PREMIÈRE PARTIE
Après le grand reportage de Florence Aubenas, en immersion dans le monde des femmes de ménage exploitées par des entreprises, le grand reportage à l’étranger, le reportage violent, le reportage de guerre. Au moment où commence le récit de Patrick Chauvel, grand reporter de guerre français, il est installé aux États-Unis, en 1989. Il va essayer de couvrir l’offensive américaine au Panama, contre le Général Noriéga. Puis ce sera, entre autres, l’Érythrée, l’Irlande du nord, la Tchétchénie. L’écriture en est fluide, très rapide. Pour en rendre compte, il faut que la phrase "coure", qu’elle atteigne parfois le style télégraphique...
1989, PANAMA CITY
A terre, touché… l’hélico doit fuir
Il est touché, tombe sur les genoux, nez sur le bitume. Essayer de bouger pour voir, mais jambes paralysées. Un correspondant d’El Pais est immobile, sa tête baignée dans son sang. Mort. Malcolm Liton, de Reuters, blessé à la jambe fait le mort. Chauvel, à ce moment, pense à son père, tête sévère de Breton, mort à 58 ans. C’est une vision se dit Chauvel, de celles dont parlent les Indiens d’Amérique du Nord. Un employé du Marriott, caché derrière un muret, tend un verre d’eau à Chauvel qui est sorti alors que c’est dangereux. Un hélicoptère américain « estampillé Croix rouge » essaie de se poser sur l’hôtel Marriott.
Flash back
Miami, une jeune cycliste, distributrice de journaux, jette le Miami Herald aux pieds de Chauvel. Titre : Un soldat américain tué par des paramilitaires à Panama City. Chauvel appelle Sygma. Il veut y aller. Il a ses idées sur l’optique de Bush dans cette guerre :
« […] C’est une aubaine pour Bush qui cherche à se montrer en homme fort face à Noriega, la créature qu’il a inventée quand il était à la CIA, l’homme fort du Panama, qui a eu le culot de lui rappeler qu’en l’an 2000, le canal revenait aux Panaméens ».
Chauvel tanne Sygma. Eliane Laffont de l’agence, à New York, donne son accord. Il ira sur place. Il sait que les journalistes ne sont pas les bienvenus et qu’il faut ruser. Qu’à cela ne tienne. Il emmène son épouse, Delphine, la troisième. Delphine a repris les choses en mains, elle s’occupe bien des deux petits laissés par Olivia à Chauvel. Enfants confiés à des tiers, pendant le voyage. Avec Delphine, à l’aéroport, ils font couple de touristes. Il passent facilement. Ils arrivent au Panama. Ils sont rassemblés avec les journalistes internationaux à l’hôtel.
Pagaille… le chauffeur de taxi attend
Retour au présent. L’hélicoptère se fait « allumer par des tirs nourris », il doit fuir. Chauvet, allongé par terre : « Help ! Photographe, touché ! » Il est équipé le plus légèrement possible : deux boîtiers, trois optiques, une petite caméra. 20 films. Tenue noire, la plus discrète. « Pas un chat dans la ville ». Des groupes armés cachés dans les caves ou sur les toits. Comme il avait réussi à obtenir un taxi, Chauvel lui avait demandé de s’avancer dans une rue adjacente. Le taxi s’était arrêté. Le chauffeur avait fait le signe de croix. Pas plus loin ! Chauvel lui a laissé un paquet de dollars pour qu’il reste là, moteur allumé. Chauvel se dirige vers le QG qui doit être à un kilomètre. Aller « au contact d’un groupe américain ou panaméen ». Une foule de civils panaméens déboule sur Chauvel. Il fait des photos de ces gens. Il se cache dans une porte cochère. Un cadavre de femme traîne sur le trottoir. Chauvel court avec un groupe armé.
Panaméens : rien contre un français !
Qui est-ce ? Des Panaméens. On le prend au colback, on le traite de « Gringo de mierda ! ». C’est un français ? Alors, on le lâche. Il peut suivre, mais pas de flash ou c’est la mort pour tous. L’étudiant lui dit qu’il n’aime pas Noriega, mais que c’est le seul à s’opposer aux Américains. Coups de feu. Ils se couchent à terre. Flash quand même !... L’étudiant est tué… Il les perd, il est entre deux feux, sans savoir qui est qui.
Rejoindre les Américains, pas facile, ce sont eux qui tirent. Il retrouve son taxi. Le chauffeur ne bouge pas. Mort, une balle dans la tête…
Une porte d’immeuble est ouverte, derrière lui. Il grimpe les étages, il crie qu’il est journaliste, monte à la terrasse, personne. De solides gaillards l’y serrent. L’immeuble était pleins de soldats. Invisibles.
Ce sont des Américains. A un kilomètre, le QG de Noriega. En flammes. On lui rend son passeport au bout de 20 minutes. Il est ok, qu’il dégage de la zone.
Dans la rue, il rase les murs. On l’arrête : les Panaméens. On vérifie qui il est. Qu’il prenne des photos des atrocités commises par les Américains. Il entre dans l’un de leur immeuble. Il branche une radio sur la BBC. Ça va aider les soldats, pris dans l’immédiateté, incapables de savoir ce qui se passe synthétiquement : Les Américains ont envahi le Panama et ça se passe bien pour eux. Désespoir des Panaméens.
Les otages du Marriott
Mais les Panaméens sont entrés au Marriott et ont pris comme otages des gringos. Chauvel veut retraverser la ville à pied jusqu’à l’hôtel pour voir Delphine. Impossible. Ça tire dans tous les sens. Finalement, au début du jour, une ambulance l’emmène vers le Marriott. Le hall est dévasté. Personne dans la chambre, lit pas défait. Chris Morris, qui s’était caché, annonce que les blancs ont été emmenés dans un bus, avec des journalistes, des hommes d’affaires.
60.000 dollars !
Il a un film. Un représentant de NBC, caché lui aussi, l’achète 60.000 dollars. Les Panaméens sortent d’un ascenseur. Les Américains sont arrêtés, Chauvet, français, libre d’aller où il veut. Il retourne dans sa chambre récupérer les pellicules photos dissimulées au-dessus d’un placard et dans la poubelle. Il sort, rase les murs dans la rue. Un minibus : on l’appelle. C’est Delphine, entre autres ! Delphine, française, la femme de Chris, colombienne : pas de bons otages… On décampe. Mais une camionnette intercepte le minibus. Chris, Américain, c’est mauvais… On leur prend toutes leurs pellicules et le matériel. Chris se prend une baffe, puis la camionnette repart…
Cinq photos seulement avant... / Touché maintenant
Chauvet prévient Sygma qu’il a besoin de matériel. Il ne lui reste qu’un vieil appareil. Hommage à rendre aux reporters de la Grande guerre : pellicules de cinq photos seulement. Il fallait que ça soit à chaque fois la bonne ! Il court mais il a été touché : petit trou rouge sous le tee-shirt, juste à droite du nombril. Il marque son groupe sanguin sur son front. Mais s’il n’est pas mort depuis tout à l’heure, c’est un bon signe. A la mort : « Non, tu ne m’auras pas, salope ! » Deux soldats américains lui font un brancard avec deux ponchos, quatre le portent. Ils sont en colère : s’ils sont là, à perdre leur temps, c’est pour le Français. Passeport, l’hélico va l’évacuer. On le « jette » dans l’appareil qui décolle. Direction un terrain vague couvert de tentes : alignements de soldats américains morts sous les bâches qui volent à cause des pales de l’hélico. « Encore une photo ratée ! »
Balls, Bowels... ?
Chauvel se fait examiner très succinctement par les médecins. On lui conseille de reprendre un hélico. Le pilote a l’air navré. Pourquoi ? Des infirmiers en blanc débarquent le blessé et Chauvel. Il se rend compte que son cas est grave. Piqûre, « tuyau dans le bras ». On découpe ses vêtements. Un chirurgien militaire le prend en charge : « Tout va bien se passer ». Puis plus rien. Quelque temps après : un chirurgien « coiffé d’un bob à fleurs » est assis sur son lit. « Tout va bien. On vous a coupé les…euh, les balls / Quoi, les couilles ? / Non ! Les bowels ! Bowels » C’est-à-dire les intestins… Énorme cicatrice. Il est vivant, c’est un miracle. Il veut prévenir à tout prix Delphine. Mais depuis l’ « aquarium » dans lequel il se trouve, il la voit.. Elle s’assoit sur le lit ; elle reste avec lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Un prêtre militaire prie pour lui. Chauvel ne veut pas d’extrême-onction ! Dehors ! Quelques jours après, Paris au téléphone : on lui demande s’il a une bonne assurance. Heureusement « le bureau de New-York est derrière [lui] avec News Week, là [il] sen[t] une vraie solidarité ». Mais ce sont quand même des tirs américains, les « friendly fire » malheureux, qui l’ont touché… La faute à pas de chance
1967, ISRAEL, BAPTEME DU FEU
L’exemple des géants
Chauvel a assisté à un dîner chez son père, lequel invitait régulièrement Schoendoerffer, Lartégy, Kessel, Bodard… Ce soir-là l’invité est Gilles Caron, un grand également. Sur le buffet Chauvel admire toujours une photo de son père et de Schoendoerffer, prise pendant la Guerre du Rif, 1955. Chauvel dit à Gilles qu’il veut embrasser la carrière. Qu’il fonce, y aille ! Cela fait basculer son destin. Destination Israël, un kibboutz, motivée par une petite annonce dans un journal. Le voyage est payé. Le lendemain, il est dans le train pour Brindisi, avec un Leica M3, « le nec plus ultra de l’époque ». Prêté par Gilles Caron. En poche, cinq cent francs et cinq films. Brindisi-Haïfa. Beau souvenir : plein de jeunes volontaires. Il est gonflé à bloc. Trajet en camion jusqu’au kibboutz Yagur en Galilée.
Le kibboutz
Accueil par les sabras (juifs nés en Israël). Ils expliquent le programme : quatre par chambre, quartier libre de 10 heures du matin jusqu’à 4 heures le lendemain matin ! Repas, cinéma, bibliothèque, sport gratuits. Le lendemain Chauvel a compris le pourquoi de l’horaire : « il fait une chaleur de bête » et de retour des champs, à 10h30, on a le dos cassé, le corps vidé de son eau. Il réfléchit. Israël est entré en guerre contre les pays arabes : « L’Histoire est en marche, il n’y a plus qu’à la rattraper. Mais pour ça, il faut que je me barre d’ici. J’ai déjà trois jours de retard sur cette guerre ». Sortir du kibboutz est facile. Mais aller où ensuite ? A pied jusqu’à la ville la plus proche. Attention au couvre-feu, ne pas se faire repérer. Un convoi militaire passe. Il tend son Leica et une fausse carte de presse : « Patrick […] qu’est-ce que tu fous là ? » C’est un type du bateau avec lequel il jouait au poker. David. Allez, embarqué. Quelques heures plus tard, le désert.
Inséré dans l’armée
Campement de l’armée. David, lui, est parti aux nouvelles. Chauvel admire les terres du Sinaï. Il se rend à la popote. Bruit inconnu pour lui. Le serveur de café fait un tour ridicule sur lui-même et s’affale. Attaque. Craquement : Chauvel est projeté dans une tente. L’ennemi, la guerre, la mort ! Hurlements, odeur de brûlé, odeur douçâtre de sang. Que faire ? Des photos, puisqu’il est là pour ça. Il tombe plusieurs fois avant d’attraper son Leica. Il cadre le soldat mort « au dos fumant ». Il s’allonge pour faire d’autres photos. C’est le chaos. Des jeeps renversées, des camions en feu, une couleur terreuse flétrit l’air. Un pan de la tente se soulève. Un colonel : « Qui vous a permis d’être ici ? Qui êtes-vous ? » Après explications, colère du gradé calmée, ce dernier lui donne de précieux conseils. Se faire oublier est la meilleure tactique. Il s’installe dans un coin de la tente qui présente un ballet entrant et sortant d’officiers et sous-officiers.
Suivre le toubib
Chauvet s’échappe grâce à la venue d’un « toubib » qui réclame à cor et à cri du matériel, du sang, un hélicoptère pour joindre un hôpital de campagne et ses infirmiers. Chauvet se propose pour aller avec lui. Méfiance d’abord quand il voit le Leica, puis le toubib agrée le photographe. Un hélico kaki se pose et Chauvel s’y engouffre avec le toubib. Dans l’hélico, Chauvel en profite pour bien nettoyer l’appareil photo. L’hélico vole à deux cents à l’heure en rase-mottes car la grande croix rouge sert plutôt de cible pour les ennemis. Vingt minutes après pose de l’alouette dans un camp de toile..
Chauvel saute au sol, les pales soulèvent des pans de toile ; derrière certaines d’entre elles, des rangs de jeunes cadavres israéliens, mais aussi des blessés qu’il faut embarquer. Chauvel est seul valide parmi tous les blessés rangés dans l’hélico. On entend des tirs au loin. Des blindés égyptiens, en grand nombre, mais lents. Les jeeps et les hélicos israéliens sont légers, mobiles. Un homme, la face à demi-brûlée demande à Chauvel qui il est, si la France se soucie des souffrances d’Israël. Quant à lui il demande ce qui se passe autour. Personne ne sait en fait. Chacun attend son tour d’hélico, en suivant les rotations.
Blindé bien aux aguets
Un blindé est resté en protection des hommes et des blessés. Chauvel veut monter dans la jeep d’un lieutenant qui va vers le front. Refus. Qu’il attende les hélicos, c’est le plus sage et efficace. Qu’il mange, qu’il profite du calme avec les autres, encore qu’on entende au loin des explosions. Assis en rond, sauf les hommes sur le blindé aux aguets. C’est plus fort que lui, Chauvel veut tailler la bavette avec le tankiste. Celui-ci sursaute et tombe de l’avant. Il est touché. Tout le monde se jette par terre. Deux morts, en quelques heures.
Les avions !
Que faire ? Tous vers le front, en jeep derrière des tanks. La radio hurle : les blindés ont fait une percée sur les Egyptiens et il faut « boucher l’espace vide pour éviter que l’offensive ne soit prise à revers ». Attaque aérienne ! Un des chars fume, il explose. Chauvel voit l’avion, si bas qu’il distingue la tête du pilote. Il reçoit des projectiles à la figure : ouf ! que des douilles du fusil mitrailleur de la jeep. Le mitrailleur essaie tout ce qu’il peut sur l’avion de la mort. Un hurlement de réacteurs derrière eux. Des explosions dans le ciel. Un mirage ! Un avion israélien qui rase les dunes abat l’avion ennemi. Un parachute se balance dans l’air bouillant. C’est le pilote égyptien. Il va avoir un sacré comité d’accueil. La jeep redémarre à fond. Réflexion de Chauvel :
"Je viens de subir une attaque aérienne, avec un char tapi, suivie d’un combat aérien, avec un zinc abattu ! Ça n’a duré que quelques minutes. Le temps de comprendre, c’est déjà terminé. Je n’ai fait que quinze photos. C’est monstrueux ! Le calme s’installe partout maintenant."
Tout ça n’empêche pas de photographier. Même si les photos ne restitueront pas la tension – si elles ont la chance de sortir du théâtre des opérations – au moins ça le détend d’en prendre. Ça justifie sa présence.
L’Egyptien boche…
Un prisonnier égyptien, mains attachées dans le dos. Trop blond pour un Egyptien ? Evidemment c’est un boche. Un boche de l’Est, venu pour les Russes et les Arabes. Arrogant. A la vue d’un Juif des camps nazis qui lui met le bras avec son matricule sous le nez, il crache par terre. Il se prend un coup de crosse. Ce type va mourir. Alors le toubib Youri, emmène Chauvel dans la jeep : « Viens, c’est pas pour toi ! » Ils vont à l’hôpital chercher les médicaments. Le jeep est arrêtée par une ambulance qui « ramasse les blessés », protégée par des soldats.
J’en prends plein la gueule !
Deux tanks encastrés l’un dans l’autre, avec des hommes à couteaux tirés qui se sont jetés chacun de leur véhicule à l’abordage de l’autre et se sont atrocement mutilés. Chauvel devine la violence qui s’est déchaînée, mais il se désespère. Comment font les journalistes pour savoir l’ensemble ce qui se passe ? :
"Comment font les journalistes pour raconter ? Il faut une sacrée distance, habitude, expérience, je ne sais pas […] j’avoue que je suis sonné. Je rêvais d’aventure, et je l’ai prise en pleine gueule. Il faut que j’apprenne à esquiver, sinon je ne ferai pas de vieux os comme photographe."
Où étaient les vrais photo reporters ?
Youri le ramène sur terre. Tous les autres sont jeunes, mais ont les yeux rouges et vides. Tous la même tête. Des robots. La radio hurle. Qu’est-ce que c’est ? Une percée, la 5e armée égyptienne est en déroute. Foncer vers le canal. Tout le monde doit y aller. « Ce soir, je t’invite à dîner au Caire » (Youri). Ça y est, c’est officiel, les Israéliens ont gagné. Côté Syrie et Jordanie ? Ça se bat encore, surtout à Jérusalem. Mais l’unité d’élite, les paras vont entrer dans un combat maison par maison. Chauvel se trouve "con". Il sait maintenant où sont les vrais photographes : A Jérusalem ! Retour au kibboutz. Il se fait engueuler par le directeur. Punition : faire la tournée des hôpitaux avec une petite troupe de théâtre. Il imite Louis de Funès.
Apprendre le métier…
Retour à Paris. Il découvre que 90% de ses photos sont ratées. Honteux, déprimé : « J’ai l’impression que les morts sont morts une deuxième fois et moi avec » La seule photo d’exception ? Une fiancée armée et lui, devant le Mur des lamentations… prise par un soldat israélien. Sentiment de devoir apprendre le métier. Pat Schoendoerffer, l’épouse de Pierre lui propose un stage au labo de France-Soir.
1968, PARIS
Il y a plus de 10 photographes au service photos de Frane-Soir. Chauvel sent qu’il n’est pas fait pour travailler dans un grand journal. C’est mai 68. Les cartes sont brouillées. Quoi faire : photographe ? Journaliste ? Se lancer dans l’action des étudiants ? Il rejoint un groupe d’anarchistes, les « Katangais ». Prise du théâtre de l’Odéon. Actions rapides, « violentes » à la Sorbonne puis « sur le terrain ». Dans une manif, il croise son père. Ce dernier lui dit de ne pas oublier qu’il travaille dans un journal. Action d’accord, mais utile et informative… « Une grenade lacrymogène bien ajustée met fin à ma cause, et je me retrouve enfermé au centre de tri de Beaujon ». Libéré, il se repose chez son grand-père. Souvenir de la période londonienne de son grand-père, ambassadeur alors. Le grand-père lui demande de se lever de son lit et de le suivre, car dans la famille on « résiste ». Donc, il retourne dans la rue. « Une autre grenade, encore plus ajustée quelques jours plus tard m’envoie à l’hôpital. Fin de ma carrière de révolutionnaire. »
Licenciement économique par Lazareff. Ça tombe mal, il vient d’épouser sa première femme, « la très jolie et douce Anne-Marie ». Il faut faire bouillir la marmite. Je suis prêt à repartir, car « c’est le Vietnam qui gronde »
1969, LE VIETNAM
Derrière le M60, dans les rizières
Chauvel est dans les rizières. Explosions de bombes au napalm. Nuages de fumée noire. Les rizières c’est beau, c’est vert, mais c’est l’enfer. Bien qu’il ait 19 ans, il est toujours à bout de souffle. Il croule sous son équipement, il n’a pas l’entraînement des soldats américains. Il suit le serveur du fusil-mitrailleur M60, pour deux raisons : l’arme et les cartouches font un premier plan très vrai, la carrure du colosse le protège des balles qui viennent de devant. Mais avec le radio, c’est la cible idéale des Vietnamiens, il l’ignore. Direction : à 500 mètres d’une colline au bas de laquelle se trouve un village. Progression baissée.
La mine et le sniper
Soudain, un homme, le cinquième de la colonne se fige en levant le bras. Tout le monde à terre, sauf lui. « Pourquoi ? » demande Chauvel. Il n’est qu’à observer. Le pauvre homme a mis le pied sur une mine anti-personnel, il doit rester debout, en exerçant tout le temps la même pression pour que l’engin de réagisse pas. On brave le danger, on soutient moralement le jeune homme. Infirmier et démineur courent vers lui. L’infirmier garrote les jambes et couvre de gilets pare-balles son entrecuisse, ses jambes. On ajuste comme on peut ces improbables couches culottes. Il n’y a qu’une solution, que le jeune homme qui pleure et tremble se jette vers l’avant. Tous les autres reculent, à deux cent mètres. Le jeune se jette vers l’avant. Le pauvre vole et retombe. Le ventre vidé de ses boyaux. Ce n’est même pas la mine, c’est un sniper en face qui l’a massacré.
Vision esthétique…
Assaut vers le village : « Je suis le mouvement indiqué par le lieutenant et, de tous les côtés, ça démarre. » Chauvel refuse de regarder en arrière. De l’avant ! Un jeune Vietnamien mort : photos. Le village, les paillottes visitées, les civils mains sur la tête sont rassemblés sur la place. Il faut filer, Charlie (nom de code du Viêt-cong) n’aime pas les touristes américains. Trop de morts chez les Américains, pas assez chez les Viet. Le mitrailleur est blessé au bras, il tend son autre bras au Froggy Leica. Chauvel ne peut éviter un éclair esthétique :
Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a une superbe lumière sur lui. Il est à moitié sous une paillote, zébré par les ombres du toit, entouré de deux cadavres de Viets figés dans des positions grotesques. Je fais la photo. Seul le vivant a ses rayures d’ombre, comme si on avait voulu le raturer ; instinctivement je cherche la mienne, d’ombre : elle est courte, le soleil est encore haut. Les deux cadavres n’en ont plus.
Ramené au réel, Chauvel soulève le mitrailleur dont la blessure est moche. Un bateau de patrouille. On rentre ! Il traîne à travers le village servant béquille au mitrailleur. Tunnels ! Les Viets sont sous le village, dans des galeries de taupes. L’attaque des hommes-fourmis a été redoutable. Beaucoup d’hommes perdus encore. Explosions sourdes. Des hommes sortent des trous. Les deux bateaux patrouilleurs US arrivent. « Et voilà la cavalerie ! » : 15 hélicos de la 1ère division de cavalerie. Le mitrailleur et Chauvel grimpent dans l’un des appareils.
A Saigon, pour sauver Doa
Voilà Saigon. Chauvel attend la sortie de l’hôpital de son copain mitrailleur, après 15 jours de soins. Ils vont aussi fêter ses premières photos vendues à 10 dollars pièce. Chauvel se sent « accro » à ce pays, à cette population. Il retrouve ce que lui avait dit Schoendoerffer, il le vit cette fois. Energie et beauté de gens sans cesse en activité, à l’opposé, « les soldats américains, trop gros, trop maigres, trop grands, trop nombreux, parlant trop fort, se déplaçant par groupes, déplacés, insolites, joyeux et grotesques, ne sachant quoi faire. » Le copain mitrailleur va rentrer dans le Wyoming, aura sans doute une décoration.
Plus de 500. 000 jeunes américains sont pris dans la tourmente. Même si les Etats-Unis essaient de « jaunir » l’armée avec les Sud-Vietnamiens, une génération d’Américains aura dégusté. La plupart ? Des jeunes gens pauvres, qui n’ont pas fait d’études, qui n’ont pas pu éviter la conscription. Leur crime : leur jeunesse. Certains sont déjà morts, ils l’ignorent.
Ils vont chez le Corse, à La Cigale. Chauvel remarque une certaine Doa, 16 ans. Il a décidé de gagner de l’argent pour la sortir de la prostitution. Le copain mitrailleur ne comprend pas cette « mission » qu’il s’est fixée.
La jungle à nouveau
Chauvel se rend à la base aérienne de Tsien Hoa. Coup de chance : une mission de Search and Rescue part en zone de combat. Sur la banquette de l’hélico avec quatre soldats du 7e de marine. La jungle, à nouveau. Il croise des blessés portant de plus blessés qu’eux : « Ça fait drôle d’être à contresens des gens qui fuient la merde et de le faire consciemment. »
On ne veut pas savoir son nom, sa nationalité, pourquoi il est là pour autre chose que le guerre ; si Chauvel veut rester, il doit devenir le n° 4 qui vient de se faire descendre. Ils avancent à quatre pattes sous le feu de l’ennemi. Il n’a pas le temps d’avoir peur parce qu’ils se concentre sur la préservation de ses boitiers. Il ne peut s’empêcher de cueillir des photos au vol : « Les cris ne me font plus peur mais me stimulent, je fais le plein d’images ». Bruit bizarre. Le type qui lui a parlé « a la tête entre les jambes, mais son corps est plié à l’envers ». C’est un « effet d’impact » lui dit-on… Des jets. Ils viennent dégager les hommes ? Non, déversement de napalm :
« […] il brûle l’oxygène. Je regarde autour de moi tous ces hommes couverts de boue qui ouvrent et ferment la bouche en quête d’air, les yeux agrandis par la terreur, on dirait un banc de poissons échoués dans la vase. Je n’arrive pas à lever mes appareils photos pour saisir l’instant. »
Là encore, pas le temps du détail, les jets ont largué du napalm sur les Viets mais aussi sur les soldats américains. Un soldat tombe : « il lui manque la moitié du côté droit, la lumière est à chier et point de cresson bleu ». Quant au radio, il est « gueule dans la boue, le casque éclaté » :
"Pour lui non plus pas de Rimbaud ni de Dormeur du val, juste un photographe"
Ils rentrent. Il a pris huit films. Etonné d’avoir fait autant de photos. Il faut apprendre à être plus sélectif. Blessés, morts embarqués dans le ronflement des rotors. Dans la section, quatre morts et neuf blessés. Trop. Rage froide. Comment Schloendoerffer, à Diên Biên Phu, a pu rester photographe et n’a pas pris de fusil pour bousiller l’ennemi ? « Hot show » : l’hélico cantine : steak et purée chauds. Ça ranime.
Bouddha, Walt Whitman, obus de 122
Un Sud-Vietnamien parle français : officier de liaison. Il explique la technique des Viets :
« Créer un point de fixation en sacrifiant quelques hommes. Je pense que cette nuit ils vont nous encercler, c’est le jeu des cercles concentriques : après s’être laissé encercler sur la colline, ils nous encerclent à leur tour. Puis on va les encercler avec des renforts et ici on trouvera que le noyau initial a disparu, ils se seront volatilisés au cours des nuits qui vont suivre. »
Chauvel est invité par un jeune lieutenant, sous sa tente. L’officier vietnamien récite un vers de Whitman : « Je suis tout, je contiens les multitudes… » Gêné d’étaler sa culture, mais il continue : « C’est ça le Bouddha. Chez nous, il n’y a pas de dogme comme dans le christianisme […] Chacun peut y trouver sa voie. » La nuit va être longue. Repos. Une mine saute ! Les Viets attaquent en pleine nuit, sous le déluge des balles américaines.
Les infirmiers sont appelés partout, les hommes tombent.. Le lieutenant demande à Chauvel de laisser le Leica et de prendre un fusil. Journaliste participatif quand le danger est extrême. Au petit matin Chauvel sort de son trou, laisse tomber le fusil. Des hélicos. Chauvel grimpe dans l’un d’eux. Il croise les troupes fraîches. L’hélico fait une embardée, on lui tire dessus. Un Cobra pique sur l’ennemi et fait un massacre. Chauvel perd son impartialité : « Je photographie la scène avec un mouvement de joie. » Plus tard, il en aura honte. « No eye contact ! » crie le lieutenant. Ne pas regarder, ne pas penser. Il offre à Chauvel un petit cigare. C’est sa « décoration ». Direction la base d’Anke, la « ville du Péché »…
C’est pas avec des photos qu’on change le monde !
A la base, Chauvel mijote dans un jacuzzi de fortune avec le lieutenant. Ton agressif du lieutenant sur la presse. Discours classique et sarcastique auquel Chauvel ne peut répondre qu’en marmonnant, peu expérimenté en journalisme. Puis c’est Saigon. Il vend dix photos, il est riche. Il retrouve Doa, elle est habillée d’ "une minijupe en plastique rouge" sur des « talons aiguilles ». Chauvel fait des courses pour lui acheter une robe décente. Chez le Corse : Chauvel demande combien cela coûterait de sortir Doa de chez lui. Trop cher ! Il ne peut que la « louer » pour un mois. Après, elle suivra son destin. Joie de l’instant : champagne.
Sipa
Télex le lendemain : Sipa Press s’intéresse à ses photos et Göksin Sipahioglu veut le voir. Celui-ci le fait entrer dans la « petite équipe de Sipa Press ».
Retour au Vietnam pour Sipa. Dans une file indienne qui progresse difficilement, il reçoit une branche qui le gifle violemment. Flash back proustien sur une « baffe », il y a longtemps, quand il était adolescent. Il a dix ans, il est chez son grand-père l’ambassadeur, à Londres. Son père le trouve ramolli et l’envoie dans un château français. Montcel à Jouy-en-Josas, sorte d’école paramilitaire. Il essaie de se faire un copain, lequel lui dit s’appeler « Mon cul ». Chauvel n’y voit pas malice et lorsqu’il se voit poser la question du partage d’un travail au potager avec quelqu’un, il dit vouloir travailler avec le Mon cul en question. Rigolade générale, mais Chauvel ne comprend pas ce succès. Il réitère : « Peut-être que si Mon cul n’est pas libre, je… » Baffe. Tête cognée contre le verre de la fenêtre, blessure profonde du cuir chevelu. Depuis ce temps, Chauvel déteste se laisser surprendre…
Intermède cambodgien
En 1973, Chauvel est au Cambodge et couvre avec d’autres photographes le bombardement massif du marché. Match en a fait un huit pages : « Obus rouge sur Phom Penh ». Un taxi parisien qui le trouve bronzé lui demande d’où il vient. Il le dit. Le taxi croit que c’est une station des Alpes. Rage de Chauvel. Pourquoi risquer sa vie pour des lecteurs ou plutôt non lecteurs sans intérêt pour l’étranger. Doutes :
« Raconter pour qui ? Pour quoi ? Faire de belles photos, comme certains, j’y arrive quelque fois : il suffit de se concentrer. Mais une photo trop belle devient hors jeu, elle ne parle plus d’elle-même et le photographe en revendique trop la paternité. A quel moment est-on réellement journaliste ? C’est un état qui va, qui vient. »
Quand a-t-il été vraiment journaliste ? En 1969, 1970, après de violents combats au Viet-Nam. Pour une fois les Américains avaient réussi à « fixer les Nord-Vietnamiens ». Section de combat de rangers. Il se « fabriquai[t] par la guerre », là pour lui-même, entendant et voyant tout, mais sans tout comprendre. Interrogation. L’interrogation est salutaire en journalisme. Hélico qui arrive. Un prisonnier parle Français, il a été étudiant à Paris. Méfiance : « Dans le regard des Asiatiques, on lit plus souvent sa propre âme que la leur. »
Le prisonnier lui demande pourquoi il est l’ami des Américains qui s’apprêtent à le tuer. Il parle communisme, fait le prosélyte. Non, Chauvel n’est pas leur ami. Il va monter lui aussi dans l’hélico, même s’il est prisonnier. Le lieutenant lui fait reproche de parler au francophone, le presse d’entrer dans l’hélico. « C’est pas possible, vous n’allez pas faire ça ! (au lieutenant) / (le lieutenant) Ce qui est pas possible, c’est ta connerie ! »
Le lieutenant est explicite :
« […] ma mission : ramener mes gars à la base, qu’ils puissent boire des bières, écrire à leur femme, se droguer, etc. Ecris ça, connard, et fais nous une faveur : deviens journaliste, qu’on puisse te détester ![…] Fais des photos, critique-nous, raconte. Je veux ton témoignage, ta sensibilité – pas ta sensiblerie – on t’a accepté avec nous, et épargne-nous ta sympathie… »