REPORTAGE INCOGNITO ET EN IMMERSION
2008. Journaliste au Nouvel observateur, Florence Aubenas ne cesse d’entendre parler de la crise. Elle n’arrive pas à saisir ce que c’est, depuis les hauteurs du journal. Elle est intellectuelle, elle est coupée des faits, de la matérialité des faits. Elle décide de se lancer dans un reportage. Elle se jette en immersion totale dans ladite crise, auprès de ceux qui sont au chômage et vivent de manière précaire. Elle s’inscrit au chômage, sous son nom (elle garde son identité et ses papiers, se teint en blond, porte des lunettes), déclare qu’elle n’a qu’un bac, qu’elle s’est séparée d’un homme avec lequel elle a vécu vingt ans, sans travailler. Elle doit trouver un emploi pour s’en sortir.
Le lieu : Caen. Ce n’est pas trop loin de Paris (elle n’y est retournée que deux fois pendant son expérience d’immersion). Une chambre meublée. Durée : six mois, de février à juillet 2009. La fin du reportage correspondra à l’obtention d’un CDI. Elle n’est démasquée qu’une seule fois, dans une agence d’intérim. La personne accepte de garder le secret. Tous les personnages intervenants dans le récit sont réels. Florence Aubenas s’est contentée de modifier leur nom.
Gouvernante de madame ?
Février, Cabourg. Elle a rendez-vous chez un couple d’un « faubourg confortable ». Des retraités. Ils cherchent une « gouvernante », surtout pour l’épouse. Lui est un homme d’envergure, un battant, un ancien patron :
Je sais somment faire les embauches, j’ai dirigé jusqu’à cinq cents personnes, j’avais plusieurs entreprises. Vous connaissez Bernard Tapie, l’homme d’affaires ? Moi, c’est la même histoire. […] Avec tout ce que j’ai traversé, je ne serai plus là, bientôt.
L’homme pense qu’il va casser sa pipe, que sa femme va se retrouver seule, sans savoir faire face. Il dresse les points positifs du poste de la gouvernante : nourrie, logée. Pas difficile : faire les courses avec Madame, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus les faire, aller au cimetière, en guise de distractions... Madame cuisine encore, mais jusqu’à quand ? La gouvernante mangera avec eux. Elle a un bac ? Elle pourrait être fonctionnaire. Il n’aime pas les fonctionnaires. Vie privée : séparée, pas d’enfants. Très bien. Son compagnon l’a laissée, pour aller avec une plus jeune ? Aubenas ne place pas un mot. Il est prolixe et n’a pas l’habitude de se voir contrarié.
Ils ont des enfants. Quatre. Ils ont réussi. Seule la petite dernière est restée à la maison. Syndrome de Tanguy femelle ? Ils vont bientôt la mettre dehors. Elle va partir dès l’installation de la gouvernante. On propose à Aubenas 1000 € mensuels. Pas mal quand même…Il la raccompagne à Caen, lui avoue qu’il a trompé sa femme, l’a quittée, est revenu quand elle est tombée malade. Mais ils reçoivent la maîtresse. Elle passe parfois plusieurs jours à la maison. On ne saura pas ce qu’en pense l’épouse. Il est « SDF », il a tout placé au nom de sa femme, de ses enfants. Il veut que ça tourne comme ça. Finalement Aubenas ne prendra pas le poste. Trop facile. Trop stable. Elle veut enquêter sur les malheureux, pas un Bernard Tapie aux petits pieds.
LE NETTOYAGE ET L’INTÉRIM
Fond de casserole …
Alors, elle s’inscrit dans des agences d’intérim. Mais c’est très difficile. Elle n’est pas une « Risque Zéro ». Elle n’a jamais travaillé, en sus, elle n’a jamais fait l’expérience de l’intérim. On ne prend que les Risque Zéro, ceux qui acceptent même une mission d’une journée. Elle voit une annonce en « conseil dans la vente de bêtes » (vivantes et inertes). Ce n’es pas pour elle. Soit dit sans méchanceté, dans la hiérarchie de l’intérim, elle n’est que « le fond de la casserole » lui signale-t-on.
Pôle Emploi
Quelle solution ? Aller au Pôle Emploi. Le tour de la question est vite fait. Le ménage. Femme de ménage. C’est le plus accessible. Le jour de son inscription Aubenas attend avec une quinzaine de personnes, dans l’une des huit agences de Caen. En reporter, elle décrit minutieusement le décor, fait le portrait des personnes rencontrées. Ce sont les qualités qu’on attend d’un reporter : rapporter toute la sensorialité d’un lieu peuplé d’êtres qu’il faut rendre vivants :
La pièce est un grand hall qui sert à la fois de comptoir d’accueil, de salle d’attente, de cabine téléphonique pour les démarches. On peut aussi y consulter les offres d’emploi sur des ordinateurs. Ces fonctions ne sont isolées par aucune paroi et tout s’y fait debout […] les conseillers de l’agence eux non plus n’ont ni fauteuil, ni bureau. […] Diffusé en boucle, un film de Pôle Emploi répète sur un ton de comptine : « Vous avez des droits, mais aussi des devoirs. Vous pouvez être radié. »
Pôle spécialisé
Par ailleurs, quand une personne excédée par la lenteur des démarches explose, un conseiller rappelle que sa mission est de mettre en rapport avec un employeur, pas d’offrir lui-même l’emploi. Les autres chômeurs ne sont pas plus humains : « Si chacun commence à laisser sortir ce qu’on a à l’intérieur de nous, où on va ? » Aubenas montre le conseiller qui entraîne la personne, discrètement. Heureux encore qu’elle ne soit pas dangereuse, pas armée, qu’elle ne produise pas un carnage, comme on le voit à la télé. Il y a eu des cas de séquestration. Dans chaque agence du Pôle Emploi, il y a des « cahiers de sécurité » pour rendre compte des incidents. Finalement, comme c’est l’inscription inaugurale d’Aubenas, la création de son dossier, il lui faut aller dans une autre agence, spécialisée. Ce sera le « rendez-vous d’orientation ». Ces deux types d’agences, parallèles, permettent de désengorger les locaux.
L’abattage…
Aubenas court à l’autre bout de Caen. Elle y est. On l’introduit dans un petit box, sans intimité ; on entend tout ce qui se dit à côté. Impression d’un bourdonnement qui donne la migraine. Le conseiller n’a que vingt minutes pour remplir le dossier et le lancer dans les tuyaux. Il n’est pas là pour faire du social, il est un rouage de l’économie, « il faut du chiffre ». Le chômeur est devenu un « client », l’agent le prestataire d’un service de recherche. C’est l’abattage. Autrefois, le recrutement de Pôle Emploi s’effectuait surtout chez les travailleurs sociaux. Désormais on cherche des commerciaux.
En 2008, les médias répétaient que c’était la crise, que chaque jour dans les Pôles trois mille personnes s’inscrivaient. 70 000 dossiers en tout, en cascade. La direction nationale prévoyait d’être engloutie. Les directeurs de Pôles pensaient que les allocations n’ayant pas été versées pour Noël, ce serait la révolution. Et puis rien… des inscriptions, toujours des inscriptions, simplement. En 2009, il fallait satisfaire 3 % d’offres de plus, augmenter les offres de 13 %. Mais sur ordinateur pour éviter la visite des employeurs et limiter l’encombrement téléphonique. Chaque agent doit repérer les « bons clients », ceux qui ne vont pas se fixer dans la case « chômage de longue durée ». Le profilage parfait : « un petit diplôme, une petite expérience, une petite voiture ». Le critère voiture est important : c’est qu’on a de l’argent pour l’essence, qu’on est mobile, qu’on étend sa zone de travail possible.
Haut risque statistique
Aubenas est une femme, de plus de 45 ans, elle n’a pas de voiture, n’a jamais travaillé (pas de fiche de paie !) elle est dans la zone Haut Risque Statistique. Mais elle n’a pas d’enfant à charge, elle accepterait tout. Cela rassure la conseillère. Le conseil vital :
Est-ce que vous voulez commencer une nouvelle vie ? Agent d’entretien, qu’est-ce que vous en pensez ? Les métiers de la propreté, c’est l’avenir, mais il faut se décider maintenant. […] Un cycle de formation des métiers de la propreté se met en place, avec un bas spécialisé, peut-être même un troisième cycle. Dans un an ou deux, les entreprises ne prendront plus que des femmes de ménage diplômées.
Aubenas accepte de devenir agent d’entretien, de ce fait elle a droit à une formation d’une journée, à un atelier curriculum vitae, à un « accompagnement de recherche d’emploi » de trois mois par un « cabinet privé au titre du Haut Risque Statistique », « la gestion et le suivi des travaux sur plusieurs sites ». Le lendemain, forum pour l’emploi à Bayeux, au Novotel, avec 50 entreprises. Une chance ?
Salon de l’emploi à Bayeux
Foule de chômeurs qui se présentent à tous les stands munis de leur lettre d’invitation. Foire d’empoigne pour « l’annonce la plus juteuse du salon : un poste de maçon, en contrat à durée indéterminée, pour 10 € de l’heure. » D’autres annonces, au minimum légal : 8,71 € de l’heure. Chaque poste est barbelé d’impératifs, qui le rendent inaccessible. Hôtesse d’accueil ? Un contrat de six mois au smic nécessite un bac spécialisé, deux ans d’expérience minimum, un permis de conduire et une voiture. Dans les stands, une seule société de nettoyage : Aubenas s’y rend. Question piège : « Quelle est la première chose que vous faites en arrivant ? » (sur le lieu à nettoyer). Elle cale. Ouvrir les fenêtres pour aérer ! Cette société, et beaucoup d’autres, sont simplement venues faire de la figuration et non offrir réellement des emplois.
Compagnon d’infortune
Un homme aborde Aubenas. Ils échangent sur leur vie. Il l’invite à déjeuner chez lui, en bord de rocade. Il vient de divorcer. Ça fait deux fois. Il cherche du travail depuis six mois. Un premier chômage ça fait toujours peur, mais dès le deuxième on s’y fait. A condition de savoir repartir de zéro. Disque de Johnny Hallyday. Nouilles, rillettes. Il cherche une femme comme elle… elle s’invente un mari protecteur. Elle lui laisse son numéro de téléphone malgré tout, reportage oblige.
FORMATION PROFESSIONNELLE A LA PROPRETÉ
Les diapos
Ils sont une quinzaine, dont deux hommes. Parmi les femmes, une vantarde : elle a un bagage, un certificat d’aptitude professionnelle aux soins pour personnes âgées. Les deux formateurs arrivent : un homme et une femme. Salle au sous-sol, projection de diapositives d’agents dans des lieux divers. La qualité principale ? Travailler vite. Hors de journée de travail des personnels des locaux à nettoyer. Très tôt et très tard. En s’accrochant, on trouve un emploi : quelques heures la semaine, matin et soir et parfois un peu entre deux. Les employeurs exigent des compétences. Les compétences, qu’est-ce que c’est ? Un ensemble de savoirs, de savoir-être, de savoir-faire. Dans les hôpitaux, il faut savoir lire et écrire, pour lire les consignes et les appliquer. On a parfois l’impression de ne travailler pour rien, dans le cas où on nettoie mais que du personnel est là. Ne pas se décourager. Dans les bus, nettoyer une vitre sur deux : on n’a pas le temps. Les vitres, c’est plus dur, mais plus coté.
Le film
Visionnage d’un film : un homme, muni d’un aspirateur, entre dans un bureau dans lequel travaille un cadre. L’homme en blouse dit : Bonjour ! Essentiel, de dire bonjour. Un stagiaire ajoute qu’il faut frapper avant d’entrer, lors d’une mission, on le lui a appris. Très bien… Beaucoup de personnes ne répondront pas à votre bonjour. Ne pas s’en formaliser. Ils n’entendent pas forcément… Travailler dans une tenue correcte. Dans une banque, une femme, après la fermeture, se mettait en petite tenue pour effectuer sa tâche, mais les caméras de surveillance fonctionnaient. Dignité personnelle, dignité de l’entreprise de nettoyage…
Splendeur et dé cadence de Karine
Dans le groupe, Karine, l’expérimentée. Elle a travaillé un an dans le secteur de la propreté. Un CAP vente, par vocation d’abord. Un emploi, mais dans la boîte les hommes se moquaient "de la taille de ses pantalons". Humiliation. Chômage. Réorientée vers la propreté. Des missions très courtes avec des périodes de chômage plus longues. Elle s’inscrit à des cours dispensés par une ancienne gouvernante de grand hôtel quatre étoiles. Elle faisait des interrogations écrites. Elle en a bavé pour sortir parmi les premières. Et puis, toujours disponible, ponctuelle, de bonne humeur malgré les horaires aberrants, les heures supplémentaires non payées, elle revenait à pied à minuit car son mari avait besoin de la voiture… La formatrice : si on ne fait pas cela on est mort, il faut tout accepter au début. Karine gravit les échelons, arrive dans une boîte où l’on se battait pour entrer. Mais… Un soir, le chien de la patronne défèque sur la moquette. Remarque polie de Karine. Réaction acerbe de la patronne : renvoi. Tragédie… On lui a conseillé de refaire des études. A 25 ans et deux gamins ? Non. Intérim…
Après-midi : on passe à la pratique
Le jeune formateur met sa blouse, et lance l’apprentissage du balai humide. Raclette avec fixe-chiffon. La monobrosse, la bête : Elle peut défoncer les meubles. Il faut être prudent. Panique générale. Maurice se tient derrière une chaise de peur d’être blessé quand quelqu’un essaye. Tout le monde fait un effort. Pas concluant. Sur la feuille d’Aubenas : « Un peu en dessous du niveau attendu » mais « bonne volonté ».
Victoria : ou le temps glorieux du nettoyage
C’est pendant cette période qu’Aubenas fait la connaissance de Victoria. Au cours d’une manifestation, le 19 mars 2009, la grande marche contre la crise. La ville semble s’être vidée sur le pavé. Victoria a 70 ans. Elle a été femme de ménage toute sa vie. Elle est originaire de la Manche, dans la campagne. Elle refusait de ramasser les pommes de terre et de déblayer les betteraves. Elle ne voulait pas ramasser le varech l’hiver et du lichen l’été. Alors les parents de Victoria l’envoient chez sa tante, charcutière, qui l’exploite car elle n’a que 15 ans. Victoria entrera à la JOC, conquiert son indépendance. Elle se syndique en 1959. Toute une vie de militantisme, certes, mais de travail bien fait. Le nettoyage est une valeur ouvrière dans la population féminine.
L’ANNONCE DU FERRY-BOAT
Tout le monde lui a conseillé d’éviter toute annonce de travail sur le ferry-boat de Ouistreham. C’est une unité d’esclavage, « pire que tout, pire que dans les boîtes de bâtiment turques », que le travail chez les ostréiculteurs qui font attendre entre les marées, que les grottes à champignons de Fleury.
Intermède : véritable sketch du téléphone au Pôle. Un homme s’énerve car il veut supprimer un numéro de téléphone désormais invalide dans son dossier. Impossible sans rendez-vous. Il faut téléphoner pour prendre rendez-vous, il ne peut le prendre de vive voix, toute de suite... Impossible, il n’’a plus de téléphone. Qu’il téléphone depuis celui de l’autre bout de la pièce. File d’attente à ce téléphone, et il faut appeler un numéro spécial, encombré, avec occupation de la ligne plusieurs heures durant…
Aubenas attend un annonce de femme de ménage. Plusieurs lui passent sous le nez. Mais ce ne sont que quelques heures la semaine, au mieux, ou une mission de quelques heures un jour particulier. Alors, elle répond à l’esclavagiste : Société de nettoyage à Ouistreham cherche employé(e)s pour travailler sur les ferry. Débutant accepté.
Se présenter le jour suivant à 09h30, au siège de la société. Jeff, « gaillard à moustache » est le patron. Il observe gravement les quinze postulants autour d’une table. Qu’ils sortent leur papiers d’identité pour photocopie, ils commenceront le surlendemain. Trois ferrys par jour, 06h00, 14h00, 21h30. Ménage à faire pendant l’escale, entre heure d’arrivée et de départ du ferry. La vacation à bord va jusqu’à 22h30. Congé le mercredi, « après on verra ». Pas de correspondance de bus jusqu’au quai des ferrys. Covoiturage obligé, pour ne pas manger la paye : 250€ par mois. Signature pour six mois. La réunion a duré dix minutes… Aubenas n’a pas de voiture. Elle ne sait pas qui appeler. Elle pense à Victoria, vue précédemment. Cette dernière signale que des amis veulent vendre une vieille voiture : Fiat vert bouteille, diesel, 1992. Les vendeurs l’appellent « le tracteur » à cause de son bruit. Ils veulent bien la prêter, en attendant. Mais réparations à effectuer si nécessaires.
La démonstration de Mauricette
Rendez-vous à 05h30 au port d’embarquement du ferry pour la matinée de formation. Elle arrive à 05h00. Un couple arrive aussi, sur un scooter. Marilou et son copain. Elle a vingt ans, son copain l’accompagne car sans elle il ne sait pas quoi faire. Elles tombent dans les bras l’une de l’autre, Aubenas promet de passer la prendre tous les jours. Cinq nouveaux ce jour-là. On doit passer la douane. Même pour aller à 700 mètres, prendre le car. Puis quarante personnes sont là. Elles attendent que les passagers descendent. Ceux-ci ne répondent pas au bonjour d’Aubenas. Elle est devenue invisible. Mauricette, la chef d’équipe sera l’instructrice. Elle apprend en montrant :
Mauricette ouvre la porte de la première (cabine) et se précipite dans l’espace minuscule où s’imbriquent quatre couchettes superposées et un cagibi de toilette […] Elle se jette à terre, si brusquement que je pense d’abord qu’elle a trébuché […] elle se met à tout asperger avec un pulvérisateur, du sol au plafond. Puis toujours accroupie, elle chiffonne, sèche, désinfecte, astique, change le papier toilette et les poubelles, remet des savonnettes et des gobelets […] vérifie le rideau douche. Tout a duré moins de trois minutes : c’est le temps imparti pour cette tâche.
Mais ce n’est pas tout. Mauricette continue :
Elle se rue hors du cabinet de toilette […] fait briller les miroirs, ramasse les papiers (trente secondes). Dans le même temps et le même espace, s’agitent au moins deux autres employés, qui changent les draps des couchettes (on dit « faire les bannettes ») et passent l’aspirateur (on dit « être d’aspi »). Tous réussissent à s’éviter.
La Mauricette est loin d’être commode, elle donne des impératifs, des conseils. Et puis c’est à eux, c’est à Aubenas. En peu de temps, elle souffre, le corps comme cassé. Mauricette apostrophe Aubenas à propos d’une cabine qu’elle a faite : « Viens là. Tu ne vois rien dans la douche ? Les poils, là, sur le côté. » Elle doit recommencer sous les yeux de la gorgone. Equipe peu soudée : on se moque de « Boule puante » qui ne se lave jamais et salit plus qu’elle ne nettoie. Les chevronnées appellent les jeunes « la racaille » et les jeunes les appellent « les vieilles ». Aubenas est embauchée pour la vacation du soir. De loin, la meilleure. Trajets avec Marilou. Cette dernière travaille dans deux autres locaux : elle concilie le ferry et le nettoyage d’une grande-surface ainsi que les locaux de Youpi-Métal. Marilou a reçu une lettre de licenciement. Elle téléphonait avec son portable au lieu de travailler. Elle a droit a un parachute doré : un rattrapage d’un coup des congés payés et des « morceaux de primes » : 200 euros de plus. Du temps pour vivoter.
Le Pôle…
Aubenas va peut-être pouvoir conjuguer le ferry et une autre mission. En attendant stage de CV. Ne pas y aller, et on est radié. L’atelier CV, neuf présents dur douze prévus. Les secrets : les patrons n’attendent pas des compétences forcément mais des accroches qui marquent une personnalité positive. L’employeur n’accorde pas plus d’une minute à chaque CV. Il faut « camoufler les trous, les bosses, les déveines, l’expérience qui flanche ». Les formules magiques ? « Expériences variées », « compétences transférables ». Etre « attirant) », c’est gagner. Attention, gagner signifie seulement être convoqué pour un entretien. « Etape enrichissante » déjà, c’est mieux que rien… Quand l’employeur demande pourquoi l’on postule, surtout ne pas parler de chômage. On postule en « vantant l’entreprise », en faisant « sa propre publicité ». Mais aussi : ne pas refuser de travailler le dimanche, ne pas dire qu’on ne sait pas faire une chose, se dire qu’on en est capable. Arriver propre et souriant à l’entretien. Et si on est gardé parmi les meilleurs, ce sera de l’intérim : « il n’y a rien d’autre en ce moment ». Certains demandent à pouvoir retravailler leur CV au traitement de texte, le tirer. Pas d’ordinateur ni d’imprimante...
Le camping du Cheval blanc.
Un contrat de 3h15 serait envisageable dans un « bourg de la Côte de nacre », chaque samedi, en covoiturage assuré. En attendant, Marilou a mal aux dents. Aubenas se rend compte du dérisoire de la CMU. Déjà que la dentisterie est mal remboursée pour les pleinement actifs et cotisants, pour les précaires c’est encore très cher. Elle a appelé SOS médecins. On lui prescrit des calmants. Elle attend que l’ensemble de ses dents soit pourri et que l’hôpital les lui enlève toutes, en même temps. Et après, c’est le dentier que la sécu rembourse. Aubenas ne peut emmener Marilou chez le dentiste, il lui faut être au Cheval blanc à 8h15. Ça consiste en quoi ? Dans un premier temps, nettoyer une quinzaine d’appartements que des propriétaires vont intégrer sous peu. Récurer, faire disparaître les taches faites par les peintres et autres.
Jean-Marie, le chef d’équipe annonce que le patron va passer . Voilà d’ailleurs M. Mathieu. Portrait :
C’est un grand jeune homme, bronzé, au ton affable, vêtu d’un pullover de sport clair, qui fait tinter dans sa main les clés de son 4X4. Au premier abord, il ressemble à un de ces dirigeants d’entreprise dont les photos illustrent régulièrement les magazines économiques pour les cadres. A bien le regarder, pourtant, il n’en a pas l’assurance, mais au contraire, quelque chose de raide, d’emprunté. On devine que le monde des gens du ménage n’a pas toujours dû être le sien.
Il raccompagne Aubenas. Il raconte sa vie. Sa femme et lui ont quitté Paris pour venir ici. La trentaine tous les deux, lui dans la publicité, elle dans le commercial. Ils aiment l’ « aventure », sont venus là pour faire de la boîte une belle affaire. M. Mathieu raconte l’histoire d’une femme aisée, qui, pour arrondir ses fins de mois, fait du ménage. Etonnant. Autant dire que la boîte est bonne. Le travail au Cheval blanc sera régulier : ce sont des bungalows à nettoyer de fond en comble. C’est faisable en trois heures mais il en accorde trois heures quinze. Au Cheval blanc, deux responsables sont des dragons écumants qui ne cessent de souligner l’à peu près du nettoyage d’Aubenas et de Mme Tourlaville. En trois heures ? Infaisable : il est déjà 14h00 puis 15h30. Les deux dragonnes sont furieuses. Pas fait dans les temps et encore sale.
LE SYNDICALISME ET LES FEMMES
Un matin Aubenas a rendez-vous avec Victoria au marché de la Guérinière. Beaucoup trop cher, il faut aller à Intermarché conseille Victoria. Devant le bureau de poste, fille d’attente. Pour les allocations. Mais ce n’est pas encore arrivé disent ceux qui en sortent. Ceux de derrière espèrent encore, ils demeurent en file patiente. Victoria emmène Aubenas chez Fanfan, une autre gloire locale du ménage. Fanfan a maigri, ça lui va bien. "Oui, c’est grâce à mon cancer !"... Fanfan, qui n’a plus d’homme dans sa vie, n’a d’amour que pour la nouvelle voiture qu’elle a acquise, une voiture sans permis.
Description minutieuse de l’intérieur de « Fanfan », qui sait recevoir :
On s’est installées sur le canapé du salon. Fanfan a fait du café, ouvert plusieurs paquets de gâteaux et, surtout, elle a réussi à trouver un espace suffisant pour poser le tout au milieu de l’assortiment de bibelots, à poils, à plumes ou en porcelaine, qui garnissent les petites tables à pieds dorés.
Quand elle se sont connues, Victoria nettoyait un cabinet d’expertise du centre ville de Caen. Fanfan était dans un supermarché (pas caissière, non c’était l’aristocratie, toujours assises les filles). Non, elle, elle tenait le rayon frais. C’est elle qui a organisé une grève. Blocage avec des caddies devant le magasin. Fanfan et Victoria avaient monté une section des précaires (petits horaires insuffisants), pas facile dans ce monde d’hommes. Mais voilà, elles n’avaient pas le jargon et la culture politique de ces messieurs, qui se moquaient. Elles avaient besoin des hommes pour rédiger leurs tracts. Mais Victoria se fait virer du supermarché. Un soir, elle est sortie avec son gilet de service. Du vol ! Sanction, dehors. Fanfan démissionne du syndicat. Trop macho.
Pot d’adieu clivant
Aux ferrys, la jeune Laetitia va être virée. Elle a fait « la folle », avec les passagers. C’est-à-dire qu’elle n’a pas su rester invisible, qu’elle a manifesté de la mauvaise humeur, elle ne s’est pas aplatie devant la clientèle de la traversée. Elle s’en fout, elle a déjà trouvé autre chose, dans un fast-food. Elle aura trente heures. Une chance. Mais elle veut finir en beauté et dans un défi. Elle veut organiser son pot de départ. Elle « pose sur le formica » au moins quinze jours de paie en alcools et choses à grignoter.
Elle a apporté du cidre, la seule chose que boive la Mauricette, qui lui en veut à mort pour se défi. Mais Laetitia tient à ce qu’elle vienne trinquer afin de pouvoir se moquer d’elle avant de quitter le quai définitivement. Mais aucun chef ne vient, et comme les chevronnées ne viennent pas non plus, certaines « racaille » n’osent pas entrer. Mauricette vient mais pour semer la zizanie. A la fin de la vacation, les vieilles regardent les racaille tituber pour prendre le car de la douane. Mauricette a mis de l’ordre mais le problème est que les filles ont fait leur boulot après le pot et l’ont mal fait. Les passagers vont se plaindre, la compagnie va être pénalisée. Marilou démissionne. Aubenas ne la reverra plus.
Mon fils est surmené !
Le "tracteur" a crevé. La tuile. Olivier au break l’aide, change la roue. Puis, c’est Philippe, qui cherche un cœur qui lui propose de l’aider à acheter des roues. Il lui demande la permission de conduire. Il retrouve sa dignité d’homme, quelques instants, car les divorces l’ont paupérisé et il n’a pas les moyens de posséder une voiture. Pour qu’il pense à elle, il lui offre un « cric spécial femme ». Aubenas enchaîne les petites missions de quelques heures, d’une journée. Elle est considérée comme sérieuse et fiable. Elle remonte dans la hiérarchie des précaires. M. Médard, l’un des chefs de la boîte de nettoyage de l’homme au 4X4, évoque sa vie familiale, la nécessité de gagner de l’argent pour les études de ses enfants. L’un a été au chômage, bien que sous-directeur dans la grande distribution : on le surmenait, les horaires étaient délirants. Pour Aubenas, il est aveugle au sort des filles qu’il a sous ses ordres. Ce sont elles qui sont surmenées, soumises.
Avoir des passions, voyons !
Aubenas, dans le cadre de son « accompagnement » doit voir Mme Astrid, du cabinet privé. Un rendez-vous tous les quinze jours. Encore faut-il avoir la possibilité matérielle de suivre. Aubenas la reporter en a les moyens. Mme Astrid est dynamique et a toujours pour Aubenas sourire et empathie. Mme Astrid lit le CV. « Bof ! ». A refaire. Il faut indiquer des passions : celle d’Aubenas est lire. Comme Mme Astrid qui dévore PPDA. Bien, mentionner lire ça fait sérieux. Et quelles qualités Aubenas peut-elle se trouver ? Elle reste en panne...
Mme Astrid la voit comme « dynamique », de « bon contact » et avec « l’esprit d’équipe ». Au terme de ce travail le CV est devenu « une œuvre d’art ». Mme Astrid lui demande de ne pas accepter les missions d’une heure. Les annonces se réduisent. Selon Mme Astrid, les patrons préfèrent « voir venir ». C’est la crise, même Mme Astrid n’a pu se faire prêter par sa banque de quoi acheter un logement. Se syndiquer, autrefois, signifiait quelque chose. Ne pas s’y inscrire aujourd’hui ! si un employeur le sait, il n’embauchera pas.
Retour au Pôle. Même ritournelle en boucle, sur le risque de radiation. Lavage de cerveau. Irruption d’hommes qui distribuent des tracts. Les chômeurs ne prennent pas les feuilles de peur de se faire mal voir.
De la médecine du travail… au petit Lourdes
Aubenas est convoquée à la médecine du travail pour une visite médicale. Très bien, sauf que le médecin la pèse avec ses vêtements et son sac à dos sur elle … Il la mesure à la va vite, lui prend la tension, lui fait subir quelques tests oculaires. C’est fini, voilà la fiche : Apte. Cela n’a même pas duré dix minutes. Elle s’en ouvre à Corinne, laquelle dit : « normal ». Les pauvres ne sont pas intéressants. Même pour Guillaume Depardieu, qui vient de mourir, les médecins s’en fichaient. C’est triste, pour ce jeune homme prometteur. Pour Suzon, le meilleur moyen, ce sont les urgences. On a tout sur place : le médecin, « et les examens d’un coup ». Pas d’argent à avancer. Corinne dit qu’elle préfère se « faire toucher », c’est-à-dire voire le rebouteux. Ça marche. Ou alors, on peut aller au Petit Lourdes, reconstitution à moindre échelle, du vrai, à Hérouville-Saint-Clair.
La bande des Crétines…
Le Cheval blanc appelle Aubenas. Changement de jour pour nettoyer les bungalows et de la meilleure manière. Exténuant. Elles mettent 5h au lieu de 3h15… Les deux dragonnes du camping ne cessent d’envoyer des fax à M. Mathieu : elles traînent, c’est encore sale. Le patron arrive : « Il est toujours hâlé, joliment peigné, l’allure sportive ». Il est gentil, il va comprendre. Il s’adresse à Aubenas : « Madame Aubenas, je pourrais passer toute la matinée à vous expliquer, mais ça n’en vaut pas la peine. Je ne suis pas sûr que vous soyez capable de comprendre, et n’essayez pas de faire l’éducation de ceux qui n’en ont pas besoin. » Aubenas explique qu’elles auraient besoins de sacs différents, un pour les draps et taies, un autre pour les alèses. Pas question, elle veut ruiner la boîte… ? Il se laisse aller à prononcer « crétines ». Après son départ, les filles rient et décident de s’appeler les Crétines. Toujours est-il qu’elles ont encore plus de pavillons à nettoyer.
Plus on nous fait travailler…
Françoise est nommée « chef d’équipe ». Cadeau empoisonné ? Non, depuis le temps qu’elle voulait du galon. La grande Mélissa résume : « Plus on nous fait travailler, plus on se sent de la merde. Plus on se sent de la merde, plus on se laisse écraser. » Le « tracteur » d’Aubenas ne démarre pas. Plus de batterie selon les propriétaires qu’elle appelle. Le petit Germain qu’elle covoiture propose de la lui changer. Aubenas est épuisée, elle ne tient pas le rythme des autres. On lui a parlé d’une agence d’intérim « pour cas difficiles ».
Catherine Poiret est la formatrice de ladite agence. Elle en était sûre : on en convoque 50, il n’en vient que 26. Et parmi ceux-ci, certains sont arrivés en retard, prétextant un problème de bus. Il faut s’accrocher, on va seulement comprendre la moitié de ce qu’elle va dire, mais ce sera déjà ça. 1) L’agence ne fait plus de l’ « insertion », c’est pour les « bras cassés », on doit dire « solidaire ». On fait du solidaire… 2) Un plein temps, ce n’est plus possible. 3) Il faut passer ici au moins une fois par semaine 4) Eviter l’alcool dès le matin : « Si vous sentez, je vous le dirai ». Dans les cas désespérés, on donnera un numéro de téléphone spécial 5) On ne doit pas venir ici avec une bière 6) Dans les hôtels, ne pas se faire de café avec le matériel réservé aux clients 7) Se taire devant l’employeur, ne pas « planter 300 heures » à la formatrice, sinon elle les « pourrir[a] » auprès de leur conseillère du Pôle Emploi.
Sylvie et Olivier, les « têtes rouges »…
Le « tracteur » d’Aubenas a des faiblesses qui durent. Sylvie et Olivier, collègues du ferry lui proposent de l’aider pour le réparer. Ils lui présentent leur voisin, « un Mozart du carburateur ». Il va se pencher sur le cas du vieux « tracteur »… Par ailleurs, Sylvie et communiste comme son père et comme son mari. Elle prévient régulièrement qu’au ferry, elle va se présenter aux élections syndicales, pour les heures supplémentaires non payées ou très très longtemps après. Mais ça ne sert à rien, le patron c’est le terrible Jeff, qui règne en maître. Les autres pensent que les syndicalistes défendent leurs propres intérêts ou qu’en tant que « têtes rouges » ils créent du tort à toute l’équipe. De toutes façons, la politique n’intéresse pas. Les élections européennes, d’abord on ne sait pas ce que c’est et puis on n’en sait pas la date, alors on ne vote pas : « Mon père va voter, sinon on est mal vus au village, dit Martine. Surtout qu’il est employé municipal. Moi, je m’en fous. »
Le pique-nique commémoratif des vieilles Moulinex, Femmes-ouvrières
Aubenas s’y rend avec Victoria. Dans les années 1960, Moulinex a été dans la région l’une des premières usines de femmes. Un changement de statut pour des femmes au foyer qui rapportent de l’argent à la maison. Comme les hommes ! Les Moulinex avaient commencé avec de tous petits salaires, mais avec les années de crise, leur statut était très enviable et recherché. Le pique-nique se déroule devant les grilles de l’usine désaffectée. Un petit groupe d’ « occupantes », continue la lutte dans un local dérisoire, sans être entendu ou pris au sérieux. Mais une députée socialiste passe, de table en table ; un avocat fait un discours sur le dossier amiante qu’il traite toujours, pour des indemnisations. Mme Astrid du cabinet privé recommande à Aubenas de ne surtout pas se faire voir avec des syndicalistes. L’espoir d’un CDI serait plombé dans ce cas. Il ne faut plus vivre dans le passé : la solution est de devenir auxiliaire de vie d’une personne âgée (600€) ou de faire du « chèque emploi-service ».
La toile d’araignée
Aubenas rentre de son remplacement du matin. Peu de temps de sommeil : elle revient du ferry à 23h30 et se lève à 04h30 : « dormir est devenu une obsession ». Une des « vieilles » du ferry a été surprise à boire un verre d’alcool avec un Anglais au Bar des passagers. Dénonciation. Insultes, harcèlement sur Internet. Puis ça retombe. Tout le monde oublie. Le travail, bien qu’exténuant, avant tout. Bonne nouvelle, toutes les familles qui touchent « la prime des cartables » pour la rentrée, ont reçu un rallonge supplémentaire. Vrai ? Pas vrai ? Si on la dépense et que c’est une erreur, comment rembourser ? Aubenas doit effectuer un remplacement dans une boîte de routiers. La malade qu’elle remplace travaillait mal se plaignent certains : crasse huileuse dans les douches, saleté un peu partout. Les gens de la boîte attendent beaucoup d’Aubenas. Elle décape à fond les locaux, par portions. Mais bientôt les gens salissent comme à plaisir son travail, aussi peu reconnu que celui de la remplacée. Aubenas a l’impression d’être tombée chez des sadiques qui se plaisent à détruire les femmes de ménage successives. Elle est comme prise dans une toile d’araignée. Heureusement que ça n’a qu’un temps.
“Self made woman ou fille à papa ?”
Aubenas sollicite un remplacement dans une boîte tenue par une femme, Barbara Netti. Elle était cadre dans une agence bancaire, « avec succès ». En fait, elle a « racheté » la boîte de son père. La patronne explique qu’elle a créé une ambiance familiale et positive. Elle fait, quand elle arrive tôt, le café aux employés, c’est dire. Madame Astrid, du cabinet privé, conseille à Aubenas d’aller au salon de la propreté pour y rencontrer le plus d’employeurs possibles. Elle fait alors la queue à l’entrée du salon. Une femme l’aborde. Elles se seraient vu au « train de l’emploi », piloté par le directeur du marketing de Pôle emploi.
La femme qui a un beau-frère bien placé dans la police lui révèle un secret : en fait, dès avant la montée dans le train, les jeux sont faits, il existe des personnes déjà engagées par les boîtes du train… Faux appel à candidature. Retour salon de la propreté : un ponte, un certain Nardon, fait un discours. La femme dit que ce Nardon était son conseiller d’insertion. Mais il a monté sa boîte à la force du poignet. La femme dit qu’il y a un homme dans le pantalon. Nardon explique sa manière de recruter : avant, il testait bien les employés, « s’emballait » pour certains, mais des femmes tombaient enceintes six mois plus tard. Il a fait passer le permis à des types à qui il donnait de l’argent pour cela. L’un n’a pas passé l’examen, un autre est parti 15 jours après, examen en poche… Les gens s’inscrivent en masse pour candidater chez Nardon. Peu d’élus.
Aubenas rencontre une formatrice au salon. Il faudrait passer un diplôme. Ça aide, en plus de la détermination à travailler et de la bonne impression naturelle qu’on donne de soi.
Le « tracteur » est recalé au contrôle technique, malgré les réparations amicales. Les freins « sont morts ».
Le remplacement à la ZAC.
Nouveau remplacement, en plus du ferry. L’entreprise est à Colombelles. C’est une ancienne usine reconvertie. Beau bâtiment, modernisé, remanié. Aubenas doit trouver une certaine Marguerite, chef d’équipe. Bon accueil, tour du service à nettoyer dédié à Aubenas. Les filles, à un moment, se retrouvent à la machine à café. Impensable pour Aubenas ! Partout ailleurs, c’est montrer qu’on se prélasse, qu’on n’est pas à son boulot. Elle ne les imite pas ce premier jour. L’une des filles ne cache pas qu’elle cherche quelque chose ailleurs, en plus. Cette franchise-là non plus n’est pas de mise partout. Alors Aubenas candidate chez Caen-Net, l’une des boîtes les plus sérieuses de la région. Des places en or. Caen-Net appelle. Elle veut faire commencer Aubenas dans trois jours, pour un nombre d’heures par semaine conséquent. Aubenas décline l’offre, elle préfère rester avec les filles de la ZAC. La recruteuse pour Caen-Net la prévient qu’elle fait une bêtise. Aubenas refuse quand même. Une fille tombe malade. Aubenas propose de la remplacer sur l’heure. Avec la chef, Marguerite, course contre la montre. Enfin, tout est reluisant quand les employés arrivent. Aubenas a craint de se laisser percer à jour : elle voyait que Marguerite observait ses mouvements gauches et lents. Cela peut dénoter qu’elle n’est pas ouvrière… Mais non, rien. La tuile : alors qu’Aubenas pousse le chariot à matériel de nettoyage, dont un seau plein d’eau sale… patatras… le seau se renverse, le sol parfaitement brillant est inondé de crasse terreuse. Aubenas se décarcasse, elle passe du temps non payé. Elle veut se racheter. C’est une question d’amour propre.
Le courage de Luce…
Au ferry, quai de Ouistreham, deux hommes ont démissionné : l’un pour monter une librairie de bandes dessinées. L’autre pour distribuer des prospectus. Luce a passé l’âge de le retraite. Mais elle continue à travailler. Elle s’ennuierait à la maison :
Elle pourrait se permettre de ne rien faire, ce n’est pas une question d’argent, elle le répète assez fort et assez souvent pour qu’aucun d’entre nous ne puisse l’ignorer. ‘Je ne sais rien faire d’autre que travailler. Alors, j’ai trouvé le ferry’ Luce ne fréquente pas les autres retraités, une petite bande taciturne d’hommes et de femmes qui se retrouve près du muret [le muret existant avant le franchissement de la douane]. Leur pension ne leur permet pas de vivre. Tous préféreraient sauter dans l’eau du port plutôt que de l’avouer.
La belle Mimi
La jeune Mimi, qui en impose aux passagers par son allure, son élégance, drague un jeune nouvel embauché. Elle l’entraîne un peu plus loin pour lui dire des choses personnelles. Plus tard, Jordi, un jeune également, mais dans la boîte depuis un certain temps lui, demande ce qu’il pense de Mimi. Il la trouve sublime. Jordi ne peut résister :
Eh bien, cette fille, c’est un bonhomme, ou plutôt c’était un bonhomme […] Elle travaille au ferry pour faire des opérations. Elle en parle elle-même, elle en est fière […] Mimi est la plus belle, c’est tout. Il n’y a rien d’autre à dire.
Les arroseurs arrosés
Aubenas retourne à son agence du Pôle. Ambiance plus que morose, renforcée par les conseillers : « Les conseillers parlent de la restructuration de l’agence ». Deux « branches » son censées fusionner. Les agents ne savent pas du tout de quoi sera fait leur nouveau travail. Formations prévues. « On les sent perdus ». Réunion au Pôle pour informer les chômeurs : les chiffres du chômage doivent s’améliorer, on va donc les convoquer, catégorie par catégorie d’emplois. Une partie ne viendra pas, c’est sûr, il va y avoir des radiations. Mais pour la forme. Faire chuter les chiffres ! « Le conseiller qui s’était mis à parler à regret avait tout déballé. » Pas de la truanderie de sa part. Les ordres. Pourquoi convoquer les chômeurs alors qu’il n’y a pas d’annonces les concernant ? Parce que, sinon, alarme sur les ordinateurs : « Nous aussi nous sommes sanctionnés. Les primes sautent, la notation chute. »
Le CDI
Dernière journée à la ZAC pour Aubenas. Entre-temps, elle appris de Victoria, que le bâtiment moderne où elle travaille est sur une friche où se dressait un vaste complexe d’usines, notamment de la sidérurgiques. Tout a été démantelé physiquement. De l’herbe, une sorte de lande autour du bâtiment moderne. Au ferry, Sylvie appelle Aubenas pour lui annoncer qu’elle a été élue déléguée du personnel. Elle était contente de sa première permanence où elle devait annoncer les heures supplémentaires à toucher tout de suite, ou très tard. Personne n’est venu ! Aubenas se rend à la ZAC. Elle a peur que Marguerite soit obligée de la débarquer pour le coup du seau, du nettoyage peu ragoûtant devant les employés. Mais Marguerite a réussi un CAP, elle est dans le journal pour la remise des diplômes. Pourtant, elle regarde bizarrement Aubenas. Elle va lui dire qu’elle a été démasquée, journaliste qui s’est joué de tout le monde ? Qu’elle ne sera plus jamais reprise à la ZAC ? Non ! Comme une fille quitte le poste, elles l’ont toutes proposées pour le prendre : « les conditions sont miraculeuses pour le secteur : un CDI, un contrat de 5h30 par jour, à 8, 94 € bruts de l’heure. »
Aubenas est arrivée au terme de son reportage. Elle s’était fixé déontologiquement de décrocher un CDI, puis de le libérer pour une réelle chercheuse d’emploi. Et le « tracteur » qui venait d’être réparé…
Epilogue
Janvier 2010. Fêtes de fin d’année. Aubenas cherche à revoir Marguerite et Françoise. Elle veut les prévenir qu’elle a écrit un livre sur le monde terrible du « nettoyage ». Elle a loué une voiture, de celles qui démarrent tout de suite et ne pétaradent pas comme le « tracteur ». Elle se dirige vers le grand bâtiment de la ZAC. Françoise est absente, malade. Marguerite, depuis qu’elle a réussi son diplôme a été promue ailleurs. Elle se rend sur un site nocturne de Marguerite. Belles et tendres retrouvailles. Mais Aubenas a le cœur serré, elle « retarde le plus possible le moment où cette bulle d’intimité va éclater ».