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Publié : 3 septembre 2012

(Revue semestrielle dirigée par le Centre d’études sur les jeunes et les médias) /// Editions Publibook Université

Jeunes et médias / Les Cahiers francophones de l’éducation aux médias - n° 2, sept 2011 / Les jeunes et les phénomènes sériels

Première partie

Ce volume traite de la sérialité recherchée par les jeunes dans les médias, en général. L’éditorial de Laurence Corroy évoque en effet, en tant que médias, les séries télévisées comme Twilight, le streaming (visionnage, en flux plus ou moins « libres », de films sur Internet), la VOD (télé à la demande), les adaptations à l’écran des épisodes littéraires d’Harry Potter, les bandes dessinées, les mangas… mais aussi la photo de guerre, la découverte de la presse à la maternelle. Il se trouve que les premiers thèmes cités relèvent effectivement des médias mais pas exactement des médias d’information auxquels s’intéresse plus particulièrement le CLEMI. Cependant, à bien y regarder, certaines productions télévisuelles relèvent du cognitif, de l’apprentissage, de l’information sur soi et sur la société dans laquelle on évolue.

APPRENDRE DE LA TELEVISION : LES SERIES PREFEREES DES JEUNES QUEBECOIS

La télé, une contribution éducative

On note que tous les enfants du globe regardent régulièrement la télévision et qu’ils « apprennent sans doute plus d’elle que de tout autre agent de socialisation ». Elle constitue une « contribution éducative pour leur développement cognitif, imaginaire, social et multiculturel. » à côté de l’école. Elle semble stimuler les processus de développement et de démocratisation. Estelle Lebel (Université Laval, Psychologie, Québec) remarque que nombre de projets d’éducation aux médias prennent place dans l’école avec la presse écrite, la radio, l’Internet, mais pas vraiment avec la télévision (les « JT » ont été pris en compte beaucoup plus tôt en France, dans les années 1980). Jusqu’à la fin du XXe siècle, au Canada, on s’est intéressé à la « quantité » et aux effets de la télé sur l’enfant, vu comme vulnérable, naïf et influençable. Sont passés en revue certaines séries fictionnelles et leurs effets.

Fossé culturel dans l’usage de la télé par les jeunes

Au terme de l’article, l’on en vient à « ce que les enfants disent apprendre de la télévision ». On a deux groupes de résultats discriminants concernant la distribution des pratiques médiatiques télévisuelles : la primauté du milieu socioéconomique d’où est issu le jeune spectateur, ce n’est pas nouveau. Les enfants défavorisés regardent plus longtemps la télévision par rapports à leurs pairs aisés, et les garçons sont plus nombreux que les filles devant le petit écran. Deuxièmement, ce ne sont pas ceux qui regardent longtemps la télévision qui disent en apprendre le plus car ils y cherchent du divertissement. La majorité des parents du panel interrogé (349) estime que la télévision les informe (90%), leur permet d’apprendre beaucoup (69%), qu’elle n’est pas une perte de temps (56%). Mais quand il s’agit de leurs enfants, ils semblent moins convaincus des bienfaits du petit écran. Ils ne veulent pas que les enfants soient rendus captifs par le flux d’émissions de qualité très variable.

Les tout jeunes Québecois et leurs rubriques télé

Quelles sont les réponses des enfants (de 7 à 12 ans) eux-mêmes quand on leur demande ce qu’ils peuvent apprendre de la télévision ? Ils forment des groupes aux dénominations suivantes : le bon vivant apprend les blagues et à faire l’acrobate ; le sportif apprend les règles des jeux, le bricoleur à faire des animaux en papier, à « monter et démonter des affaires » ; l’artiste à faire des dessins, des peintures, des marionnettes ou de la magie ; le pro de l’actualité dit connaître le premier ministre canadien, Saddam Hussein, « les deux tours qui sont tombées » ; l’amant des animaux et de la nature découvre les espèces ; le passionné de sciences s’intéresse à la chimie, aux recherches sur mars… L’amant des lettres apprend « des mots nouveaux et compliqués », le soucieux des autres et de la bonne conduite apprend « à être gentil », à « faire rire les grandes personnes quand elles sont tristes » ; le frimeur a tout appris ou rien parce que « c’est bébé » ou « affaires de filles »

Bourdieu l’avait dit / Fiction ou information ?

Le tableau apparaît bien grisâtre à cause du clivage social et sa reproduction parallèle à la « vraie école », une réalité analysée par Bourdieu et Passereau depuis 1964. Il vient s’ajouter à cette limite le fait que la compréhension des informations contenues dans la plupart des séries et autres programmes implique la reconnaissance d’éléments culturels, historiques, sociaux, esthétiques que le jeune spectateur n’a pas. Ils lui échappent Estelle Lebel pense important de tenir compte de deux processus psychologiques : l’identification et la participation (l’enfant se laisse envahir par l’émotion des autres). La maîtrise de ces processus est à acquérir. Où ? À l’école.

Une chose importante : en domaine anglo-saxon, notamment en Grande-Bretagne, l’éducation aux médias ne fait pas une distinction entre le fictionnel et l’informatif, mais sur l’effet communicationnel des deux grands genres télévisuels. On s’informe de l’état social et économique du pays aussi bien avec le journal télévisé qu’avec un film de Ken Loach sur les entreprises privées de chemin de fer, The Navigators.
(D’après Estelle Lebel)

QUELQUES PARADOXES DE LA CONTRAINTE SERIELLE POUR LES JEUNES.

Naissance des "jeunes"...

Si la fiction sérielle peut être perçue comme une œuvre télévisuelle par excellence, la série n’est pas spécifique à ce média. Historiquement, on note que les feuilletons furent un discours de la presse écrite (tiré de la littérature), repris par la radio et prolongé par la télé en France.

En 1960 naît une nouvelle catégorie distincte : les « jeunes ». Et pour eux apparaissent sur les petits écrans des feuilletons tels que Poly (le poney), Belle et Sébastien (la belle en question est un chien) ou Thierry La Fronde, héros médiéval, à côté, des magazines, comme Seize millions de jeunes. L’on découvre d’abord qui sont ces « jeunes » puis l’effet de sérialité dans un second temps, dans deux usages de la fiction, l’un dans le cadre classique, l’autre par le streaming (technique consistant à transmettre des flux audiovisuels en ligne, quasiment en temps réel).

Une poétique pour les jeunes ?

Pour la théorie littéraire, la notion de genre existe depuis longtemps. Mais pour un autre discours que le texte littéraire ? Le genre n’est pas un simple outil descriptif des discours : il détermine dans notre cas les attentes du téléspectateur envers une émission télévisée. L’identité générique s’évalue soit comme une conformité soit comme un décalage. On peut trouver un cadre d’interprétation possible pour la série. Par exemple la série X-files hésite entre la série policière et la série fantastique. Le récepteur est soit sensible aux traits thématiques du fantastique soit sensible à la cohérence narrative policière des deux agents du FBI.

Quel spectateur ? Nuance subtile. La série peut-elle être qualifiée de « série jeunesse » ou de « série pour les jeunes ». La première qualification relève d’un contenu qui doit plaire aux jeunes, les attirer en effet miroir (les personnages sont aussi des « jeunes personnes ») ; la deuxième désigne une série destinée à un public spécifié par sa classe d’âge (dont les personnages ne sont pas forcément jeunes)

La ménagère est-elle soluble dans la jeunesse ?

Le divorce entre genre et contenu par la précision du public rend « plastique » le terme de jeune avec des enjeux communicationnels des chaînes de télévision. Depuis janvier 2011, Vampire Diaries profite du succès du film Twillight et est diffusée le samedi après-midi sur TF1. Télérama désigne cette série comme fantastique. Pourquoi TF1 destine-t-elle la série aux jeunes ? Comme chaîne généraliste, grand public, elle table sur le fait que la cible jeune va aussi séduire la célèbre ménagère de moins de 50 ans. Elle « hameçonne ». C’est vital pour la chaîne, car même si globalement la consommation télé augmente, les jeunes s’en détournent au profit du numérique : les 12-17 ans passent plus de temps sur Internet que devant la télé, ce qui amène 44% des jeunes entre 15-19 ans à regarder la télé moins de 10 heures par semaine.

Quel monde fictionnel pour les jeunes ? Comment les parents y figurent-ils ?

De façon générale, les adultes identifiés comme parents dans les séries paraissent « essentiellement indifférents – voire défaillants par rapport à leurs progénitures - trop occupés par leurs propres histoires ». Les adultes défaillants doivent être remplacés par des membres de la fratrie ou par des amis. Cette construction transforme le monde adolescent fictionnel en un petit monde où l’ensemble de la société est transposée et modifiée. Les jeunes héros semblent dans le même monde que les adultes à première vue, mais seulement parallèle à bien y regarder. Cet univers jeunes de l’écran est un « prisme exemplifiant » qui suscite l’attention de tous les publics et notamment des parents réels qui voient des « défaillants » et se positionnent par rapport à eux. La grande audience auprès d’un large public rend caduque l’idée d’identification. Sur les canapés, il n’y a pas que des jeunes pour regarder les émois compliqués de jeunes à l’écran. Il faudrait peut-être parler d’intérêt plus que d’identification. L’intérêt est ce qui touche, ce qui procure de l’émotion ; cela rassemble. Egalement, étant donné que les valeurs et les stéréotypes associés à l’adolescence sont perçus comme positifs, la jeunesse demeure un objet de désir à reconquérir, pour un large public, la ménagère de moins de 50 ans, son époux, leurs voisins de 50 ans…

L’interprétation sérielle des jeunes en dehors de la télévision

L’intérêt des jeunes pour une série s’enrichit lorsqu’il y a un discours non fictionnel sur elle, c’est le métadiscours. Ce métadiscours se donne carrière en dehors de la télévision, soit dans la presse, soit sur Internet. Qui tient le métadiscours ? Des universitaires ? Non, les jeunes eux-mêmes. Ils se constituent en comité de fans, sur des sites collaboratifs pour un partage, une mutualisation des informations. Mais il existe aussi des médiateurs professionnels : les journalistes et les critiques. Ces derniers se voient doublés par les jeunes fans. Le discours tenu par les fans ne portent pas sur les postulats de la fiction (les invariants du scénario, de la « bible » comme le formulent les scénaristes, la diégèse) mais sur la vie réelle des comédiens à travers leurs activités professionnelles ou personnelles. La fréquentation de ces discours complète et prolonge la réception de la fiction. Le monde de la série ne se réduit pas à sa dimension inventée. Ce système d’interprétation est appelés par les théoriciens de la littérature : métalepse. En théorie littéraire la métalepse consiste à exprimer l’avant pour l’après, par exemple : « Ils ont vécu longtemps », pour « Ils sont morts ». Est métalepse, ici, le fait de croiser fiction et réalité et de désigner l’un par l’autre et inversement. On introduit, maintenant, de plus en plus fréquemment des faits, des problèmes sociaux dans les fictions. La réalité rendue compte par les médias sur les amours ou les nouveaux contrats des acteurs nourrit la narration sérielle. La coupure sémiotique entre fiction / réalité est très ténue en termes de réception mais aussi de production maintenant.

Temps long et framenté

On note un double caractère temporel de la sérialité : un temps à la fois long et fragmenté qui créent une attente chez les récepteurs jeunes. Ainsi, les adaptations cinématographiques des volumes d’Harry Potter usent d’un temps long (l’évolution physique et psychologique d’Harry, de la préadolescence à la puberté) mais aussi fragmenté (plusieurs films). Les fans sont sur le gril et attendent avec impatience les nouveaux épisodes littéraires ou adaptés. Aussi se sont créés des épisodes sur Internet. Des fans n’étant pas contents de l’évolution des personnages ou de leurs relations, laissent des messages sur site de l’écrivain et aux adaptateurs et leurs proposent des scénarios alternatifs. On est à la croisée de plusieurs médias : télévision, presse, Internet. C’est le signe que la télévision (dans d’autres cas qu’Harry Potter issu du livre) n’est plus le média dominant pour les jeunes.

Consommation individuelle

L’intérêt croissant des jeunes à regarder leurs séries préférées en streaming est une nouvelle consommation, en dehors de l’offre télévisuelle, au profit de la demande et de la satisfaction individuelles. Ce transfert de l’offre descendante de la télé vers l’Internet est perçu comme une liberté. Cependant, cette liberté est relative car les fans de la série regardent les saisons et les épisodes dans l’ordre.

En tout cas une chose est sûre : « […] il n’est plus possible d’analyser les pratiques sémiotiques médiatiques de façon strictement endogène, dans les limites d’un seul média mais […] leur relation les uns avec les autres sont fondamentales. »
(D’après Marie-France Chambat-Houillon)

LE TOURNANT COGNITIF DANS LES SERIES AMERICAINES POST 9/11

Depuis le drame du 11 septembre 2001 et la montée des politiques de sécurité, la production la plus récente des séries américaines a pris une tournure différente, caractérisée par la mise en scène des neurosciences et des processus mentaux (Monk, 2002-2009, Numb3rs, 2003, House, 2004, Medium, 2005 etc.) Ces œuvres relient la détection policière et médicale. Un détective ou un autre personnage qui est en recherche de quelque chose ou de quelqu’un en est le héros.

Elles utilisent la cognition sociale pour créer des héros fragiles et blessés, dans des situations de détresse et qui résolvent des cas difficiles par leur intelligence exceptionnelle, où l’émotion corrige la raison. On n’est plus dans la situation de l’identification pour le spectateur mais dans la prise à témoin d’un dilemme cognitif. Ces fictions sont des actes-en-société qui répondent au travail de deuil inachevé de la nation depuis le 11 septembre 2001. Elles ont une fonction scopique où la mémoire sert de processus pour réécrire l’histoire, reconfigurer le futur.

Les détectives abandonnent les causes et les déductions...

Les détectives policier, médical (House) sont des personnes ordinaires dans la société mais bénéficient de capacités extraordinaires. Ils sont frappés par une catastrophe (guerre, perte d’un être cher, maladie rare), victimes d’un agenda secret (manipulation génétique, manipulation de leur mémoire, projet militaire etc.) et leur intelligence émotionnelle et non plus raisonnable leur permet de faire émerger la vérité passée, présente et future. Nous sommes en récit de détection plutôt que d’enquête causale, à l’aide de notions issues des neurosciences pour s’appliquer aux systèmes d’information et de communication en société. Les héros effectuent des raisonnements inductifs présentés comme des routines heuristiques.

Inversion du raisonnement causal comme trame de la mise en récit

Dans ces séries, dites sensées, on assiste à une connexion du mental et du spirituel par le travail psychique du personnage et on est dans la confusion entre cognition et parapsychologie, paranormal. Le spectateur assiste au déroulement de faits paranormaux. Le raisonnement causal du détective qui rassemblait ses preuves est présenté comme illusoire et porteur d’erreur. La mémoire, et l’émotion sont réhabilitées par rapport au raisonnement simple. Une série sensée est une série qui construit le sens au-delà des normes classiques de l’intelligence. Les informations sont présentées dans le cerveau sous forme de matrices, c’est-à-dire de modèles mentaux minimaux combinant les scripts (unités de signification) et des schèmes (unités de comportement, d’action). C’est ainsi que s’élaborent des interprétations nouvelles car dans le raisonnement classique l’attribution uniquement causale mène à la croyance qu’il y a une liaison forte entre des causes et des faits qui en découlent.

Le détective nouveau déconstruit la situation en se focalisant sur l’évaluation d’événements incertains, voire improbables. Il est un empirique qui ne craint pas d’embrasser l’improbable pour l’interroger. Le détective accorde une attention à la disposition du malade, de la victime, du meurtrier et à leur situation dans la contingence.

Incidences sur la mise en récit et la figure du héros

Le récit donne la primauté aux processus cognitifs particuliers que sont attention, mémoire, émotion, qui sont d’autres formes de l’intelligence à ne pas négliger. Mais représenter à l’écran des états mentaux particuliers, des virus comme des suspects n’est pas facile car c’est invisible. Les scénaristes et réalisateurs ont recours aux zooms, accélérations donnant accès de manière métaphorique aux états mentaux ; le décodage s’effectue aussi par des bonds en arrière mais aussi en avant en se jouant de la temporalité linéaire : « Le héros utilise cette prospection aléatoire et probabiliste du passé et de l’avenir pour éclairer un présent paralysé ou en crise ». Cette manipulation du temps met en scène des événements même les plus incongrus qui surgissent d’une multiplicité d’interactions même simples. Les preuves déterminantes sont fournies par le travail psychique : partir du mensonge ou du secret en relation avec la manipulation mentale sue ou non sue de la victime, du malade.

Engagement et expérience sérielle

Ces séries dites sensées parce qu’elles produisent un nouveau sens, inductif et probabiliste, s’influencent les unes les autres créant un paysage audiovisuel ou culturel assez vaste. Cet univers de signes cohérents a des retombées dans la réalité, sur le spectateur. L’expérience vécue par les personnages peut agir sur celle des récepteurs. On a affaire à l’affordance (littéralement la possibilité d’acheter, de s’offrir quelque chose), possibilité pour le spectateur d’user de cette démarche dans sa vie de tous les jours. On note un recours très explicite à des spécialistes, des scientifiques de la société réelle par les scénaristes. Les studios de production n’hésitent pas à mettre en relation la fiction, les experts et leurs publications sur Internet et les webisodes non programmés à la télévision et que le spectateur ne peut trouver que par une recherche internet. Il est sollicité pour un « engagement en réception ».

Le biais de l’expertise : affordance et vicariance

Les séries sensées comptent sur des experts pour produire le sentiment d’expérience vécue et d’ancrage dans la réalité. Les récits ont des « suites découplées du fait de l’alliance entre Hollywood et Hollyweb ». Elles obéissent à une stratégie de continuité en engageant les spectateurs plus profondément par l’utilisation des réseaux numériques. On est dans la multi-modalité par une utilisation des nouveaux médias mais également des romans et des livres associés. Les blogs des experts, les jeux, et les webisodes sont chargés de prolonger l’expérience vécue. Ce paysage, écrit ou dirigé par les créateurs de la série, donne le contexte de la création des personnages, fournit des éclairages sur l’action et ajoute des photos des coulisses de la production.

Dans le cas de Numb3rs, plusieurs mathématiciens consultants ont produit un livre, Les nombres derrière Numb3rs : résoudre les meurtres par les mathématiques qui explique certaines méthodes du FBI. Un programme d’enseignement appelé Nous utilisons tous les maths chaque jour, créé par Texas Instruments et soutenu par le Conseil national des professeurs de mathématiques est en ligne et offre des ressources pédagogiques fondées sur des exemples de la série.

Dilemme cognitif et éthique : engagement du spectateur

Les séries en question jouent sur l’intérêt suscité par les distorsions cognitives du récit pour en arriver à des dilemmes éthiques : vérite / mensonge ; bien / mal. Le spectateur est un tiers parti qui doit agir comme régulateur du sens moral. En tant que témoin, il est confronté à un raisonnement contradictoire et doit passer par un processus de questionnement, d’appropriation de valeurs et d’attitudes. C’est séduisant mais contraignant. Le spectateur est amené à revoir son jugement, à changer son état d’esprit face aux motivations humaines présentées par la série : c’est la vicariance (suppléance fonctionnelle d’un organe par un autre). Greffes métaphoriques de cerveau pour un prêt-à-penser ?

Le spectateur est invité à s’exprimer dans des épisodes en ligne mais on n’attend pas de lui projection ni identification. On attend aussi qu’il produise. C’est l’engagement productif, vu que les récits ne sont pas clos et invitent à la création.

La vicariance associe la détection (l’enquête, la quête cognitive) à l’affordance (la reproduction possible d’attitudes, de pensées) : « […] le spectateur peut, soit accroitre ses stratégies de vie selon la progression de l’action (plan A), soit développer un plan de secours par rapport à un projet initial (plan B) ». Construction d’hypothèses développées par les détectives psychiques du récit, espace potentiel décrit par le psychologue Winnicott : « une zone d’expérience transitionnelle à laquelle la réalité interne et la réalité externe contribuent simultanément ». La capacité d’élaborer un plan de secours est partie intégrante du plaisir du spectateur à suivre la série car elle flatte l’intelligence. On peut parler de vicariance cumulative, comme dans les jeux vidéo. Le spectateur gagne des points d’expérience.

Le méta-cadrage : politiques de sécurité et travail de deuil post 9/11.

Les séries n’abordent pas frontalement l’événement du Centre des affaires. Les films, téléfilms qui l’ont fait n’ont pas eu de succès. Le trauma ne concerne que peu l’événement lui-même mais plutôt la façon de le gérer, de l’interpréter par la population. Pour les spectateurs qui ont perdu des êtres chers dans l’éboulement, l’héroïsation est allée vers les pompiers. Les séries peuvent s’interpréter comme des séances discrètes à l’auto-formation à la détection, la cognition sociale servant à comprendre l’émergence d’événements inattendus. Elles compensent le défaut de prévision, de prévisibilité du 9/11. C’est ainsi que le FBI est toujours intégré au scénario de ces séries, et que les détectives du genre nouveau y traitent la probabilité d’événements aberrants, compensant l’absence de continuité rationnelle entre un fait et son explication. Le spectateur est formé à être prêt devant toute circonstance, à ne pas se fier à des apparences logiques, déductives. Une sorte de cognition sociale est convoquée pour des fonction de surveillance de l’environnement et de résolution des problèmes. Les récits engageants permettent de « traiter le trauma du 9/11 ». Cette technique narrative permet alors de réécrire l’histoire et la vie personnelle, éventuellement, plus ou moins consciemment, chez le spectateur. Ces séries et leurs prolongements internet relèvent d’une sorte d’ingénierie scénaristique en intelligence avec les réseaux pour interpréter les désordres sociaux et les risques de catastrophes de l’environnement qu’ils soient dus à l’humain ou à la nature déréglée par les hommes.
(D’après Divina Faus-Meigs)

LES FANFICTIONS, UNE NOURRITURE DE CHOIX POUR LES SERIES ?

J.K. Rowling, le milliardaire écrivain d’Harry Potter, a su renouveler le genre oublié du roman-feuilleton qui avait un succès immense au XIXe siècle en l’actualisant dans une nouvelle sérialité. Entre 2000 et 2007, elle s’est fondée sur l’interactivité en étant à l’écoute de ses lecteurs (vrai ou faux ? ) et en mettant à jour régulièrement son site qui jouait d’infimes révélations sur la suite de l’histoire, ou sur les dates et les modalités d’un nouveau tournage du film sérié. Les fans ont conçu des lectures actives, ils ont tenu à la participation, en une « collaboration » avec l’écrivain et le réalisateur. Leurs commentaires étaient des analyses fines du récit et émettaient des hypothèses concernant la suite du roman. Ils imaginaient leur propre fin. Sur le site officiel de l’auteur une rubrique était spécialement consacrée aux rumeurs puis aux démentis. Elle accordait des interviews et on s’apercevait qu’elle tenait compte des suggestions des fans, pour les écarter le plus souvent et créer la surprise à la sortie du nouveau livre.

Harry Potter revu et corrigé

Sur le site consacré, on pouvait constater l’énergie créatrice, l’humour, la finesse, le réel sens esthétique des fans. La culture fan est puissante : sur le Net ont pouvait noter l’existence de fanarts, dessins recréant les lieux, les personnages, souvent inspirés par les mangas ou d’autres œuvres cinématographiques que la simple mise en image des épisodes filmiques. Ou de fanfictions, potterfictions, fanfics, qui pouvaient être des livres entiers écrits par des adultes, pouvant rivaliser de talent avec J.K. Rowling : « la lecture ne devient plaisir que si la créativité entre en jeu, que si le texte nous offre une chance de mettre nos aptitudes à l’épreuve « (W. Iser, L’Acte de lecture). C’est le récit sériel qui est particulier parce qu’il est inachevé, ouvert. Lorsque les lecteurs-spectateurs en prennent connaissance, cela permis une créativité hors du commun, jugée par certains comme stérile, puisqu’enfermée dans l’espace créateur de Rowling. Le style de celle-ci étant « simple sans être vulgaire » et « rigoureux sans être ampoulé » pouvait être plus ou moins aisément pastiché.

Parmi certains préados et adolescents, les web fanfictions potteriennes, étaient des appropriations actives et ludiques sans addiction passive. Le site fanfiction.net affiche pour la seule série Harry Potter 495 700 histoires parallèles dont 23 600 écrites en français.

Surpasser Rowling !

À la lecture des commentaires, on relève nettement le désir de tout fanfic de surpasser Rowling, en réécrivant mieux qu’elle n’avait pu le faire, certaines parties du roman. Mais comme dans une chaîne alimentaire où l’autre phagocyte l’’un, les auteurs de reviews n’hésitent pas à vouloir supplanter les auteur de fics.

Parce qu’il suscite l’investissement des fans plus ou moins vieux dans une création littéraire seconde, le roman sériel peut se définir comme une opposition au roman « vraiment » littéraire (esthétique fermée par des choix très originaux de l’auteur) : le caractère non littéraire ou non élitiste des séries romanesques a appelé une partie de la jeunesse, très flattée de prendre une forme de pouvoir sur la fiction qu’on lui offrait. L’auteur « littéraire » maîtrise sa création plaçant le lecteur dans l’incapacité de la modifier alors que l’auteur sériel, sur le web, se rend dépendant de son lectorat, se sent obligé de ne pas l’offusquer, même si c’est pour ne pas tenir compte des suggestions dans les pistes narratives. L’exigence d’inscrire le souci du lecteur dans l’écriture même du roman est mal perçue par le public lettré (Y a-t-il des centaines de personnes soucieuses de modifier un chapitre de Proust ?) Doit-on craindre que la littérature (la grande) – domaine hermétique à l’idéologie mercantile – ne se transforme elle aussi en jeu de déconstruction, de transformation infinie par le jeu des hyperliens, en un joyeux commerce numérique ?

Littérature ou non ?

Lise Dumasy, dans une étude du roman populaire du XIXe siècle, note : ce roman est « accusé de se prostituer à l’industrie et à l’argent, en abandonnant toute exigence esthétique, intellectuelle et morale [style, poésie, élévation des sentiments et des idées] ». Ce roman-là est refoulé par les critiques vers le côté de la non-littérature. Production rapide, en grande quantité, marchandisation. Du côté de nos jeunes, la littérature sérielle prolongée sur le web est conçue comme un gage de confiance de l’auteur auprès d’eux et comme le signe d’une démocratisation de la littérature. Un livre, c’est un livre et tant mieux s’il donne lieu à des co-créations nombreuses sur les web fanfics.

Le jeune lecteur, le lecteur populaire a désormais son mot à dire. Et mieux vaut qu’il lise et écrive en tant que fanfic plutôt qu’il ne lise rien du tout et n’écrive rien du tout sur Internet.
(D’après Isabelle Smadja)

AFFRANCHIR LES HEROS DE PAPIERS (BANDE DESSINEE)

Dès l’origine, le bande dessinée est liée à son support, le papier. Elle est apparue dans les gazettes de la fin du XIXe siècle, elle est devenue partie intégrante de la presse écrite. On peut considérer qu’une suite de vignettes de Daumier, par exemple, constitue « bande » dessinée, même s’il n’y a pas récit (en cadre) ou bulles écrites.

Les hebdos

Plus tard, notablement plus tard, des hebdomadaires apparaissent destinés au jeune public. Le discours n’est plus à la critique politique, à l’attaque ad hominem d’un personnage de la société. Les suppléments illustrés de la presse d’information semblent respecter ce type de parution. Dans la période de l’entre-deux guerres, ces « illustrés » sont « le second outil de formation après l’école ». Les enfants y trouvent à développer leur imaginaire mais également des modèles de conduite, des « expériences du quotidien » qui « forgent leur caractère ». En France, « dont le style et l’inspiration tardent à apparaître » par rapport à la Belgique, les titres s’inféodent quelque peu au système belge.

Deux types d’illustrés se partagent le marché de la presse enfantine : ceux contenant des bandes américaines et leurs pâles équivalents anglais ou italiens. Et ceux contenant des bandes françaises « hésitantes » à mi-chemin du récit en images (Bécassine de Pinchon) et les « discours » sous formes de bulles.

De 1945 à 1970

Puis la presse jeunesse fait montre d’une certaine effervescence. Des titres d’avant-guerre reparaissent : Vaillant (né en 1945) par exemple. Les rédacteurs sont d’anciens résistants. Dessinateurs et scénaristes cherchent à se rapprocher du modèle américain. Jusqu’aux années 1950, plagiat relatif puis liberté par rapport au modèle. C’est à Noël 1952 que Pif fait son apparition et usurpe même le titre du journal support en 1969. Suivent Gai-Luron (Gotlib), le Concombre masqué (Mandryka) qui vont faire la force de Pilote. Face à l’hebdo Vaillant, deux journaux belges ont le vent en poupe : Le Journal de Tintin (Leblanc), Spirou (Dupuis). L’équipe de Spirou est tellement dynamique qu’elle s’appelle l’ « Ecole de Marcinelle » Sortie ensuite de Gaston Lagaffe (Franquin), les Schtroumpfs (Peyo).

Chaque semaine, les auteurs concoctent des récits à rebondissements avec des héros défendant des valeurs traditionnelles (religion, ruralité). Mais la consommation de ces bandes dessinées est « surveillée » par les adultes et les éditeurs s’autocensurent pour éviter l’interdiction.

Non réservé aux enfants

Avec Pilote, on accède à la « maturité » qui amène la BD vers un public moins juvénile. Le « journal sérieux » est voulu par Charlier comme un équivalent à Paris-Match pour les jeunes adultes. Dès octobre 1969, Pilote fait voler en éclats la BD « à l’usage des enfants ». Le journal aborde des sujets réservés aux médias d’information, au cinéma ou à la littérature spécialisée. Mais les équipes ne perdurent pas et en 1989 « Pilote se saborde ». Les auteurs qui y participaient veulent fonder leur propre revue, mensuelle et non plus hebdomadaire « sans aucune barrière sémantique ni règle de rédaction pour les censurer ».

De la presse à l’album...

Un changement s’opère dans les années 1980-1990 : les BD en question glissent de la presse vers l’album, autre concept éditorial. Dès lors il n’est plus question que de marché de l’album. Deux nouveaux phénomènes apparaissent ensuite, c’est l’apparition de sites et blogs internet dédiés à la Bd comme pour les séries télé vues précédemment et l’envahissement par le manga asiatique (lequel est servi par une nombreuse production d’adaptation cinématographique).
(D’après Alexandra Rolland)

Fin de la première partie du volume n° 2 de la revue du Centre des études sur les jeunes et les médias.