L’ouvrage a vieilli (1999 à l’origine), mais il a été légèrement remanié en 2008 puisqu’il est question d’Internet. Mais il est surtout question des médias traditionnels, presse écrite, radio, télévision la plupart du temps. Cependant, les réflexions de la journaliste et du philosophe- psychanalyste produisent des analyses très fines, aisément applicables aux réseaux sociaux actuels.
Les médias, armes démocratiques au début
Selon les auteurs, peu à peu, l’information est devenue suspecte auprès de son audience : « En se branchant sur le journal télévisé, la première curiosité est devenue : ‘’Qu’est-ce qu’ils veulent encore nous faire croire ?’’ » Ce serait le symptôme d’une « modification plus vaste des médias et de leur rôle ». Dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, la presse se faisait gloire de « dévoiler » les rouages pernicieux de la société, les manipulations politiques et autres. La presse défendait alors « la liberté d’opinion […] la démocratie. » La profession était un combat politique (Watergate, Cambodge de Pol Pot etc.) Internet qui s’ébauche est « enfin le réseau qui va permettre à chacun d’entre nous d’accéder aux fameuses informations que les puissants tentent de nous dissimuler… » Prophétie sur Wikileaks et autres ?
La transparence opaque
Des États bafouent les droits de l’homme et semblent ne pas se soucier des Unes internationales qui les dénoncent : « Les caméras même dissidentes filment ou évoquent les rafles ». Étalage de la force, « arsenal de répression ou de dissuasion ». Les dictateurs se font haïr (ils s’en moquent) mais craindre (base de leur pouvoir). Ce qui est essentiel est que ces pays jouent la « transparence ». Cette transparence est devenue la norme des sociétés occidentales, la presse se faisant le gendarme de cette norme. Et paradoxalement, c’est par là qu’elle contre-produit : au nom de la transparence, elle ne reflète pas le monde, mais le représente, le reconstruit. Elle se doit de faire apparaître le Bien, elle doit le montrer : « Le travail du journaliste ne consiste souvent plus à rendre compte de la réalité, mais à faire entrer celle-ci dans le monde de la représentation. » Il faut envisager la presse comme un univers en soi, « autonome, avec ses codes, ses images, son langage, ses vérités ».
En face des médias, il y a les personnes, les groupes de la société civile qui souhaitent que les précédents parlent d’eux. On veut de la « couverture médiatique », on sait que les médias ne reflètent pas la vérité mais chacun veut y être présent. L’affaire de tout le monde serait alors de faire naître une autre « presse ».
Censure, autocensure ?
Le monde est un lieu de bouillonnements, de drames, de violences, parfois de « gros bonheurs ». L’audience devient soupçonneuse à force d’entendre parler d’un « Bien » à trouver, à venir : « Qui vous a ordonné de faire un article sur tel sujet ? Dans quel but ? » L’audience ne pense pas que les sujets soient spontanés, elle imagine des conférences de rédaction où affluent des informations confidentielles, les pressions des grands de ce monde. Censure ou autocensure « idéologique ». Les gouvernants et les hommes des médias appartiendraient aux mêmes sphères. Les uns demandent aux autres de les défendre. Les choix de la presse seraient une obéissance consentie ou non à une stratégie. Suffirait-il de remplacer ces journalistes par d’autres pour que les décisions éditoriales soient autres ? Les auteurs tiennent à faire savoir que les rédactions reçoivent peu de coups de téléphone des gouvernants. La presse est donc en gros sa principale maîtresse et elle réagit en fonction de ses propres règles. Fausseté économico-politique non, mais léger infléchissement du reflet en représentation.
Tous les sujets sont-ils traités ?
Chaque rédaction dans le monde a « ses couleurs, son ton, son style ». Le Figaro, CNN, El Pais, Le Quotidien d’Oran couvrent les mêmes « événements » mais déploient une gamme de points de vue toute humaine. On parle de tout, on ne passe pas sous silence, c’est la règle première : "Tout ou presque peut aujourd’hui être écrit, montré. Il reste peu de tabous et les bousculer sera une ’’impertinence appréciée’’. Le système de la presse ne vit pas dans la "pensée unique", mais dans un monde unique, où tous s’accordent à trouver tel événement digne d’intérêt et tel autre négligeable. » Le Canard enchaîné et TF1 se retrouveront à peu près sur les mêmes sujets, même si le traitement change selon les auteurs.
La tendance est de personnaliser les événements, de les présenter comme la conclusion des actions de certains : « La presse se consacre tous les jours […] à montrer le monde à travers la vie des grands hommes. Les historiens l’ont fait longtemps. »
Le journaliste qui se dévoile
Autre travers des journalistes selon les auteurs : non pas seulement parler des grands qui agissent sur ce monde mais s’exprimer sur eux-mêmes en court-circuitant le discours médiatique « normal » : " le reporter sait […] l’irréductible subjectivité que comporte son travail […] " dans une situation personne ne voit exactement les mêmes choses que son voisin. Et plutôt que d’affronter la multiplicité du monde, les journalistes se laissent aller à mettre en avant leur propre singularité, transformant la presse en un immense journal intime. » L’audience aurait beaucoup appris sur la psychologie des journalistes, avant de s’en lasser…
Journalistes en quête de personnages, scénarisation
La presse raffole des inconnus qui « témoignent ». Leur voix n’est jamais la même, leur nom, leur visage changent mais ils deviennent « familiers » à l’audience : " le-voisin-qui-n’a-rien-entendu. Ou le chauffeur-de-bus-qui-s’est-fait-attaquer […] le jeune-artiste-qui-va-faire-un-malheur […]" Sur le bandeau en bas de l’écran de télévision, où s’inscrit généralement le nom de l’interviewé, il n’est pas rare de lire en guise d’identification : ‘jeune de banlieue’, ‘chômeur’, ou ‘anti-Européen’ ». Dans les rédactions, en fonction des événements, les directeurs demandent un prof en colère, une victime d’inondation. Tout ce qu’ils veulent c’est de l’image, toujours « familière » ou à profil, pas trop dérangeant. Pas de saut dans l’inconnu. Le journaliste découvre rarement, il cherche et trouve ce qu’il veut, qui correspond à son schéma mental : « Il y a un nom pour cela : l’idéologie. Les auteurs citent Althusser : « L’idéologie, c’est quand les réponses précèdent les questions » Rechercher une image déjà mentalisée, n’exposer une situation que si elle est représentable constituent l’idéologie. C’est une « conclusion déjà tirée » dès le début de l’enquête.
Après les personnages, vient la scène sur laquelle ils jouent : « On peut corser l’affaire en créant des ‘situations’, des saynètes où les personnages choisis vont se conformer, se répondre les uns les autres. […] Derrière un air de fraîcheur, ces ‘inconnus’ se retrouvent à jouer les candides de comédie. » Le recrutement de ces interviewés d’un jour se fait à partir d’une « sélection entre candidats potentiels » : le chômeur, le grand patron en cas de crise économique. Il leur est expliqué comment se tenir et parler devant la caméra. Pour le patron, il y aura plusieurs prises, pour que sa prestation soit lisse, policée. Pour le chômeur, le bafouillage n’est pas corrigé, cela fera plus vrai : « le Rmiste est par définition perdu, confus. Il apparaîtra plus crédible en survêtement qu’en costume. »
Ne pas sabler le champagne… / Arrestation scénarisée
Affaire Makomé : jeune homme décédé dans un commissariat. La presse n’avait de photo de lui qu’avec une bouteille de champagne, lors d’un anniversaire. La bouteille a été « effacée » techniquement. On ne saurait mourir en buvant du champagne, sauf faire la nique à la mort. « Coup de gomme » pour la dignité du deuil. Le journaliste mis en cause se défend d’une manipulation, mais de la volonté de rendre service à la famille et à la mémoire de ce jeune homme en « améliorant l’image ». Une équipe de gendarmes, effectuant une arrestation, avait interdit à une chaîne de les filmer, par respect de la présomption d’innocence de la personne, celui de sa vie privée. Les gendarmes, sur demande des journalistes, on dû mimer la même chose. C’est un « accommodement avec le réel » en toute bonne conscience. On ne triche pas pour faire croire, mais pour faire voir. Comme les coûts des productions sont importants, certains journalistes free-lance travaillant pour des émissions de télévision réputées sérieuses se voient obligés de présenter un synopsis, un scénario afin d’obtenir une commande : « Leurs répliques sont rédigées, les lieux décrits, la trame ficelée. Le travail du reporter va alors consister en une sorte de casting […] Pour que le monde soit crédible, il doit ressembler à la fiction. Pour que l’action soit lisible, il faut la jouer. »
Comme à la télé
Selon les auteurs « sur les trottoirs de Marrakech, de Djakarta, de Paris ou d’ailleurs, chaque passant sait intuitivement […] comment marche la communication. Qu’il veuille ou non se prêter au jeu, il en connaît grosso modo les règles. » Les images diffusées par les médias sont devenues la référence : « Les acteurs du réel vont à leur tour essayer de se conformer à ces figures, devenues plus vraies que leur vie ». Dans le Nord, dans une « cité » HLM, un jeune homme est un directeur de casting, interlocuteur privilégié des reporters. Même Envoyé spécial y a eu recours : « Parmi ses amis, il sélectionne ceux qui conviendront le mieux à un reportage ou à un autre […] La plupart parle couramment « le journaliste » […] ‘’la médiagénie’’, la photogénie […] d’une catégorie des habitants des cités explique pour partie l’importance du traitement de ces quartiers par la presse. »
Tarzan
La crise économique explique le peu d’engagement, de syndicalisation de certaines professions difficiles et mal payées. Lors d’une longue grève des chauffeurs routiers, pas de « leader » représentatif. Qu’à cela ne tienne. On décroche un dénommé Tarzan, grande gueule intéressante, couvert de tatouages et déversant son ras-le-bol. Les médias le présentent comme le leader. Il est invité à une négociation à un haut niveau de l’État : « Le problème est que Tarzan ne représentait le symbole des routiers qu’aux yeux des journalistes. Les chauffeurs, eux, ne se sont pas reconnus dans le miroir tendu. ‘’Il ne nous représente pas’’ ont affirmé ses collègues. »
Petits conseils à ceux qui veulent passer dans les médias
Pour une interview, le journaliste sait mieux que son interviewé ce qu’il a à dire. Il lui fait répéter son rôle. Seuls les chercheurs, les intellectuels ou les artistes ne souhaitent pas être coulés dans le moule et « dérapent » un peu par rapport au conducteur et au minutage. Ils sont rétifs à se « mesurer ». Bien que ce genre d’intervenants soit effectivement rétif, il est paradoxal qu’il sollicite les médias pour en obtenir une visibilité. Le « ‘’passage à la télé’’ dans le sens plein d’un rite de passage […] permet d’accéder du monde des invisibles à celui des visibles. »
La loi de proximité
Le travail du journaliste est simple dans l’idée des lecteurs papier ou Internet : sur la planète se déroulent des événements importants. Des journalistes doivent en rendre compte au mieux, en y allant, en les voyant et en les racontant. Qu’est-ce qu’un événement ? Quelque chose qui se passe et qui « casse la norme sociale ». Dès lors, le fait « étonne, détonne » par rapport aux règles fonctionnelles de la vie de tous les jours. Mais les faits sont nombreux, les journalistes incapables d’en rendre compte exhaustivement. Le journaliste opère un tri, il hiérarchise. Cependant, cette hiérarchie n’est pas un traitement intègre. C’est la loi de proximité : « […] il faut diviser le nombre de morts par la distance en kilomètres entre le lieu de l’événement et le siège du journal […] Un accident de train, gare de Lyon à Paris, sera ainsi bien plus ‘’couvert ‘’ par la presse nationale […] qu’un […] déraillement mortel en Inde ou en Afrique. » En juillet 1999, condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme : des policiers avaient violé en 1991 un vendeur de drogue. La même chose s’était déroulée en Turquie. Jamais le lecteur ou spectateur français n’a eu vent de cette atteinte aux droits de l’homme en Turquie. Information en creux : « Il est incroyable, dans un pays démocratique comme la France, qu’on puisse se faire violer dans un commissariat, alors qu’en Turquie, il n’y a rien d’anormal ». Deux poids deux mesures pour les médias français.
Reporter sachant quoi reporter a priori
Les journalistes « informent / forment » l’opinion de / à ce qui doit la « troubler ». Cet exemple ne veut pas dire que les journalistes ne se préoccupent que du franco-français et pas du « marginal », mais que dans l’ensemble ils le font… Autre exemple, les élections au Japon. Information sur le thème, mais également reportages sur les « taggers » ou les « moines du Fujiyama. » « Couleur » autour du thème principal, rébarbatif : « Dans sa tête, le journaliste a déjà décidé, consciemment ou non, ce qui constitue l’information forte et l’information accessoire. » Les journalistes travaillent en termes de majoritaire / minoritaire ; selon Gilles Deleuze, cela n’a rien à voir avec les données quantitatives. Majoritaire, selon le philosophe, renverrait à « dominant » et inversement pour minoritaire. Il y a des modèles « supposés négatifs ou soumis ». Selon les auteurs : « En Amérique latine […] le modèle dit « majoritaire » impose d’être blond, blanc, grand et riche, alors que ce n’est absolument pas le cas de la majorité numérique »…
Le journaliste va chercher et « trouver » ce qui l’intéresse, c’est son « obsession ». Quelle est-elle ? L’élément ou la somme d’éléments qui explique(nt) tout, qui représente(ent) la situation. En Iran, ce sera la condition de la femme, en Angleterre les déboires de la reine avec sa progéniture, en Belgique le pédophile assassin Dutroux… Les journalistes informent objectivement mais sur ce qu’ils croient être subjectivement important. Un cordonnier courant la planète ira enquêter sur les chausures, un garagiste s’intéressera aux voitures. Œillères socioculturelles. Dans le réel, « le journaliste veut ainsi trouver la chose ou les choses qui symbolisent un pays ou une situation tout entière. Par là même, il se condamne à l’impossible. » La représentation (selon le compte rendu subjectif) relève du multiple mais face à l’incommensurabilité du monde, elle devient une illusion.
Parler de quoi ils parlent
Du point de vue anthropologique, la lecture de la presse permet de voir comment l’opinion publique adhère au discours journalistique ou s’en détache. Un journaliste français en reportage à l’étranger, va s’imprégner de l’air du temps et des mœurs, mais il va aussi lire la presse locale avec un détachement humoristique, ironique. Quand ce n’est pas le cas, sur des sujets graves, il va essayer de relever ce qui n’est pas explicite dans les journaux. Il va retenir la façon dont ses confrères travaillent avec leurs étonnements, leurs croyances, leurs schémas mentaux :
« Ce petit jeu de décodage est généralement très peu apprécié par ceux qui y sont livrés. Quant à son tour la presse américaine ou japonaise soumet au même décryptage les médias français, ces derniers hurlent devant ces miroirs tendus, dénonçant les malentendus ou la gallophobie. La croyance, ce n’est jamais la nôtre mais toujours celle de l’autre, celui qui vit ailleurs ou qui vivait avant. »
Les auteurs se demandent pourquoi la presse ne parle pas de certains sujets. En plus de la préservation de la norme, on touche à une nouvelle loi du monde de la communication : « Elle est très simple. La presse parle de ce dont le public parle. Et le public parle de ce dont la presse parle. » Cercle vicieux. Si un journaliste veut convaincre sa rédaction, pour parler du Costa Rica, par exemple, il doit savoir faire entrer son reportage dans les schémas mentaux : récolte record de végétaux de base de la drogue, puissance et guerre sanglante des cartels : traque en forêt vierge, western…
Partage du monde : citadelles et no man’s land
Autrefois, la Terre se subdivisait en blocs antagonistes avec leurs satellites entrés en guerre froide. Aujourd’hui, le monde suit d’autres règles avec une nouvelle distribution géographique. Il se répartit en « citadelles », barricadées, devenues des zones de sécurité maximum. Le reste est un no man’s land. Ce monde des citadelles ultra-protégées et des no man’s land en difficulté, s’est inventé une cosmogonie : un récit de l’insécurité. C’est dans les citadelles que réside la démocratie, formant une ossature institutionnelle qui pourrait être le modèle des no man’s land en cours d’émergence sécuritaire. Mais dans ces derniers le discours politique est opaque. Il y règnerait une « barbarie » où les droits de la femme seraient bafoués, où « le sexe doit s’y pratiquer de façon étrange » ( ?), où l’on ne mange pas à sa faim. Ce découpage du monde constitue une grille d’analyse, efficace, consciente ou inconsciente, de la part des médias occidentaux : « La Colombie n’est qu’un immense champ de drogue, gardé par des hommes dangereux. […] Un attentat meurtrier sur le site touristique de Louxor fera davantage de bruit que trente bombes dans le métro du Caire. »
La religion des faits
La presse anglo-saxonne a baptisé le balisage d’un événement « loi des W » : Who ? What ? Where ? When ? Why ? Qui a fait quoi où et quand, pourquoi ?… « Aujourd’hui une information publiable se prête à cette obligatoire autopsie où chaque détail peut être désossé, quantifié, puis énoncé en chiffres et statistiques. » Les réponses déterminent un fait communicable, elles sont garantes de véracité. La relation des circonstances d’un fait est nécessaire et forme le socle d’une information. Cependant c’est un mode de pensée, là encore, qui rejette parfois l’analyse et les commentaires servant à prendre une saine distance. Des faits, rien que des faits, il faut invoquer le réel plus qu’en témoigner. Risque : distorsion de la pensée. La vérité peut-elle être approchée par des données vérifiables uniquement ? La même information soumise à un grand nombre de faits est noyée.
Honduras : le maire en rajoute
Le débat se déplace vers un nombre abstrait de faits souvent paradoxaux. Exemple : hiver 1998, Honduras, le cyclone Mitch fait 7000 morts : « On a pu mettre le cyclone sous la jauge », le public est satisfait de la précision de l’information. Quelques semaines plus tard, grâce aux organisations humanitaires le chiffre est minoré. « Déluge dans le déluge » : vexés, les reporters repartent pour apporter des chiffres de morts, en lieux et dates. Un élu local est interrogé sur sa communication d’alors : « On m’a demandé combien il y avait eu de victimes dans ma zone. J’ai pensé qu’il fallait donner un chiffre terrible, pour que les journalistes se déplacent […] et que les secours arrivent. Sans cela, j’avais peur que rien n’arrive. » En exigeant du tangible, du chiffre, du quantifiable « le monde de la communication suscite ce qu’il redoute le plus, un foisonnement incontrôlable des bilans ». On pouvait aussi attaquer d’autres angles : le système météo des cyclones, leur fréquence, les moyens de regroupement des habitants, la nécessité de bâtir des abris en dur sous les maisons de tôles etc.
Don Quichotte
Les auteurs évoquent le Don Quichotte de Cervantès : Don Quichotte veut assurer un auditoire de la beauté absolue de sa Dulcinée du Toboso. Les marchands de rencontre, à qui il parle de Dulcinée, doutent poliment de ses affirmations. Pour Don Quichotte la PAROLE EST, tandis que pour les marchands c’est LE MONDE qui EST. Les faits invoqués par le chevalier même multipliés ne font pas une information : Les marchands « veulent juste le droit de recouper la source et compléter l’enquête. » Inversement, le déchiffrement du monde est impossible. Il faudrait des recoupements exhaustifs. Le « vrai » ou le rendu honnête du réel est entre les deux. Le tabou de la profession est le « Je ne sais pas », « Je ne comprends pas », « Je ne peux tout exposer et expliquer » : pourtant la presse a en partie construit sa légitimité dans cette promesse d’un monde enfin explicable.
L’ « infracassable noyau de nuit »
Loin d’être homogènes, les rédactions sont formées de plusieurs strates, qui se complètent mais peuvent se heurter : les journalistes de terrain, les journalistes de bureau. Le journaliste de terrain court à la surenchère et apporte du « jamais vu ». Le journaliste de bureau, analyste, commentateur, parfois éditorialiste « va tenter de démontrer que nous sommes là face à un événement qui n’interrompt en rien la règle […] il va montrer que tout cela reste dans une claire ligne de cause à effet, prévisible et discernable pour qui sait la voir ». Les deux options, seules, sont des caricatures, mais si elles s’influencent, fait et analyse sont traités en une position moyenne. Sauf si l’analyste se pense comme un constructeur de « modèles enfin à l’abri des événements ». Les auteurs parlent de Frège « un des plus grands logiciens du siècle [qui] partait du principe qu’il est impossible d’affirmer quelque chose d’indubitablement vrai sur Chicago. » Il avait pour habitude de dire que Chicago est le nom trisyllabique d’une ville… Il croyait donc en des grilles de lecture qu’il tenait pour de simples grilles mais qu’elles permettaient de dire quelque chose. Symbole de l’information close sur elle-même. Pour d’autres cas d’obscurité du réel, le journaliste peut parler de folie, démence (les agissements violents d’un groupe, d’un peuple), c’est ce qu’on appelle « simulacre » en épistémologie. Les auteurs de citer Mallarmé et son « infracassable noyau de nuit » du monde. La presse doit être humble : « Si elle ne tolère pas de zones d’ombres, [elle] se condamne à supporter de moins en moins le réel. »
Leçon de prudence
Pour la presse occidentale, depuis 1989, il y a eu un avant et un après Timisoara, Roumanie. Les reporters sur place, ayant vu une vingtaine de corps dans une fosse commune, ont pensé avoir là la preuve d’un charnier de milliers de corps, les disparus du régime de Ceaucescu. En fait, il s’agissait d’une vingtaine de corps de charnier « civil » et non d’une partie infime de disparus qu’on pensait enterrés là, par milliers. Tempête du désert, Irak, 1991 : destruction d’un bâtiment. Pour les uns c’était une simple usine à lait, pour les chasseurs bombardiers c’était une base militaire, « un site stratégique » Les reporters se rendent sur les lieux et demeurent très prudents au vu des décombres qui ne sont pas exploitables. C’est l’incertitude. On ne pourra pas savoir.
Le sixième sens
Tout journaliste doit être un esprit critique qui se méfie de ce que les autres disent mais aussi de ce qu’il peut dire lui-même. Le lendemain, on peut changer d’avis sous un autre éclairage. Le reporter qui à affaire au vécu, ressentira toujours « cette saveur de vrai » du terrain, mais cela est trompeur. Chaque époque, chaque société façonne des « perceptions normalisées ». Ces dernières fabriquent le « sens commun » qu’on appelle aussi « sixième sens ». Mais ce sens commun est une pente dangereuse. Parfois, quand la situation est complexe, ceux qui font l’information et ceux qui la reçoivent passent par ce type de perception et se retranchent dans la compassion : enfants africains peu nourris, au visage souffrant. Le partage du sens commun, dans une société, est tel que l’on connaît « les mécanismes communicants » permettant de savoir ce qu’un article va contenir, en voyant son titre, sa photo, le journal qui le publie. Le lecteur toujours prêt à « renâcler » se trouve gêné devant une information qui ne serait pas « formatée ». La presse ne peut renoncer à la « forme communicationnelle ». Une société de journalistes de « pur cortex » qui poseraient des critères philosophiques et moraux critiques avant tout article ne pourrait informer. Un journalisme de projection réflexe de grilles, un journalisme de recherche profonde de son mécanisme ne sont pas possibles. Ne pas se laisser aller au sens commun, ne pas poser des problèmes existentiels insolubles. Dire humblement qu’on ne sait pas, mais qu’on va essayer de trouver avec une méthode non figée est la solution devant certains phénomènes sociaux.
La communication pour elle-même
Par sondage, on a demandé au grand public, au seuil du XXIe siècle, ce qui selon lui a le plus modifié le monde. La réponse serait censée être : la communication. Longtemps, on a pensé que la communication était l’outil au service du message. L’important était l’information, le récit sous lequel se présente celle-ci. Il semblerait qu’aujourd’hui la chose s’est inversée : plus que le contenu, l’important est la diffusion. Pourquoi ? Parce que la communication, en tant que système, se défend de toute idéologie. Elle tolère tous les points de vue, elle les représenterait, en toute virginité, toute pureté. Pourtant la communication n’échappe pas aux idéologies : c’est encore une idéologie que de dire qu’il n’y a plus d’idéologie. En quittant son rôle de passeur, la communication devient une véritable vision du monde : elle-même. Elle fait apparaître, elle est représentation : « Tout ne doit pas seulement être montré, tout est façonné pour l’être. Le Bien ne sera plus ce qui est communiqué : la figure du Bien passe par le fait-même de communiquer, c’est-à-dire d’accepter la norme de la représentation. » C’est la société du spectacle de Guy Debord. Chaque non-dit est un pas-encore-dit, soit une faille dans l’idéal communiquant.
Objectif : transparence
Chaque citoyen est invité à donner son opinion dans des sondages ou à révéler le plus profond de lui-même : « L’important c’est de dire, de s’exprimer ». Ainsi le Mal serait d’empêcher un journaliste de voir, de découvrir, de faire advenir l’expression de soi chez l’interviewé. L’idéologie de la communication est de fonder le monde comme un ensemble complexe de pensées multiples qu’il est possible de comprendre, de ramener à la transparence. Notre société est une « société panoptique » dont le système – la communication – permet une représentation, une monstration permanentes. La presse vit cette mythologie. Elle sert à faire sortir les « affaires » : sexuelles, financières. Dans les rédactions les hommes de prestige, les plus respectés, sont les investigateurs : « Ici, on se mesure pied à pied, aux détenteurs du pouvoir […] Ce qui fait bouger les choses, valser les hommes et les partis, c’est l’adhésion ou non au monde de la représentation. La transparence s’affirme comme la seule idéologie qui ne peut être trahie. » Mais les projecteurs ne sont pas braqués dans toutes les directions. L’intolérance à l’obscurité, loin de l’éliminer, produit un monde d’opacité et de violence croissantes, une division entre le visible et l’invisible.
Virtualisation
Le visible relève du virtuel : « Le sens des projecteurs indique au lecteur que la vraie vie se passe du côté du virtuel, tandis que la sienne propre lui paraît de plus en plus vidée de sa réalité. » La société du spectacle sépare : on regarde sa vie comme de plus en plus séparée de soi. Trop de médiation, de médiatisation. L’individu, l’inconnu dont le rôle est scénarisé dans des séquences d’information, est sollicité, happé lui aussi par le spectacle. Les jeunes des cités cassent les cabines téléphoniques, les abris bus. Pourquoi ? Parce que les journaux les représentent ainsi. Aussi cassent-ils pour ne pas se sentir vidés d’eux-mêmes, pour correspondre au modèle. Les auteurs d’évoquer Internet, mais négativement : « Comme une caricature, Internet affirme être la dernière nouveauté grâce à laquelle chacun va maintenant pouvoir annoncer au monde qu’il existe et se relier au « village mondial ». C’est le psychanalyste qui parle : « Cette unification est pourtant condamnée, comme les autres, à se faire sous la forme de l’éternellement séparé. »
Critique du spectacle : panem et circenses
La communication raffolerait d’une chose : la critique. À des heures de grande écoute, ce sont les émissions satiriques qui cartonnent, celles « décryptant leur propre fonctionnement ». L’exemple en est Les Guignols. Selon les auteurs, les marionnettes expliquent avec drôlerie et clarté les inconséquences de la société néolibérale et la façon dont communique la société de communication. Cependant, au lieu d’être déstabilisé, le système perdure car la critique rigolote le conforte. Plus la critique frappe « fort », plus elle devient « vaine » en rendant sympathiques les personnages de tissu et de caoutchouc. Les marionnettistes et dialoguistes savent de toute façon qu’ils s’adressent au même public que celui des JT et que « leur prestation sera mesurée par le même Audimat. » La « protestation » est aussi spectaculaire que le spectacle qu’elle est censée démonter et il semble qu’elle soit canalisée, « rendue inopérante ». Panem et circenses.
Les intellectuels non « gestionnaires »
Mais il est des contestations sérieuses, celles d’intellectuels, radicaux parfois, lesquels, bien qu’ils critiquent l’objet ressentent pour lui un désir d’y passer : « En voulant le maîtriser eux aussi, ou du moins y participer, ceux-là choisissent d’ajourner le contenu de leur discours au bénéfice de la forme. Et le système est sauvé. » Une véritable critique de rupture serait possible, si elle s’assumait comme minoritaire et iconoclaste au plan des cadres et des discours. Ou alors si la critique, même justifiée, se fait colère et accusatoire, elle est traitée comme une hystérie infantile, incapable de tenir un discours construit, gestionnaire d’un pouvoir médiatique complexe. Une critique de rupture efficace n’opposerait pas un « je regarde », mais un « cela me regarde » et viserait une pratique du média.
Tout n’est pas possible…
Aujourd’hui, tout le monde a des idées sur tout, chacun peut avoir les siennes. Toutes les idées (hormis la négation des droits de l’homme, le génocide, le crime) méritent d’être représentées, récit ou contre-récit ». La caractéristique de la société de communication, n’est pas la pensée unique, mais toutes les pensées démocratiques dans un monde unique. Le monde unique, ubiquitaire, est le fait de la communication uniformisante, ce qui revient au même par un détour simplement géographique, qui présentera ici et là des éléments culturels basiques de type exotique. La séparation entre théorie et pratique s’efface, apparemment, derrière celle de l’individu et du monde. On assure : « Tout est possible, mais rien n’est réel ; alors que le réel est justement ce qui dit : ‘’tout n’est pas possible’’. »
Communication et dépression
Les auteurs avancent le lien entre communication et dépression : « La description de l’habitant du monde de la communication correspond étonnamment, point par point, à celle de la psychopathologie du dépressif. […] La dépression névrotique se manifeste exactement par les mêmes symptômes, cette impression que le monde est devenu trop petit, trop connu, sans nulle part où aller […] le débit du temps ne peut plus être maîtrisé. » L’homme communicationnel pense être relié à tout, à tous, tout le temps ; le dépressif ne se sent plus aucune curiosité par rapport à un espace social qu’il pense entièrement connaître et dont il veut se retirer. L’ « homme communicant » est le « jumeau du dépressif » : À quoi bon bouger puisque les ailleurs ne sont pas forcément ailleurs ?
Si on sait, on tirera la sonnette d’alarme…
Notre société de la communication, du texte et de l’image fixe ou mobile à très haut débit, estime que les horreurs, les massacres de la Seconde Guerre mondiale n’ont pu être dénoncés que tard, car les « gens » n’étaient pas informés des événements. La presse persiste à fonctionner avec ce mythe des temps d’antan sans couverture informationnelle, due à la censure, à l’exercice de la fascination des dictateurs sur les peuples. La presse actuelle, en dévoilant, estime faire beaucoup pour la liberté de pensée et la démocratie. C’est encore la notion de transparence. La presse et son audience sont convaincues que des horreurs révélées aujourd’hui feraient réagir aussitôt. Si cela recommençait, les médias sonneraient l’alarme.
Informations ou idées de « magazine » ?
Dans chaque situation à laquelle il a à faire face, le journaliste sait qu’il va détecter les indices d’une anormalité, les signes qu’une situation de non-retour est atteinte. Il veille. Le public attentif à l’information sera de nature à percevoir la même chose et à réagir progressivement, même s’il existe un autre public qui ne supporte pas la surenchère médiatique et qui a tendance à décrocher. Pour ce deuxième public, les médias créent une information dite de « magazine » sur des thèmes de la vie quotidienne : « Considérés comme trop arides ou trop graves, certains dossiers vont être volontairement sous-traités sous prétexte qu’ils dépriment le lecteur ». Autant dire que l’environnement immédiat de cette audience n’est pas une situation de danger.
Au contraire, l’audience en « addiction », qui reste dans l’information en continu, fait des comparaisons avec le passé. Les rumeurs de fichage des citoyens, ailleurs, ou en Occident (avec Face Book par exemple), peuvent amener à la comparaison avec les fichages ethniques et faire penser à l’hitlérisme. Mais l’information en continu, qui rend compte précisément de l’état des sociétés sur le planète peut-elle amener « une réaction » ?
Oradour-Kosovo, le retour
L’été 1999, alors que la situation au Kosovo n’était pas « stabilisée », une commémoration de l’horreur d’Oradour-sur-Glane (10 juin 1944) a eu lieu. Le général de Gaulle avait demandé auparavant que le village demeure en l’état pour mémoire et éviter le révisionnisme historique. Robert Hebas, un survivant d’Oradour a tenu dans la presse des propos similaires à ceux d’un survivant de Krushe Madhe au Kosovo. Même description : arrivée d’une troupe nombreuse, encerclement des deux villages, séparation des hommes des femmes et des enfants, enfermement des prisonniers dans une grange et allumage d’un bûcher collectif, sans compter les pelotons d’exécution des hommes : « […] il ne s’agit en rien d’établir un parallèle politique entre le régime de Milosevic et celui d’Hitler, ni même de confondre la France de 1944 et le Kosovo de 1999. On peut en revanche relever que la barbarie en Europe est condamnée à la répétition […] »
Les médias font leur travail…
Le « savoir », la connaissance historique n’ont pas évité la répétition. Cela vaut même dans un régime dictatorial. Sans citer les pays, on constate que des élections sont marquées par des fraudes massives, des réactions de la population, des enlèvements et disparitions inexpliqués et que des milliers de familles sont empêchées de manifester. Les médias, les organisations internationales des droits de l’homme viennent sur le terrain, alertent, mais les interventions « ingérantes » ne suivent pas. Les indications, les preuves ont été données, révélées, elles sont nécessaires mais pas suffisantes. Les médias ont fait leur travail et sont exempts des soupçons de manipulation des faits et des récits.
mais les populations retissent « le fil du quotidien »
Les auteurs estiment que chez les gens qui souffrent de tels régimes, la trouée dans la trame de la vie est trop vive et que s’effectue une reconstruction permanente du « fil du quotidien ». Cela est quotidien, cela est advenu et semble presque « normal » au sens de fonctionnel. Il est des pays démocratiques et d’autre pas, où la pensée et la lutte contre l’horreur ne débouchent pas : « Mais le fil du quotidien sera rétabli, parce que demeure la certitude qu’il n’y a point d’irrationnel là-dedans. La conviction que ces événements répondent à un motif quelconque est fondamentale dans l’absence de réaction d’un témoin face à l’irruption d’un réel réputé en principe inacceptable. » Les auteurs ne pouvaient imaginer le développement des téléphones multifonctionnels : appareils photos, mini-caméras et leur usage par l’homme de la rue lors les printemps arabes. En plus des images, des message sonores, des textes, des textes proliférants sur Face Book et Twitter. Là, au contraire, les auteurs auraient constaté que le trou dans le tissu quotidien a la possibilité de s’élargir et de déchirer un voile.
Faire le « trou dans le savoir »
Les connaissances ne s’opposent pas aux connaissances, la contre-enquête à l’enquête, il suffit de recourir à un principe d’autorité qui décrète normal un dysfonctionnement : crise économique due à la « mondialisation ». Dogme. Les personnes non touchées par les méfaits du chômage estiment le cours du monde normal. La même information produit des effets différents selon la position subjective de l’audience. Pour les gens touchés : « […] Pour quelqu’un qui s’engage, il va plutôt se produire un ‘’trou dans le savoir’’, à partir duquel celui-ci va se réordonner ». Un sens nouveau apparaît, une problématique naît.
Tout va bien
Sitôt publiée, diffusée, une information incroyable va être ingérée par l’audience, par une grande partie d’entre elle, et cette information « va être rangée tout aussi vite dans le catalogue raisonné de l’explicable ». Clonage de la brebis Dolly par exemple : Que l’espèce humaine puisse détourner la reproduction de son cycle habituel, sur des animaux, puis dans des décennies, éventuellement, sur elle-même, devrait représenter « un véritable arrêt de la communication ». Qu’importe, certains journalistes, non médecins, même pas experts dans le secteur, vont retisser le fil du quotidien. C’est de la médecine ultra-experte. Les crises économiques mondiales ne sont pas comprises par d’éminents et sincères experts économistes, il se trouvera des rédactions pour expliquer simplement la complexité. Le milieu politique dit de même. Si les scientifiques sont les premiers à tenter de démentir les extrapolations, « les politiques vont généralement tout faire pour conforter l’illusion d’une maîtrise imaginaire. »
Le parler vrai : au multiple
Les médias ne s’affrontent pas à un faux dilemme shakespearien : « L’information manipule ou ne manipule-t-elle pas ? Telle est la question » Pour les journalistes il s’agit de comprendre le mode de représentation du monde qu’elle génère. Est-ce du virtuel ou du réel ? Faut-il résister à la domination écrasante du monde spectaculaire de la communication ? Plus modestement, faudrait-il rendre compte d’un monde multiple, à des individus multiples, en s’ouvrant aux pratiques sociales concrètes de l’ensemble des citoyens ?