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Publié : 4 juillet 2017

LA PAROLE MANIPULEE / PHILIPPE BRETON, 2000, ÉDITIONS LA DECOUVERTE

(PROFESSEUR DES UNIVERSITES AU CENTRE D’ENSEIGNEMENT DU JOURNALISME (CUEJ) A L’UNIVERSITE DE STRASBOURG)

LA PAROLE MANIPULEE, OU L’INFORMATION BIAISEE…

Introduction

En 1990, le charnier de Timisoara est déclaré « faux » comme tel, et en 1991, les médias sont remis en cause pour leur présentation d’une guerre du Golfe opérant des actions « chirurgicales ». Cette désinformation est-elle volontaire ou le fruit d’un mauvais traitement des sources ? En tout cas, Philippe Breton estime que cela peut ressembler à des « techniques » de type rhétorique, susceptibles de construire un discours destiné à convaincre.

Les médias peuvent utiliser à la fois des manipulations de type cognitif ou relevant de l’affect.

L’ouvrage souhaite souligner « que l’emploi des techniques de manipulation de la parole a […] un effet sur le lien social et sur la nature de la démocratie indépendamment des valeurs ou des causes que ces méthodes servent à promouvoir ». Les « procédés manipulatoires » relèvent de « l’individualisme contemporain : le repli sur soi, la désynchronisation sociale, des formes inédites de néo-xénophobie ».

La deuxième ambition de l’ouvrage est de décoder les messages « pernicieux au niveau des valeurs qu’ils défendent » et la troisième est de « contribuer au renouveau de la recherche sur l’argumentation ». L’enjeu est la préservation de la démocratie, d’une parole qui veut à la fois convaincre et respecter l’autre, la parole non biaisée devant être la base de la démocratie.

Argumenter est une façon d’exercer un pouvoir sur son interlocuteur, en l‘influençant « de manière détournée ». Il faut réfléchir à une frontière entre l’argumentation, respectant l’autre et une manipulation cherchant à l’abuser. La frontière existe, elle est « potentiellement inscrite dans la langue aussi bien que dans les comportements ».

-I- LA MANIPULATION : A-T-ELLE DISPARU ?

La Guerre de 14-18 est comme un « signal d’alarme » tiré par des « esprits les plus conscients et les plus indépendants », c’est-à-dire certains « journalistes, hommes de lettres, intellectuels […] dès que la levée de la censure le permet ». Dans les années 1980, on n’entend plus parler de la manipulation. Même les procédés manipulatoires appliqués à la publicité semblaient disparus.

La communication

Pourtant, le sociologue Gilles Lipovetsky estime que la publicité est tout sauf un élément digne de formation des esprits. La politique n’en relève pas dans ses méthodes, plus rien de dangereux à l’horizon. Seuls des représentants de l’extrême gauche comme Noam Chomsky pensent que la manipulation, la désinformation sont toujours là. Tout fait consensus pourtant. Les critiques des médias concèdent qu’ils sont tout de même touchés par la « communication » mais que cette communication est aisément décelable. Depuis la cessation de la guerre froide, avec la chute du mur de Berlin, les démocraties règnent en Europe et l’information est surveillée par des instances indépendantes.

La publicité se voit

Les fausses victimes de la Securitate roumaine à Timisoara ou les « fausses couveuses de prématurés koweitiens ‘’débranchées’’ par les cruels Irakiens » laissaient penser qu’à part ces deux contre-exemples l’information était fondée et sourcée partout dans le monde. Les journalistes dits occidentaux s’étaient laissé aller au dérapage, au pire, ou avaient été mal informés par les gens sur le terrain, au mieux. D’ailleurs, maintenant, même dans le domaine de la publicité, les « excès » sont visibles ou connus, notamment la « publicité subliminale » ou les « messages cachés dans d’autres messages ». La « médiatisation intense des phénomènes des ‘’sectes’’ est également un repoussoir » contre le mensonge.

En fin de millénaire (l’auteur écrit en 2000), on se demande si désinformation et manipulation existent encore, tellement les scrutateurs veillent. A-t-on retrouvé l’ « idéal grec d’un espace public démocratique » ? Grâce à la « société de communication » ? Trois arguments sont utilisés pour l’affirmer :

1/ Il n’existe plus de « causes » à défendre. La fin de la guerre froide « a signifié la fin des idéologies ». Ou plutôt, il y aurait de multiples causes à défendre, suggérant que de grands pans de fausse information ne peuvent tenir longtemps, du fait du libéralisme, générateur de pensées libres et critiques. L’idéologie libérale est devenue « un point de vue réaliste », « désidéologisé ». Ce qui est défendu, c’est « l’entreprise » et son « produit ». L’espace politique est seulement miné par « la question des immigrés » (non des migrants actuels). C’est semble-t-il la seule crispation des Etats, débordés par les extrêmes-droites mais aidés par la « communication […] humanitaire ».

2/ Démocratie et manipulation. Le deuxième argument de l’absence de manipulation actuelle est que la notion est associée historiquement aux fausses démocraties de l’est : « les démocraties [occidentales] excluraient […] par nature de telles méthodes », à part les rechutes ponctuelles de l’information, comme les mensonges possibles de première guerre du Golfe. L’opinion a du mal à imaginer que les démocraties auraient des valeurs telles qu’elles devraient être soutenues par des méthodes qui ne seraient pas démocratiques. Pas de de rupture donc entre les valeurs et leur expression.

Pourquoi ? L’argument qui « associe démocratie et absence ‘’naturelle’’ de manipulation » tient au fait que l’homme moderne serait libre. Et il le serait parce qu’il est informé, et que les « médias, eux aussi ‘’libres’’ rendent la société ‘’transparente’’ ». La démocratie n’est pas seule à rendre la manipulation inefficace, elle est accompagnée de la « société de la communication » qui multiplie les médias jouant un « rôle décisif ». Ces derniers sont un vecteur de « fort décodage ».

3/ La manipulation sans effet. Le troisième argument de l’absence de manipulation est le fait que « beaucoup d’entreprises visant à convaincre sont effectivement marquées du sceau de la manipulation, mais que celles-ci sont des pratiques ‘’douces’’ ». Elles sont prises avec « humour par les intéressés » car les « opinions publiques seraient désormais ‘’adultes’’ ». Pourtant… La « parole manipulée est une violence » envers l’auditoire aussi bien que sur la parole dont elle use. C’est l’ « effet d’influence ». Le chercheur Elihu Katz, estime que les auditoires étant adultes et non manipulables, une double question intéressante serait à poser : « Que font les auditoires sur les médias plutôt que les médias sur les auditoires ? »

Qu’est-ce que la manipulation ?

Il ne faut pas jeter les « catégories » de « propagande » et de « désinformation » dans les oubliettes de l’histoire mais les ressaisir et les interroger. Leurs méthodes seraient-elles encore « vivaces » ? Les « procédés » et les « effets » sont mal connus. Ils sont à analyser.

Distinction normative

Analyser la manipulation suppose « de compléter le terrain de la description par un point de vue plus normatif [permettant] de distinguer le convaincre ‘’légitime’’ de celui qui ne le serait pas ». Il faut définir le manipulatoire comme « action violente et contraignante qui prive de liberté ceux qui y sont soumis ». Des esprits très critiques estiment que toute manipulation est violente, qu’il n’existe aucun autre moyen de convaincre. Et l’alternative serait entre la violence physique et la manipulation relevant, elle, du raisonnement. Autant choisir la manipulation… Si on choisit la manipulation, on peut tabler sur une distinction possible entre celle qui est légitime et celle qui ne l’est pas. Choisir la non légitimité, c’est être cynique.

Mensonge organisé

La manipulation illégitime « s’appuie sur une stratégie centrale », la réduction complète de la liberté de l’autre et de sa résistance possible. La violence la plus grande serait la manipulation cachée ou masquée. On joue et sur le cognitif et sur l’affect pour tromper. Mais le manipulateur sait-il toujours qu’il trompe ? Dans le cas du racisme, le raciste croit à la nécessité de disqualifier l’autre. Sa hiérarchie relève de la croyance. L’auteur prend l’exemple du racisme qui tend à se fonder « sur une base scientifique ». L’intellectuel d’extrême-droite « ne peut croire que le racisme est fondé scientifiquement puisque aucune preuve n’a jamais été fournie ». Il y a donc « décalage entre l’opinion réelle – le sentiment raciste […] – et le message […]
manipulatoire ».

Vaincre une résistance

Le procédé manipulatoire est « caractérisé par le fait qu’il intervient sur une résistance » et si celle-ci n’existait pas, il n’aurait pas à se construire en procédé. On n’argumente pas, on impose. Cependant, pour que le procédé soit agissant, il doit se cacher en tant que tel, ce qui le différencie de l’argumentation où deux adversaires se définissent en transparence. L’argumentation est dialogue, elle laisse à l’interlocuteur le temps de construire son contre-argument.

-II- IMPORTANCE DE LA PAROLE

La parole « spécifie l’humain » et se « déploie sur trois registres essentiels : l’expression, l’information, la conviction ». L’homme n’est pas une machine, comme l’ordinateur, lequel est conçu pour informer avec « une exceptionnelle fiabilité dans le traitement et la transmission de l’information ». L’animal informe aussi, mais plutôt à l’aide du « signal » uniquement échangeable dans son « espèce ». L’homme bénéficie du signe et de la « capacité […] innovante à avoir un point de vue, des projets, une intervention sur le monde », avec la conscience d’être.

La parole fonde l’humain, conscient d’être, à côté de l’autre. D’où la progressive construction de sa capacité à convaincre, sans doute venue, du fond des âges, de la capacité à construire les outils matériels. Mais l’auteur se demande si la parole n’est pas le fruit d’une régression. Régression accidentelle, dans le processus d’hominisation.

L’homme distant du monde

En effet, l’humain avait tout comme l’animal, une très grosse capacité « à traiter l’information », mais l’ « accident géologique » l’obligeant à déménager vers le nouvel environnement de la savane l’ a fait « échou[é] à traiter l’information avec la stabilité, la rigueur et l’exhaustivité » comme les autres êtres vivants. Aussi a-t-il inventé la parole pour rattraper « cette distance perpétuelle au monde ». De plus, l’animal « n’échang[eait] que de l’information » vraie, contrairement à l’homme, capable d’énoncer le contraire de ce qu’il fait, c’est-à-dire mentir. L’hominisation réelle serait-elle la non « répétition instinctive » de l’information, en « devenant une parole singulière » ?

L’homme traite mal l’information, c’est-à-dire qu’il rend compte de mauvaise manière de ce qu’il a vécu, ce dont témoignent les policiers, les journalistes qui se confrontent à des gens à qui ils demandent de recréer un événement auquel ils ont participé. Le point de vue, la subjectivité se glissent dans le récit-témoignage. D’où le caractère peu informatif et très argumentatif de l’humain. La parole a du se techniciser afin de maîtriser le rapport à l’autre et au monde, dans « le lien social ».

Il faut attendre l’institution de la démocratie grecque et la mise au point de la rhétorique pour que l’homme social puisse rendre compte le plus justement de son expérience. Il y a donc de ce fait une « nouvelle place donnée à la parole dans la société en même temps qu’à une actualisation du pouvoir du convaincre ».

La parole démocratique puis impériale

La démocratie est une « rupture essentielle de civilisation » dans la cité athénienne et les Grecs comme les Romains nous ont légué des institutions politiques et judiciaires que l’on utilise encore aujourd’hui. Les valeurs, nos valeurs « s’appliquent directement à la parole […] et ne s’appliquent concrètement qu’à travers la parole ». Les Grecs constatant des inégalités entre les habitants de la cité, « physiques, sociales, intellectuelles », découpent « à l’intérieur du champ social, un espace politique » où le faible peut avoir la parole. Cependant, le champ social défini n’est pas épargné, au bout d’un certain temps, par les entraves de la violence symbolique, celle des « d]émagogues, manipulateurs, sorciers du verbe », les rhéteurs professionnels.

C’est ainsi que les historiens romains remarquent que lors du passage de la démocratie à l’empire, « l’oral bascule au profit de l’écrit » et que les rhéteurs écrivent des textes mettant en œuvre des artifices techniques raffinés susceptibles de travestir le réel, de convaincre des auditoires sur le bienfondé de mauvais principes. Suivent les tyrannies, toutes les tyrannies possibles, qui prétendent délivrer une information sur le monde, en réalité biaisée, ou « l’information comme moyen de propagande ».

Le XXe siècle ou le régime du convaincre.

Les grandes mutations des valeurs des XIXe et XXe siècles s’accroissent et le rôle de la parole s’accroît d’autant.. C’est au XIXe siècle que les grandes idéologies naissent, notamment le marxisme qui s’oppose au libéralisme, mais également les morales religieuse et laïque, les nationalismes contre l’internationalisme, les fascismes exacerbant les nationalismes. Les idées occidentales s’exportent partout dans le monde.

Le nazisme disloque le monde [Goldhagen] avec la puissance de persuasion que le génocide est nécessaire, car les Allemands auraient pu avoir « la capacité […] de refuser les ordres ». Mais des meurtres en masse ont eu lieu ensuite, après ce régime, de la même manière, soutenus par l’idée d’éradication, de rééducation.

En la fin du deuxième millénaire, les tenants du libéralisme mettent en œuvre l’idée inéluctable du système marchand sous forme de représentations mentales contre une simple résistance non structurée, hormis le système d’information et de communication de l’Internet.

Les théoriciens de la cybernétique et de l’informatique non marchands, c’est-à-dire qui ne travaillent pas pour le secteur des géants comme consultants, voient une « révolution » possible. Cependant, les réseaux d’échange diluent les internautes en individus et de nouveaux « messianismes » idéologiques remettent en cause la démocratie (mouvements religieux, partis d’extrême-droite) en utilisant les outils numériques d’information sans intermédiation journalistique. On constate que « la démocratie a cette faculté étrange, par la promotion qu’elle fait de la parole, de laisser place en son sein à autre chose qu’une ‘’parole démocratique’’ ».

Nouvel empire du convaincre, la publicité

La réclame des années 1920 se mue en publicité moderne avec des « spécialistes des sciences du comportement et de la recherche des motivations ». Le but du publicitaire est de modifier « l’économie mentale » de l’individu en s’adressant « aux instincts ». Il ne s’agit pas de « dispositif informationnel sur des produits » mais d’un « Empire du convaincre » promotionnel. L’industrie et les services proposent via le faux informationnel des « styles de vie » et des « causes à défendre ».

Créer l’image de...

Comment est-ce que l’on est abusé ? Le rôle de l’émetteur est intégral « d’un bout à l’autre de la chaîne communicationnelle du message » jusqu’ aux médias « supports d’affichage […] emplacement dans les journaux, à la radio ou à la télévision […] depuis peu sur les réseaux informatiques ». La publicité peut être de type « politique ou gouvernementale », « en faveur de grandes causes nationales ou humanitaires » et ce faisant, elle « capt[e] une bonne partie des circuits d’information […] sans qu’il y ait d’interposition du média ». La publicité informe en partie, sur un produit (caractéristiques nouvelles) mais elle conditionne un « réflexe d’achat » parce qu’elle « séduit, dramatise, spectacularise ». Il y a création d’une « image » (du produit, de l’entreprise, de ses dirigeants, d’un homme politique, d’un système politique). Derrière le produit, en ce qui concerne la publicité, se cache l’idéologie de la société de consommation et donc du libéralisme. La manipulation « se glisse dans le différentiel entre l’image et la réalité ».

L’apport d’Aristote à la rhétorique

Selon lui, la rhétorique, ou l’art d’écrire pour convaincre, autant dire mentir, est dommageable quand elle soutient l’injustice. Elle doit mettre en place un « raisonnement, soit inductif, soit déductif » pour se détacher « des passions et de l’expression ». Les passions peuvent être « mises en scène » mais sans être un « moyen en soi ». La rhétorique s’appuie sur l’Ethique ou une éthique. Mais au XXe siècle l’éthique est abandonnée dans l’acte du convaincre avec les techniques de la « propagande » et de la « désinformation ». Le propagandiste et le désinformateur font passer « pour une information sûre et vérifiée » un fait « favorable » aux émetteurs qu’ils sont. La propagande est plutôt institutionnelle, employée historiquement par les religions, les régimes tyranniques. La propagande aurait cinq phases : la simplification, le grossissement, l’orchestration (répétition des messages), la transfusion (adaptation aux publics) et la contagion (visée de l’unanimité).

Pourtant, l’auteur estime qu’il y a diabolisation de la propagande passée, dans les tyrannies et les démocraties imparfaites, mais elle serait encore à l’œuvre dans les démocraties occidentales. On conçoit en général que le public actuel est trop éduqué pour ne pas percevoir la propagande ou la désinformation. Ce n’est pas exact.

Manipulation des affects…

La manipulation est largement associée à des « méthodes consistant à intervenir émotivement, affectivement, sur la relation […] entre ceux qui veulent convaincre et leur public ». Cela relèverait de l’irrationnel qu’on va chercher au fond de l’interlocuteur, notamment le sentiment esthétique. On l’emballe dans du beau. Mais ceci est une vue ancienne. On manipule « autrement qu’en intervenant sur la relation ». On ne manipule pas seulement avec des sentiments de « dimension relationnelle ».On peut aller au-delà du simple sentiment, selon un « effet fusionnel ».

Le convainquant use d’une « relation d’identification ». Il vante une idée, un objet, met en avant une information qui suscitent l’ « envie » et deviennent « désirable|s] ». On n’est plus dans le plaire pour plaire, mais dans le « plaire pour commander ».

La parole masquée

La séduction se fait démagogique, disait déjà Euripide, et le manipulateur prend le visage, les attitudes, les idées de ceux qui l’écoutent ou le lisent. Jean Baudrillard parle de « métamorphose » du manipulateur qui porte le masque de son audience. Il y a construction d’un « vocabulaire commercial […] ambigu » qui se fait changeant « en fonction de l’attente de chacun ». La métamorphose, le masque correspondent au « style », au « bien parlé [qui ] se substituent à l’argument lui-même, dont ils cessent d’être un accompagnement pour devenir l’élément central ». Ce sont des « figures de style […] des formules chocs, des mots d’esprit », cela au plan langagier, mais dans le domaine de la publicité imagée (fixe ou filmique) c’est l’esthétisation de l’histoire qui inclut le produit.

L’emploi de la clarté

C’est une manipulation non pas relationnelle mais fusionnelle, une manipulation stylistique mais aussi « transparente », par un « manipuler par la clarté ». Curieusement depuis « une vingtaine d’années » (on est en 1997 et l’ouvrage réédité en 2000), on fait croire que le « discours qui convainc par sa clarté est un discours qui n’a pas convaincu par autre chose, c’est-à-dire les arguments qu’il propose ». La clarté n’ « accompagne » pas l’argumentation mais « s’y substitue ». Tacite remarquait qu’après les discours longs des orateurs républicains, ceux de l’Empire faisaient court.

L’ « amalgame affectif  » est aussi un procédé qui entre dans le bref. On essaie de « rendre acceptable une opinion en construisant un message qui est un mélange de cette opinion, sans discussion de son contenu, avec un élément extérieur, de l’ordre de l’affect, sans rapport immédiat avec cette opinion ». Cet élément ajouté sans fondement irradie l’opinion.

Les cachous Lajaunie

L’exemple donné est celui, amusant, des cachous Lajaunie, en publicité : on met en scène la boîte de cachous, sans intérêt, avec une jeune femme « au décolleté opulent », qui tangue, assimilable « au mouvement des cachous dans la boîte ». L’élément extérieur est ladite femme vectrice de métaphore profonde. De plus, le spot publicitaire est répété jusqu’à l’asthénie de l’esprit qui le regarde, et l’association du produit / de l’élément extérieur non pertinent n’est pas décelable. Technique d’hypnose.

Hypnose

La répétition hypnotique joue pour le message politique aussi : la répétition « crée un sentiment d’évidence » entre des mots ou des concepts associés arbitrairement. La répétition « fonctionne sur l’oubli que l’on n’a jamais expliqué ce qu’on répète ». La forme la plus simple de répétition est le « slogan ». En publicité, l arépétition peut aussi être associée à ces « excitations lumineuses, de couleurs criardes, de sonorités rythmées obsédantes [créant] un état de fatigue […] propice à l’assujettissement à la volonté de celui qui l’exerce ». Double fusion donc : fusion produit/auditoire (personnification, projection) et fusion message /auditoire par répétition hypnotique.

Ces techniques d’hypnoses relèvent de la PNL : Programmation neuro-linguistique. Elles font aussi appel à la « synchronisation » : s’il y a fusion entre la personne-message et le convaincu, le convaincu « synchronise […] sa respiration avec celle de l’autre, son ton, son rythme cardiaque, ses gestes et « dans un niveau supérieur de communication […] synchronis[e] le vocabulaire, les concepts ». Dans le cas d’un discours télévisé, d’une interview en période électorale, par exemple. C’est « faire croire […] à l’interlocuteur que son partenaire est ‘’comme lui’’, tellement comme lui qu’il peut bien partager, sans discussion, les points de vue ».

Manipulation cognitive

A côté du recours à l’affect, un discours peut manipuler par son contenu biaisé. Il peut « tru[quer par] les logiques du message, les faux syllogismes », le raisonnement miné. Mais ces éléments ne sont pas fréquents, on relève plutôt « le cadrage manipulateur » consistant à « utiliser des éléments connus et acceptés par l’interlocuteur et à les réordonner », l’amalgame consistant à « proposer un cadrage des faits en y ajoutant un élément supplémentaire » de type convaincant. Le propos est « augmenté ».

Le cadrage manipulateur

Cela s’appuie sur la nécessité de « points de repère dans le réel […] distincts des croyances, plus proches des faits que des opinions ». La désinformation procède ainsi : elle fait « passer pour des faits bruts et totalement crédibles » de simples « inventions ». On dépasse la simple visée informative pour convaincre absolument. Ce cadrage manipulateur revêt trois formes : il transforme le faux en vrai ; il oriente les faits ; ou alors il occulte une partie des faits ce qui occulte les conséquences négatives du cadrage.

Le cadrage menteur

C’est « une arme de guerre » créant une violence psychologique à l’encontre de la personne crédule, « quasi équivalent à la violence physique », l’adversaire devant prendre de mauvaises décisions. C’est là encore une forme de désinformation, qui perturbe intellectuellement. L’autre n’est plus adapté à l’espace-temps qui l’entoure. En dehors des guerres, le cadrage menteur s’utilise dans les guerres économiques et industrielles, financières, boursières.

L’Internet propage

Le menteur en question « n’a pas] intérêt, dans ce domaine, à ce que l’emploi de telles techniques soit mis sur la place publique ». Notre société, où l’information tient « une place centrale » est rendue fragile ; le « quasi-monopole actuel des médias sur la circulation de l’information » amène ceux-ci à se protéger derrière des chartes de bonne conduite. Mais ce sont « les nouveaux moyens de communication, comme Internet » qui constituent le support de la manipulation et du mensonge. Le « réseau informatique mondial » n’est pas « fiable » car « sans médiation, sans contrôle », hormis les filtres des journaux, magazines multimédias répondant à des chartes.
Abus des mots

Le cadrage devient abusif quand il emploie des mots piégés, c’est-à-dire un mot pour un autre, créant des « réflexes conditionnés ». Bertrand Poirot-Delpech s’amuse à effecteur des rectificatifs dans Le Monde : « Ce n’est pas le froid qui tue les sans-abris, c’est la misère. Ce n’est pas l’anticyclone qui pollue ; c’est l’automobile ». C’est le cas des « balles de caoutchouc » qui sont « des billes d’acier enrobées d’une couche de caoutchouc », ou des « détensions administratives » qui sont des « mises en prison » tout simplement. On procède aussi par une naturalisation de la réalité : la « guerre » devient une tragédie impossible à éviter, le chômage « une catastrophe naturelle »

Amalgame cognitif

Le cadrage peut reposer sur un amalgame cognitif (à ne pas confondre avec l’amalgame affectif du cachou Lajaunie) alors qu’une idée est associée à des termes soit positifs soit négatifs, comme en passant, sans que l’on s’en rende compte, ou associée à une autorité, un témoin, qui sont des personnes connues en bien, ou associée à une conformisation, sous la forme d’une action collective, solidaire « pour gagner les masses ».

Des exemples sont traités, notamment politiques, par exemple sur la xénophobie et le Front national. Dans ce cas, il faut recourir au livre lui-même, car cela n’a pas sa place dans un blog de service public. Egalement pour des passages concernant les guerres au Moyen Orient, des assassinats politiques. L’auteur analyse la manière dont les médias d’information essaient de se sortir de la difficulté de réalités biaisées et manipulées. Autre analyse intéressante, mais longue, celle de la publicité et des médias se voulant objectifs pour ce qui est de la consommation du tabac.

Effets indirect.

Le sociologue David Riesman « décrit avec finesse l’émergence et la généralisation dans les années 1950 » de personnes manipulées, globalement, par la politique de leurs pays, la publicité, certains médias et qui font preuve d’un « sentiment complexe, de satisfaction à être prises ainsi en main, à être débarrassées de la responsabilité de la décision tout en gardant l’illusion de la prendre ». Ces personnes sont « extro-déterminées », « dirigées de l’extérieur » et s’adaptent aux conditions socioculturelles qui leurs sont fabriquées ou dispensées. Voilà l’homme moderne, « un être entièrement social, réagissant aux réactions d’autrui, à ses « incitations » qui lui « fournissent un guide pour l’action ». L’Homo communicans « se coul[e] dans le moule d’un être informationnel, analysant, traitant et décidant en fonction des informations qu’il reçoit ».

Réponse individualiste

Mais tout le monde n’est pas absolument communicans. Selon l’auteur, « Il existe de multiples stratégies de protection à l’égard de messages envahissants, de dégagement par rapport aux contraintes de l’extro-détermination ». Le problème est que la réponse à la détermination extérieure jugée aliénante est « un repli sur soi individualiste », effet pervers de la manipulation. Le citoyen soucieux de sa liberté entre en « méfiance sociale et dans la mise en doute systématique de la parole d’autrui ». Les « plus faibles » se laissent piéger car ils n’ont pas d’outil de protection, et les plus forts savent décoder par leur culture ; la « classe moyenne », quant à elle, « se referme ». La « séparation protectrice » rompt le lien social, l’atomise.

L’homme séparé

La séparation des hommes entre eux, la séparation des hommes et de la nature, la séparation de l’homme et de son propre corps (le corps est usurpé par la publicité conformisante, il est un « avoir plus qu’une « souche identitaire »), l’homme séparé de sa propre parole (il doute d’elle comme de celle des autres) marquent « la frontière d’un individu à un autre, la clôture du sujet sur lui-même ».

Comment résister ?

Plutôt que de « chercher des raisons et des causes » à cet état de fait, Philippe Breton retient trois traits qui pourraient être mis en rapport avec cette société.

1/ Rien dans la culture et le système d’éducation « ne prédispose […] à une réflexion sur les moyens utilisés pour convaincre » 2/ Le domaine du convaincre et les théories scientifiques prétendent maîtriser l’homme et sa parole 3/ La gestion de la parole est victime d’une « division du travail » et d’une « déresponsabilisation ».

Amnésie de l’antique

Il a existé une véritable culture du convaincre, c’est-à-dire la rhétorique gréco-latine, qui a vécu 2500 ans. Nous sommes amnésiques concernant cet héritage de la conviction au sens noble du terme. La rhétorique classique « constituait à la fois un contenu d’enseignement et un lieu de recherche sur les théories du convaincre ». La Rhétorique d’Aristote, De l’orateur de Cicéron, L’Art oratoire de Quintillien nous sont parvenus mais ne font pas l’objet « des programmes d’enseignement officiels et des matières ‘’légitimes’’ ».

Sciences, dissertation...

L’enseignement scientifique est prévalent (« idéal cartésien de la démonstartion »), la rhétorique est remplacée par l’histoire littéraire (les figures de style se sont confondues avec la littérature), la dissertation remplace le « discours argumenté ».
Pas d’enseignement de la parole, selon l’auteur : c’est-à-dire pas de « pratique de décodage » du discours, donc d’analyse de « prévention de la manipulation ». L’ « instruction civique » qui était susceptible de faire réfléchir sur le débat politique, dans le champ de la cité, n’existe pas.

Socrate, Barthes

La « classe de philosophie », à travers les dialogues de Socrate, sert de repoussoir aux sophistes, bonimenteurs techniques, et les « sciences de l’information et de la communication » elles-mêmes ne se penchent pas sur la méthode du convaincre. Roland Barthes, dans le revue Communication, n’a pas réussi à lancer l’apprentissage des règles du discours. La PNL (Programmation neuro-linguistique) est utilisée en « psychothérapie » et « communication des entreprises » avec une finalité concrète. La pratique de la PNL fait l’objet de « formations vendues à prix d’or » alors qu’elle aura sa place naturelle à l’Université.

Fabriquer des esprits

Le convaincre dégrade la psychanalyse freudienne, car il en use en une « recherche des motivations des individus », une « exploration de [leurs] attitudes à l’égard des produits, au niveau du préconscient et du subconscient ». Packard cite un certain Dr Dichter pour lequel « le problème le plus important [de l’industriel] est de découvrir [un] hameçon psychologique approprié à sa marchandise ». Un président « de syndicat des relations publiques d’Amérique (sic) affirme : « Ce à quoi nous travaillons, c’est à fabriquer des esprits », sans doute « disponibles » aux publicités Coca-Cola…

Fraude intellectuelle

Sous la poussée du « scientisme » apparaît un « nouveau paradigme de représentation de l’être humain » : c’est une « machine à traiter l’information », tel un ordinateur, « échangeant des input et des output avec son environnement ». Cela relève du comportement cybernétique, les informaticiens allant jusqu’à penser que « le langage humain est réductible à de l’information manipulable », information transparente et occultable. J-P Le Goff observe que c’est un fantasme dans « la communication d’entreprise et des relations de travail ». Mais ces théories à base scientifique sont des « généralisations abusives », de la « fraude intellectuelle » (Yves Winkin, anthropologue de la communication). Ce n’est qu’une opinion érigée en modélisation.

Filtre, réduction d’incertitude

La parole se trouve « filtrée » à différents niveaux quand elle est manipulée, par exemple en politique : le politicien coproduit un texte avec ses « spécialistes en communication » qui le « mett[ent] en forme […] et l’adapt[ent] et lorsqu’il descend « vers le public », il fait l’objet d’une amplification par les différents médiateurs, les derniers étant les journalistes. Les communicants sont « coincés entre les producteurs et les médiateurs ».

Le but des communicants est d’être des « réducteurs d’incertitude » et fabricants d’ « efficacité » dans l’esprit du politicien comme de ses électeurs. Les communicants s’abstiennent d’éthique en vue d’une efficacité, quant aux politiciens, ils se déchargent sur l’outil qui aurait transformé leur propos profond et les « professionnels des médias » sur la nécessité de rapporter la parole, même biaisée, qui n’est pas la leur.

Les normes de la parole

Il faut agir contre la parole manipulatrice, parce qu’elle menace la démocratie et parce qu’elle fait perdre sa dignité à l’être humain, bon citoyen. La manipulation vide d’elle-même la personne qui la reçoit. La responsabilité individuelle est de rester en éveil et de décoder, autant que faire se peut. Rester « prisonnier » des effets des messages trompeurs, c’est subir une inégalité sociale.

La démocratie se défend

Apprendre à décoder, apprendre à se défier ne doivent pas entraîner à se clore sur soi de manière individualiste, ce qui assure une plus grande efficience aux manipulations de masse. Être « non influençable » et ne pas se fermer aux autres est un acte démocratique. Se « dessine alors un lien social où chacun serait aussi l’acteur de la liberté d’autrui ». Mais quelle est la limite de la liberté démocratique ? Celle d’interdire à son ennemi haineux de s’exprimer ». La démocratie, théoriquement, doit laisser libre le raciste de s’exprimer par un libéralisme de l’esprit, mais cela lui nuit, l’autodétruit.

Tout ne se vaut pas, le relativisme idéologique est à bannir :
« Ayons le courage ici de dire que, contrairement aux pratiques actuelles, ruineuses pour la démocratie, il serait indispensable de ne pas autoriser, dans l’espace public, certains discours, non pas tant en fonction de leur contenu, que de leur caractère contraignant pour ceux qui les reçoivent ». Est-ce là une « norme restrictive » ? Non : « ne pas autoriser à tout dire n’est pas forcément censurer ».

Norme salutaire

Le discours est fait de normes, « l’illusion libérale d’un discours totalement libre se heurte à la réalité sociale et structurelle du langage ». Protéger l’expression doit supposer protéger la réception. La manipulation de la parole pervertit cet équilibre. Le refus de la manipulation est « une question de posture éthique », une « posture informée » Il est préférable de bénéficier d’arguments, d’ « arguments d’autorité » appuyés sur une « compétence » qui « légitim[e] une opinion ».

La construction de normes doit « tenir compte de la richesse et de la singularité des relations ». Relation entre un détenteur de savoir à diffuser et un récepteur, qui s’il n’est pas au niveau, doit être formé pour l’être et devenir libre d’être soi et de partager la liberté de l’émetteur de bonne foi. La situation se complique lorsque les échanges sont « médiatisés ». Dans ce cas-là, des instances existent qui doivent surveiller les médias vecteurs de parole biaisée, grâce à leur indépendance par rapport au pouvoir politique ou économique.