Préface de Madame Catherine Becchetti-Bizot,
Inspecteur général de l’Éducation nationale
Directeur de projet stratégie numérique
L’Éducation aux médias et à l’information (EMI) est désormais dans la loi d’orientation et de programmation. Elle constitue un des axes prioritaires de la refondation de l’École et s’inscrit dans la nouvelle « stratégie numérique » mise en place par le ministre de l’Éducation nationale.
Le système scolaire, bien sûr, ne part pas de rien. Après la presse à l’École, introduite par René Haby dans les années 1970, le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information, créé par Alain Savary en 1982, a assumé la mission d’apprendre aux élèves une pratique citoyenne des médias : ce qui signifie, à la fois, une lecture critique et distanciée des contenus, et une initiation aux langages, aux formes et à la rhétorique médiatiques pour que les élèves possèdent les moyens d’exprimer librement leur opinion et de produire eux-mêmes de l’information. Mais cet enseignement est resté en quelque sorte « aux frontières » de l’École : il a eu du mal à toucher le cœur du système éducatif. Cela n’a pas empêché que de nombreuses initiatives innovantes se développent sur le terrain, souvent impulsées par des coordonnateurs académiques du CLEMI, mais pas exclusivement. L’Éducation aux médias s’est donc faite de manière inégale sur le territoire, presque militante, sans véritablement pénétrer les enseignements et, surtout, sans qu’une stratégie globale soit visiblement mise en place par les ministères successifs.
Plus récemment, le Socle commun de connaissances a pris en compte cette dimension : d’un côté, par une intégration de compétences relevant de l’éducation à la citoyenneté dans l’ensemble des disciplines, et de l’autre, par l’affirmation de l’importance du savoir s’informer et se documenter comme élément particulier de la compétence 4 validée par le Brevet informatique et Internet, qui sera bientôt réactualisé (tout comme vient d’être rénové le B2i lycée).
Aujourd’hui le déploiement des supports numériques comme moyens généralisés d’accès au savoir et surtout comme instruments d’écriture et de lecture définit l’horizon d’un changement technico-culturel profond qui nous oblige à repenser globalement la notion d’éducation aux médias et qui pose des questions essentielles aux pédagogues face à l’ « inflation informationnelle », à l’explosion et à la diversification des pratiques et des usages du numérique.
Car l’introduction des médias numériques à l’École n’est pas simplement, comme on le dit trop souvent, « une question d’outils ». Ces technologies instrumentent largement nos pratiques d’écriture comme elles conditionnent nos modes de lecture, de réception, de transmission du savoir. À ce titre, elles constituent des « technologies de l’intellect » (Goody), des « supports techniques de l’esprit et de la culture », dont les acteurs de l’éducation ne peuvent ignorer les enjeux et les conséquences du point de vue des contenus des enseignements des nouvelles compétences à développer chez les élèves et des pratiques pédagogiques à mettre en œuvre.
Les jeunes se trouvent, aujourd’hui, plongés dans un environnement numérique complexe, fragmenté, qui détermine leurs pratiques de communication, de production, de réception et de diffusion des contenus, sans qu’ils aient toujours conscience des enjeux et des contraintes qui sont à l’œuvre dans l’usage des nouveaux outils.
Ces profondes transformations qui affectent notre environnement éducatif pourraient constituer une réelle menace pour l’École, si elle ne parvenait pas à assumer les nouvelles responsabilités qui lui incombent, c’est-à-dire à mettre en œuvre les compétences et les connaissances nécessaires à la compréhension et à l’appropriation par les élèves de ces nouveaux instruments.
L’enjeu est de taille : il ne suffit pas de leur faire acquérir des capacités techniques (qu’ils possèdent déjà la plupart du temps) ; il faut aussi développer chez eux l’intelligence de ces outils : leur faire comprendre de quelle manière ils influencent leurs comportements et leur vision du monde ; porter à leur connaissance les règles qui en régissent l’usage et les codes qui leur permettent de se les approprier librement ; leur faire aussi prendre conscience des limites imposées à leur liberté et des contraintes inhérentes à ces supports — la manière dont ils organisent les formes d’expression et délimitent leurs espaces d’initiative, imposent des cadres dont l’origine est masquée sous les interfaces et où peuvent s’exercer toutes les sortes de pouvoir… Ceci pour faire en sorte que les médias ne soient pas des instruments d’aliénation des esprits — susceptibles d’être manipulés par les constructeurs et promoteurs d’usages — mais contribuent véritablement à l’enrichissement et à la formation des jeunes, au développement de leur autonomie et de leur responsabilité.
L’institution scolaire a progressivement pris conscience de ces enjeux, et elle vient de franchir une étape importante. Un cadre de référence va être élaboré pour les enseignants : il définira les objectifs généraux de l’éducation aux médias et à l’information et leur déclinaison concrète sous la forme de séquences pédagogiques proposées aux professeurs des différentes disciplines. En outre, le Conseil supérieur des programmes sera prochainement missionné pour proposer les modalités d’intégration de l’EMI dans les programmes et le Socle commun.
Certes, la question dépasse largement l’École et doit être traitée plus globalement au niveau des politiques nationales (et internationales), en impliquant tous les acteurs concernés, publics et privés (ministère de la Culture, professionnels des médias, parents, partenaires associatifs, etc.), mais c’est bien l’institution scolaire, en tout premier lieu, qui est dispensatrice des compétences et des valeurs qui fondent notre enseignement républicain — le développement de l’esprit critique, le souci de l’intelligence, la mise en place des conditions matérielles et intellectuelles de la libre expression, du droit à l’information et de l’indépendance de la pensée… Si le professeur n’est plus la seule source du savoir, c’est toujours lui qui doit apprendre aux élèves à structurer l’ensemble proliférant d’informations qui assaillent les esprits sur les réseaux, et leur faire comprendre que la connaissance ne peut pas être « une marchandise ordinaire livrée à la logique industrielle et commerciale » (Stiegler), mais qu’elle doit se construire et se structurer dans l’usage bien compris et maîtrisé des supports de transmission des savoirs.
Le CLEMI a un rôle essentiel à jouer pour permettre ces évolutions, en élargissant son champ d’action aux problématiques de l’Internet et des réseaux sociaux. Cette brochure Médias & information, on apprend ! est l’illustration du travail accompli pour faire en sorte de répondre plus efficacement aux nouveaux défis et aux ambitions développées dans le cadre de la stratégie numérique du ministère.
Plus largement, c’est l’ensemble du système éducatif qui doit changer de paradigme. Comme le dit Michel Serres, une nouvelle technologie d’écriture engendre une nouvelle Paideia, c’est-à-dire une façon d’enseigner et d’apprendre, en redistribuant les rôles de tous les acteurs de l’éducation.
Concrètement, qu’est-ce que cela signifie pour les élèves ? On peut au moins retenir trois axes :
— Ils doivent d’abord apprendre à gérer et à traiter le flux permanent d’informations dans lequel il est nécessaire de les guider : développer des stratégies de recherche ; évaluer la pertinence de l’information ; sélectionner les informations ; les traiter, les organiser et les mettre en relation pour construire eux-mêmes des hypothèses et les transformer en connaissances.
— Ils doivent apprendre à produire eux-mêmes de l’information, c’est-à-dire à créer, échanger, participer, « désigner », collaborer à la construction des savoirs, en utilisant les outils technologiques mis à leur disposition. Et ils doivent le faire de manière responsable et consciente : produire du contenu d’information est un moyen très efficace pour comprendre les processus de création médiatique et pour en percevoir les enjeux citoyens et les dérives possibles
— Enfin, ils doivent comprendre les médias numériques dans leur fonctionnement global, pour acquérir la distance critique suffisante, ce qui veut dire comprendre : l’économie des médias, leur organisation, leur système, leurs stratégies ; les processus par lesquels se structure l’information, les langages et les codes qui la sous-tendent, les algorithmes qui la traitent… Bref, avoir les moyens de s’approprier ces langages, de les manipuler pour en faire progressivement les instruments de leur expression et de leur pensée.
Reste une question essentielle, celle de savoir selon quelles modalités peuvent se faire les apprentissages.
Il convient sans doute d’abord de les intégrer à l’enseignement de chaque discipline. L’éducation aux médias n’est pas un enseignement qui vient s’ajouter à l’existant, mais bien une manière de revivifier l’approche pédagogique de chacune des disciplines. Il s’agit notamment de rendre les élèves plus actifs, et de faire évoluer l’organisation des séquences d’enseignement — en dégageant, par exemple, des temps dédiés pour des projets pluridisciplinaires et pour des activités numériques destinées à favoriser l’autonomie des élèves.
Enfin, il s’agit d’encourager les pratiques collaboratives, tant celles des élèves que celles des enseignants, ainsi que la prise de responsabilité, pour apprendre à s’informer, publier, échanger sur la Toile et les réseaux sociaux.
Une approche humaniste et non techniciste des médias numériques est donc possible : elle nécessite que nous gardions au premier plan la formation de l’individu, et que nous repensions la pédagogie dans le sens du développement de l’enfant et du citoyen.
CATHERINE BECCHETTI-BIZOT