devant la table, pour travailler. […] Mais dès qu’il eut sous les yeux la grande feuille de papier blanc, tout ce qu’il avait amassé de matériaux s’envola de son esprit, comme si sa cervelle se fût évaporée. Il essayait de ressaisir des bribes de souvenirs et de les fixer ; il lui échappaient à mesure qu’il les reprenait, ou bien ils se précipitaient pêle-mêle, et il ne savait comment les présenter, les habiller, ni par lequel commencer. […] Après une heure d’efforts, et cinq pages de papier noircies par des débuts de phrases qui n’avaient point de suite, il se dit : ‘’Je ne suis pas encore assez rompu au métier. Il faut que je prenne une nouvelle leçon.’’ Et tout de suite la perspective d’une autre matinée de travail avec Mme Forestier, l’espoir de ce long tête-à-tête intime, cordial, si doux, le firent tressaillir de désir. Il se coucha bien vite, ayant presque peur à présent de se remettre à la besogne et de réussir tout à coup. »
[Ière partie, IV, pages 244-245]

… Je n’arrive pas encore à faire mon article…

« […] Après cinq minutes d’attente, on le fit entrer dans le cabinet où il avait passé une si bonne matinée. […] À la place occupée par lui, Forestier maintenant était assis et écrivait, en robe de chambre, les pieds dans ses pantoufles, la tête couverte d’une petite toque anglaise ; tandis que sa femme, enveloppée du même peignoir blanc, et accoudée à la cheminée, dictait, une cigarette à la bouche. […] Duroy s’arrêtant sur le seuil, murmura : ‘’Je vous demande bien pardon, je vous dérange.’’ […] Et son ami, ayant tourné la tête, une tête furieuse, grogna : ‘’Qu’est-ce que tu veux encore ? Dépêche-toi, nous sommes pressés.’’ […] l’autre, interdit, balbutiait : ‘’Non, ce n’est rien, pardon.’’ […] Mais Forestier se fâchant : ‘’Allons, sacrebleu ! ne perds pas de temps, tu n’as pourtant pas forcé ma porte pour le plaisir de nous dire bonjour.’’ Alors Duroy, fort troublé : ‘’ Non… voilà… c’est que… je n’arrive pas encore à faire mon article… et tu avais été si…si… si gentil la dernière fois que… que j’espérais… que j’ai osé venir…’’ » [Ière partie, IV, page 245]

Je m’en vais faire celle-là, et tout seul !

« Forestier lui coupa la parole : ‘’ Tu te fiches du monde, à la fin. Alors tu t’imagines que je vais faire ton métier, et que tu n’auras qu’à passer à la caisse au bout du mois ! Non ! Elle est bonne, celle-là ! […] Et Duroy, rougissant bégayait [...] : ‘’Je vous demande mille fois pardon, Madame, en vous adressant encore mes remerciements les plus vifs pour la chronique si charmante que vous m’avez faite hier.’’ […] Il retourna chez lui, à grands pas, en grommelant : ‘’Eh bien, je m’en vais la faire celle-là, et tout seul, et ils verront…’’ »

Une chronique comme un chaos

« À peine rentré, la colère l’excitant, il se mit à écrire. […] Il continua l’aventure commencée par Mme Forestier, accumulant des détails de roman-feuilleton, des péripéties surprenantes et des descriptions ampoulées, avec une maladresse de style de collégien et des formules de sous-officier. En une heure, il eut terminé une chronique qui ressemblait à un chaos de folies, et il la porta, avec assurance, à La Vie française. » [Ière partie, IV, page 246]

Le Chinois et l’Indien de Saint-Potin

« La première personne qu’il rencontra fut Saint-Potin, qui lui serrant la main avec une énergie complice, demanda : ‘’Vous avez lu ma conversation avec le Chinois et avec l’Hindou. Est-ce assez drôle ? Ça a amusé tout Paris. Et je n’ai pas vu seulement le bout de leur nez.’’ […] Duroy, qui n’avait rien lu, prit aussitôt le journal, et il parcouru de l’œil un long article intitulé ‘’Inde et Chine’’, pendant que le reporter lui indiquait et soulignait les passages les plus intéressants. […] Forestier survint, soufflant et pressé […] ‘’Ah bon j’ai besoin de vous deux.’’ […] Duroy lui tendit son article : ‘’Voici la suite de l’Algérie. — Très bien, donne, je vais la remettre au patron.‘’ Ce fut tout. » [Ière partie, IV, page 246]

« Puis Saint-Potin l’emmena bavarder dans les bureaux de quatre ou cinq feuilles rivales, espérant que les nouvelles qu’on l’avait chargé de recueillir avaient été prises déjà par d’autres, et qu’il saurait bien les leur souffler, grâce à l’abondance et à l’astuce de sa conversation. » [page 247]

Le désastre

« […] Il faisait jour quand il sortit et la pensée lui vint aussitôt d’acheter La Vie française. Il ouvrit le journal d’une main fiévreuse ; sa chronique n’y était pas ; et il demeurait debout sur le trottoir, parcourant anxieusement de l’œil les colonnes imprimées avec l’espoir d’y trouver, enfin, ce qu’il cherchait. […] Quelque chose de pesant accablait son cœur, car, après la fatigue d’une nuit d’amour, cette contrariété tombant sur sa lassitude avait le poids d’un désastre. […] » [page 248]

Il faudra le refaire

« En rentrant quelques heures plus tard dans les bureaux de la rédaction, il se présenta devant M. Walter : ‘’ J’ai été tout surpris, ce matin, monsieur, de ne pas trouver mon second article sur l’Algérie’’ […] Le directeur leva la tête, et d’une voix sèche : ‘’ Je l’ai donné à votre ami Forestier, en le priant de le lire ; il ne l’a pas trouvé suffisant ; il faudra le refaire.’’ […] Duroy, furieux, sortit sans répondre un mot, et, pénétrant brusquement dans le cabinet de son camarade : ‘’ Pourquoi n’as-tu pas fait paraître, ce matin, ma chronique ? […] Le journaliste fumait une cigarette, le dos au fond de son fauteuil et les pieds sur la table, salissant de ses talons un article commencé […] : ‘’Le patron l’a trouvé mauvais, et m’a chargé de te le remettre pour le recommencer. Tiens, le voilà.’’ […] »

Refusé de nouveau…

« Duroy, confondu, ne trouva rien à dire et, comme il mettait sa prose dans sa poche , Forestier reprit : ‘’ Aujourd’hui tu vas te rendre d’abord à la préfecture… […] Duroy s’en alla, sans avoir pu découvrir le mot mordant qu’il cherchait. […] Il rapporta son article le lendemain. Il lui fut rendu de nouveau. L’ayant refait une troisième fois, et le voyant refusé, il comprit qu’il allait trop vite et que la main de Forestier pouvait seule l’aider sur la route. […] Il ne parla donc plus des Souvenirs d’un Chasseur d’Afrique, en se promettant d’être souple et rusé, puisqu’il le fallait, et de faire, en attendant mieux, son métier de reporter avec zèle. […] » [page 249]

Il eut des rapports continus avec des ministres...

« Il connut les coulisses des théâtres et celles de la politique, les corridors et le vestibule des hommes d’État et de la Chambre des députés, les figures importantes des attachés de cabinet et les mines renfrognées des huissiers endormis. […] Il eut des rapports continus avec des ministres, des concierges, des généraux, des agents de police, des princes, des souteneurs, des courtisanes, des ambassadeurs, des évêques, des proxénètes, des rastaquouères, des hommes du monde, des Grecs, des cochers de fiacre, des garçons de café et bien d’autres, étant devenu l’ami intéressé et indifférent, de tous ces gens, les confondant dans son estime,
les toisant à la même mesure, les jugeant avec le même œil, à force de les voir tous les jours, à toute heure, sans transition d’esprit, et de parler avec eux tous des mêmes affaires concernant son métier. Il se comparait lui-même à un homme qui goûterait, coup sur coup, les échantillons de tous les vins et ne distinguerait bientôt plus le Château-Margaux de l’Argenteuil. » [page 249]

La fortune tarde à venir...

« Il devint en peu de temps un remarquable reporter, sûr de ses informations , rusé, rapide, subtil, une vraie valeur pour le journal, comme disait le père Walter, qui s’y connaissait en rédacteurs. […] Cependant, comme il ne touchait que dix centimes la ligne, plus ses deux cents francs de fixe, et, comme la vie de restaurant coûte cher, il n’avait jamais le sou et se désolait de sa misère. […] C’est un truc à saisir, pensait-il, en voyant certains confrères aller la poche pleine d’or, sans jamais comprendre quels moyens secrets, ils pouvaient bien employer pour se procurer cette aisance. Et il soupçonnait avec envie des procédés inconnus et suspects, des services rendus, toute une contrebande acceptée et consentie. Or, il lui fallu pénétrer le mystère, entrer dans l’association tacite, s’imposer aux camarades qui partageaient sans lui. […] Et il rêvait souvent le soir, en regardant de sa fenêtre passer les train, aux procédés qu’il pourrait employer. » [Ière partie, IV, pages 249-250]

Duroy... plaçait un bout d’article

« Deux mois s’étaient écoulés ; on touchait à septembre, et la fortune rapide que Duroy avait espérée lui semblait bien lente à venir. Il s’inquiétait surtout de la médiocrité morale de sa situation et ne voyait point par quelle voie il escaladerait les hauteurs où on trouve la considération, la puissance et l’argent. […] Il se sentait enfermé dans ce métier médiocre de reporter, muré là-dedans à n’en pouvoir sortir. […] De temps en temps, il est vrai, Duroy, saisissant une occasion, plaçait un bout d’article, et ayant acquis par ses échos une souplesse de plume et un tact qui lui manquaient lorsqu’il avait écrit sa seconde chronique sur l’Algérie, il ne courait plus aucun risque de voir refuser ses actualités. Mais de là à faire des chroniques selon sa fantaisie ou à traiter, en juge, les questions politiques, il y avait autant de différence qu’à conduire dans les avenues du Bois, étant cocher, ou à conduire, étant maître. »
[Ière partie, IV, page 250]

Le roman présente ensuite un long épisode amoureux entre Duroy et Mme de Marelle, une amie des Forestier ; il s’agit d’une femme mariée qui succombe aisément au charme de Duroy. Ce dernier mène alors une vie de patachon et dépense beaucoup pour Mme de Marelle. [Cet intermède amoureux va de la page 250 à la page 281, dans l’édition citée.]

Ses émoluments à La Vie française ne suffisent plus à Duroy, il est obligé d’emprunter à Forestier :

« Georges Duroy eut le réveil triste, le lendemain. […] Il s’habilla […] et se mit à réfléchir. […] Enfin, la nécessité de trouver de l’argent l’aiguillonna et il se rendit chez Forestier. […] Son ami le reçut, les pieds au feu, dans son cabinet. ‘’Qu’est-ce qui t’a fait lever si tôt ?’’ ‘’ Une affaire très grave. J’ai une dette d’honneur. — De jeu ?’’ Il hésita et , puis avoua : ‘’De jeu. — Grosse ? — Cinq cents francs !’’ Il n’en devait que deux cent quatre-vingts. […] ‘’ Si tu veux vingt francs, j’ai encore ça à ta disposition, mais pas davantage. […]’’ Duroy accepta la pièce d’or. […] » [Ière partie, VI, page 281]

Conquérir la femme de Forestier...

« Forestier, malade, affaibli, toussant toujours, lui faisait, au journal, une existence pénible, semblait se creuser l’esprit pour lui trouver des corvées ennuyeuses. Un jour même, dans un moment d’irritation nerveuse, et après une longue quinte d’étouffement, comme Duroy ne lui apportait point un renseignement demandé, il grogna : ‘’ Cristi, tu est plus bête que je l’aurais cru.’’ […] L’autre faillit le gifler, mais il se contint et s’en alla en murmurant : ‘’Toi, je te rattraperai. […] Je vas te faire cocu, mon vieux.’’ […] Il voulut, dès le jour suivant, en commencer l’exécution. Il fit à Mme Forestier une visite en éclaireur. » [page 282]

L’entreprise tourne court :

« […]Il s’était assis près d’elle et il la regardait avec une curiosité nouvelle, une curiosité d’amateur qui bibelote. […] et il pensa : Elle est mieux que l’autre [Mme de Marelle], certainement. Il ne doutait pas du succès, il n’aurait qu’à allonger la main, lui semblait-il, et à la prendre, comme on cueille un fruit. Il dit résolument : ‘’Je ne venais point vous voir parce que cela valait mieux […] — Comment ? Pourquoi ? — Pourquoi ? Vous ne devinez pas ? — Non, pas du tout. — Parce que je suis amoureux de vous…oh ! un peu, rien qu’un peu… et que je ne veux pas le devenir tout à fait…’’ [page 283]

Les amoureux ennuient madame…

« […] Elle ne parut ni étonnée, ni choquée, ni flattée ; elle continuait à sourire du même sourire indifférent, et elle répondit avec tranquillité : Oh ! Vous pouvez venir tout de même. On n’est jamais amoureux de moi longtemps.’’ Il fut surpris du ton encore plus que des paroles et il demanda : ‘’Pourquoi ? — Parce que c’est inutile et que je le fais comprendre tout de suite […] Mon cher ami, pour moi un homme amoureux est rayé du nombre des vivants. Il devient idiot, pas seulement idiot, mais dangereux. Je cesse, avec les gens qui m’aiment d’amour, ou qui le prétendent, toute relation intime, parce qu’ils m’ennuient d’abord, et puis parce qu’ils me sont suspects comme un chien enragé qui peut avoir une crise […]’’ »

Amour platonique exigé

« Elle avait un visage calme et froid, et elle dit en appuyant sur chaque mot : ’’ Je ne serai jamais, jamais votre maîtresse, entendez-vous. Il est donc absolument inutile, il serait même mauvais pour vous de persister dans ce désir…’’ […] Il avait compris que toute tentative resterait stérile devant cette sentence sans appel. […] il lui tendit les deux mains : ‘’Je suis à vous, madame, comme il vous plaira." […] Elle sentit la sincérité de la pensée dans la voix, et elle donna ses mains […] Il les baisa l’une après l’autre, puis il dit simplement en relevant la tête : ‘’Cristi, si j’avais trouvé une femme comme vous, avec quel bonheur je l’aurais épousée.’’ » [pages 283-284]

Voyez plutôt madame Walter

« […] Elle fut touchée, cette fois, caressée par cette phrase comme les femmes le sont par les compliments qui trouvent leur cœur, et elle lui jeta un de ces regards rapides et reconnaissant qui nous font leurs esclaves. […] Elle hésita, et demanda : ‘’ Puis-je parler librement ? — Oui — Tout à fait ? — Tout à fait. — Eh bien ! allez donc voir Mme Walter, qui vous apprécie beaucoup, et plaisez-lui. Vous trouverez à placer par-là vos compliments, bien qu’elle soit honnête, entendez-moi bien, tout à fait honnête […] Vous y pourrez trouver mieux, en vous faisant bien voir. Je sais que vous occupez encore dans le journal une place inférieure. Mais ne craignez rien, ils reçoivent tous leurs rédacteurs avec la même bienveillance. Allez-y, croyez-moi.’’

À l’assaut de Mme Walter avec d’ « admirables poires » d’appellation d’origine non contrôlée…

« Un jour donc, s’étant levé de bonne heure, il se rendit aux halles au moment des ventes, et il se procura, moyennant une dizaine de francs, une vingtaine d’admirables poires. Les ayant ficelées avec soin dans une bourriche […] il les porta chez le concierge de la patronne avec sa carte où il avait écrit : ‘’ Georges Duroy, prie humblement Mme Walter d’accepter ces quelques fruits qu’il a reçus de Normandie.’’ Il trouva le lendemain dans sa boîte aux lettres, au journal, une enveloppe contenant, en retour, la carte de Mme Walter ‘’qui remerciait bien vivement M. Georges Duroy, et restait chez elle tous les samedis.’’ » [page 285]

« Malgré l’assurance qu’il avait gagnée dans son existence parisienne et surtout dans son métier de reporter qui le mettait incessamment en contact avec des personnages marquants, Duroy se sentait un peu intimidé par la mise en scène de l’entrée et de la traversée des salons déserts. […] Il balbutia : ‘’ Madame, je me suis permis…’’, en cherchant de l’œil la maîtresse de maison […] Elle lui tendit la main qu’il prit en s’inclinant, et lui ayant dit : ‘’Vous êtes fort aimable, monsieur, de venir me voir’’, elle lui montra un siège ».
[Ière partie, VI, page 285]

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