La médiologie n’est pas une sociologie des médias comme on le croit à tort. C’est une discipline qui réfléchit aux interactions de la culture et des techniques nouvelles ou révolues. Ici Régis Debray veut faire prévaloir la notion de transmission sur celle de communication. Les médias sont vus sous un jour nouveau qui les enrichit.
PLUS QUE COMMUNIQUER, TRANSMETTRE
1. LE TEMPS DE LA TRANMISSION
Médiologie, science des médias ?
À première vue, une discipline est définie par son « objet », et on sera tenté de dire : « La médiologie est l’étude des médias. » Lourde méprise selon Régis Debray. Si on observe le large spectre des sciences humaines, on se rend compte que chacune est « entrée dans la pâte humaine » selon un angle particulier. Chaque discipline dessine dans et sur un même fond anthropologique une figure singulière, privilégiée, et se veut un nouveau « profil de référence ».
Transmettre plus que communiquer
À quel sujet la médiologie a-t-elle affaire ? Sans qu’on puisse exclure la communication, elle s’intéresse à l’homme qui « transmet ». Il faut faire un effort conceptuel un peu original ou décalé pour comprendre ce dont il s’agit. L’angle de vue qu’offre la « transmission » sur la réalité humaine n’est pas exhaustif au sens où la transmission effacerait tout ce qui s’est fait avant. Il n’est pas « disjonctif » non plus, c’est-à-dire exigeant de chaque trait observable qu’il appartienne soit à son plan, soit à un autre, sans chevauchement ni mixité possible. Le « transmettre » n’est pas un concept opératoire, tel qu’il serait reçu de l’expérience immédiate. Il faut en tout cas dépasser l’horizon du « communiquer ».
Communication, fragment de la transmission
Le communiquer est le « moment » d’un processus long, et le « fragment » d’un ensemble vaste qu’on peut nommer, par convention, « transmission ». On regroupera sous le terme transmission tout ce qui a trait à la dynamique de la mémoire collective, et sous le terme de « communication » la circulation des messages à un moment donné. Communiquer consiste à « transporter une information dans l’espace, à l’intérieur d’un même espace-temps », et « transmettre » à « transporter une information dans le temps, entre des espace-temps différents ». Communiquer se joue dans l’espace (une société actuelle), transmettre plutôt dans les temps (des faits sociétaux appelés à devenir historiques)
La communication est sociale, la transmission culturelle
La communication a un horizon sociologique et pour tremplin de départ une psychologie inter-individuelle : entre un émetteur et un récepteur dans une expérience d’interlocution. La transmission a un horizon historique et pour socle de départ une performance technique qui passe par un support. Communication égale mise en relation d’un ici avec un ailleurs ; c’est de la connexion, de la société. Transmission égale mise en rapport d’un jadis et d’un maintenant ; c’est de la continuité, de la culture. Communiquer est social (sociologie et psychologie sociale) et transmettre est culturel (histoire et anthropologie), pour faire simple.
La transmission sous-entend une institution
Ces distinguos paraissent peut-être artificiels et arbitraires et on peut objecter que pour transmettre il faut communiquer. Si Jésus n’avait pas communiqué [Il faut savoir que Régis Debray est devenu croyant sur le tard et qu’il utilise l’histoire religieuse ou ses concepts par analogie, dans ses raisonnements], conversé avec ses disciples, jamais l’Église chrétienne n’aurait pu assurer la transmission du message évangélique. Et il ne suffit pas de renforcer la connexion, d’en industrialiser les canaux (imprimé, radio, télévision) pour obtenir un phénomène de transmission. Le critère n’est pas la présence d’une interface mécanique entre l’homme et l’homme mais celle d’une interface institutionnelle. Il ne peut y avoir et il n’y a jamais eu de machine à transmettre. Une transmission est une communication « optimisée par un corps », individuel ou collectif, elle n’est pas immédiate ni impersonnelle. L’interface technique n’y est pas une condition suffisante. La transmission « est toujours un processus en forme de procession (du grec paradosis, traduit par tradition). » La transmission commence par l’éducation (père-fils, maître-disciple, professeur-élève, compagnon-apprenti) mais elle ne s’y arrête pas.
Elle se déroule dans le temps selon des obligations, des hiérarchies, et protocoles déterminés, des rituels (cooptation, apprentissage, affiliation, adoption). Et R. Debray de citer Paul Valéry :
C’est le plus grand triomphe de l’homme (et de quelques autres espèces) sur les choses, que d’avoir su transporter jusqu’au lendemain les effets et les fruits du labeur de la veille. L’humanité ne s’est lentement élevée que sur le tas de ce qui dure. (Histoires brisées)
Transmission ou "accordage"
Tenir dans la durée n’est pas facile. Il faut passer par le fil conducteur transgénérationnel d’une institution, qui doit s’entendre comme une généalogie avec l’appui d’un appareil psychique (lien mental de l’individu à son groupe) et d’un appareil juridique (fixant les lois sur tout rapport de filiation). La pérennisation des idées, des croyances ne peut se passer d’un « accordage affectif ».
L’idée qu’on peut assurer une transmission culturelle avec des moyens techniques de communication constitue une des illusions de la « société de communication ». En effet, la modernité conquiert l’espace mais moins bien le temps. Une époque peut-elle domestiquer les deux ou l’un des deux seulement ? Question philosophique à remettre à plus tard…
Communication accélérée, transmission en retard…
Notre société souffre de la superstition « du communiquant » qui dérive de l’explosion informationnelle. Force est de constater que notre « parc de machines » se renouvelle très vite et que « notre gamme d’institutions nous ennuie » Pour franchir le temps, il faut un mobile, plus un moteur ou encore une machine matérielle ou formelle (l’écriture alphabétique) et une institution sociale (l’école, vecteur livresque). Les industries rapides de la communication gagnent toujours de vitesse sur les institutions à rythme lent comme l’école. Une nouvelle géographie des réseaux (mondialisation) focalise l’attention et relègue les « chaînons devenus plus précaires de la continuité créatrice » : les médias de l’ubiquité déclassent les médiums essoufflés de l’histoire. On accorde un privilège aux moyens de domestication de l’espace sur les moyens de domestication du temps : « Le Mondial de foot à la télé (synchronie) » détrône « Racine ou La Passion du Christ (diachronie) » Le hiatus entre « l’Archipel Communication » et le « Continent Transmission » provoqué par l’accélération des techniques fausse la balance entre les deux volets : matériel et institutionnel, entre MO, matière ouvragée ou véhicule et OM, organisation matérialisée, ou biens symboliques.
L’effet bibliothèque
Un exemple : la bibliothèque est l’armoire à livres, stock de signes écrits déposé en conservation pour consultation. Cette concentration physique est une réserve de mémoire, moyen extérieur d’une transmission intérieure. Ce réceptacle inerte doit susciter la création de nouvelles traces, de nouveaux livres. Une bibliothèque engendre des écrivains comme une cinémathèque des cinéastes. Mais bibliothèque, cinémathèque ne génèrent pas de nouveaux signes d’elles-mêmes il leur faut une institution qui transforme le dépôt en vecteur. La mémoire externe des livres ne prend force que par la mémoire interne d’un groupe. Ne pas confondre procédé mnémotechnique et mémorisation.
L’infocom est une mnémotechnique, la transmission une mémorisation
Les décideurs qui programment et édifient des réseaux distributeurs d’informations de plus en plus complexes semblent ne pas se soucier des condition d’apprentissage et d’enseignement et confondent mnémo et mémo. Une banque de données en ligne n’induit pas de fait des capacités d’appropriation. Incohérence ? Oui… Pas de transfert d’informations sans une transmission sociale de connaissances. En « infocom » (information et communication) l’accent est mis sur les médias eux-mêmes, les caractéristiques des canaux et supports. En « médio » l’accent porte sur la médiation (facultés de « passeur » de l’homme) tout inséparable qu’elle soit des appareillages. Une analyse médiologique subordonne l’école à l’enseignement, le musée à l’exposition, la bibliothèque à la lecture, le « corps à l’âme ».
Extension du champ de fouille
Ces considérations entraînent un terrain de fouille plus étendu que celui des recherches en communication. Cette dernière s’en tient, du fait de son lien matriciel avec les mass medias, à l’univers des signes linguistiques (mais aussi langage musical, langage filmique) alors que la transmission inclut « au-delà et en-de-ça du verbal bien d’autres supports de sens : gestes, lieux, autant que les mots et les images, des cérémonies autant que des textes, de l’architectural autant que de ‘l’intellectuel’ et du ‘moral’ » :
Pas de création de valeurs qui n’ait été production ou recyclage d’objets et de gestes ; pas de mouvements d’idées sans mouvement d’hommes et de biens (pèlerins, marchands, colons et soldats, ambassadeurs) ; pas de subjectivité nouvelle sans aide-mémoire (livres ou rouleaux, hymnes et emblèmes, insignes et monuments […] le médiologue du mouvement chrétien s’intéressera au codex autant qu’aux évangiles, aux chemins empruntés par les apôtres autant qu’à leurs épîtres […] bref à des choses (triviales) tout autant qu’à des hommes (illustres) et à des textes (fondateurs).
Transmission : organisation et hiérarchie
Outre l’extension du champ, transmettre c’est organiser et organiser est hiérarchiser. On est dans le politique, les luttes de pouvoir. Pour relier les hommes entre eux dans le sens de la longueur (aplanissement démocratique) il faut passer par les séparer dans le sens de la hauteur (hiérarchies, structures d’ordre). Le refus des hiérarchies se confond souvent avec celui des médiations instantanées. Un processus de télécommunication temporel, unissant des ascendants à des descendants ne se réduit pas à un mécanisme physique (ondes sonores, circuit électrique) ni à un dispositif industriel (radio, télé, ordinateur) ; pour que le message continue de circuler après la mort de son émetteur et de ses premiers destinataires, la transmission doit compter sur le schéma vivant d’un organigramme.
Histoire des mentalités
Un journaliste communique, un professeur transmet du fait d’une différence de l’information et des connaissances. Pour communiquer, il suffit d’intéresser. Pour bien transmettre, il faut transformer. Gardienne de l’intégrité d’un nous, et pas seulement mise en rapport de deux moi, la transmission est solidaire d’une construction d’identité qui concerne l’être plus que l’avoir des individus. Le médiologue est plongé dans les longues durées de l’anthropologie, à la limite des sociétés sans écriture. Passer de la communication à la transmission c’est changer d’échelle chronologique. Dans une communication en concomittance, la réception compte autant que l’émission (une émission télé peut changer de sens en fonction des publics). La transmission (le médiat) dure en décennies si ce n’est en siècles, tandis que la communication (le médiatique) se calcule en semaines, jours, voire minutes. Le médiologue a plus affaire à l’histoire des mentalités plutôt qu’aux mass médias ou moyens de diffusion de masse.
Le propre de l’homme
L’étude des faits de transmissions culturelles de l’homme est inséparable d’une vision du devenir humain « dans la longue série animale ». Nous sommes la seule espèce animale susceptible de transmettre, d’une génération à l’autre, plus que des comportements : des créations nouvelles. La « différence anthropologique » est dans la succession cumulative des transferts. L’expérience d’un animal est censée être perdue pour son espèce, et, à chaque naissance, pour lui, tout est à recommencer, en dehors des transmissions comportementales par la mère :
La colonie d’abeilles polyandres dont j’observe aujourd’hui la danse frétillante autour d’une ruche est la même que celle qu’observait Virgile dans la campagne romaine, mais le groupe des Romains que je vois évoluer sur le Pincio a d’autres mœurs et d’autres pensées que les habitants des Sept Collines au temps d’Auguste.
Transmettre n’est pas accumuler
Homo innove parce qu’il stocke. L’humain a la capacité d’intérioriser des comportements qu’il n’a pas vécus et des normes qu’il n’a pas produites. C’est de l’insertion individuelle dans un monde transpersonnel qui commence avant soi et perdurera après soi. « Extraire un stock d’un flux » constitue, par le biais de la collection, le procédé standard d’une bonne acculturation. C’est l’institution du Dépôt légal des images et des sons dans l’Inathèque de France qui a fait de la télévision un objet de réflexion, sujet d’études à part entière, rendant possible une pédagogie, une histoire et des savoirs spécialisés. Il y a une culture de la radio-télévision depuis que les émissions sont collectées et indexées.
Dans la transmission, le cumulatif ne veut pas dire simplement continu. L’héritage ne s’identifie pas à un mécanique entassement patrimonial. Toute lignée collective est une spirale d’inventions, de détournements, réinterprétations, réaffectations, parfois déstructions violentes, même si l’antérieur n’est pas totalement aboli.
Désenclaver le symbole »
L’humanisme, au sens théorique du mot, est constant dans ses règles. Sont mis aux prises deux pôles antagonistes : l’objet et le sujet, l’objet étant le négatif du second. Cela se décline en extériorité / intériorité, artefact contre la nature, l’avoir contre l’être, l’en-soi contre le pour-soi etc. « Seul l’homme peut poser un objet fabriqué hors de lui, en le soustrayant à sa sphère immédiate d’existence – objet indépendant, meuble et échangeable avec d’autres- l’objet se distinguant de la chose qui est ce que l’homme n’a ni conçu ni produit » :
Déjouant la simple répétition biologique, l’homme a successivement extériorisé la force de percussion de son bras dans le biface, le mouvement de ses jambes dans la roue, ses muscles moteurs dans le moulin à eau et à vent, ses rêves sur les écrans, son cortex dans les puces.
Un sémiologue s’attachera en priorité au signifié graphique ou au jeu des signifiants tandis que le médiologue, lui, s’attachera à la procédure d’inscription, ainsi qu’à l’outil et au matériau utilisés. La linguistique de Saussure a privilégié la langue parlée (l’écrit n’étant qu’un dérivé), le médiologue qui s’attache à la trace réfléchira à rebours. Désenclaver le symbolique du symbole (littéral, numéral, idéographique), c’est retrouver le socle de l’humanité. La parole communique, la pierre transmet. Le médiologue a beaucoup à apprendre du préhistorien dans la façon qu’il a de reconstituer et périodiser les cultures humaines en prenant pour base les vestiges les plus humbles et des types de matériaux utilisés.
Sèma / Sumballein
Le grec sèma racine de signe (sémaphore, sémiologie etc.) veut d’abord dire tombeau, colonne qui signale l’emplacement du mort ; ensuite le signe figuratif, et finalement le signe de l’écriture. Depuis sèma il est question de durée : « une pierre dressée, une statue, un point visible, c’est du temps fiché dans de l’espace, soit un point deux fois essentiel. C’est de l’éphémère attrapé par un fixe, du fluide apprivoisé par du solide. » C’est le mémorial, « dialogue des générations ». La pierre, l’édifice mémoriaux, le monument ou matière organisée (MO), ne peuvent remplir leur office s’il ne sont pas portés par une organisation matérielle (OM) dans un esprit de partage.
[Voir la différence entre MO et OM dans une autre synthèse du Coin Lecture, Manuel d’Infocom]
L’étymologie de symbole, sumballein, nous rappelle qu’il signifie « mettre le disjoint ensemble ». Pas d’objet symbolique en soi donc, mais toujours pour quelqu’un, pour l’Autre. Pourra être dit symbolique tout objet qui sera le trait d’union 1) entre un individu et un autre ou des autres 2) une réalité visible et une autre invisible, passée ou future.
On comprend mieux l’obligation faite aux chaînes de télévision du dépôt légal, assurant la « continuité imaginaire d’un peuple », dans un but patrimonial.
Les faux-amis du médiologue : clarifier le vocabulaire
Le médium est le dispositif véhiculaire des médias (contraction de l’anglais mass media pour « grands moyens d’information).
Le médium n’est pas le moyen (au sens « moyen d’expression » ou « la fin et les moyens"). Le médium est plus qu’un vecteur ou un canal, une langue par exemple ou l’imprimerie.
La communication (qui dit quoi, à qui, par quels moyens et avec quels effets ?) se distingue de la transmission (qu’advient-il de ce qui a été mis en circulation, comment, par où et avec quels changements ?)
La culture , au sens ethnologique, se distingue de la culture comme ensemble des arts.
La technique (ensemble des acquis construits, créés par opposition à l’inné) se distingue du mécanique (objet fabriqué complexe). « Tout dispositif technique n’est pas un mécanisme. L’écriture n’est pas un objet matériel mais, en tant que machine formelle, symbolique, c’est une technique.
- 2 « THE MEDIUM IS IN THE MESSAGE »
Attention cliché
Le titre est de MacLuhan. Il n’est pas seulement source de confusion (sous le mot médium il confond canal, code, et support). Qu’un très court texte soit écrit sur du papyrus, une feuille de palmier, du cuir, du papier bible, « en anglais ou en turc », le médium est indifférent du sens du texte.
La communication
Le terme est né au XIVe siècle, en France, sous la plume d’un traducteur d’Aristote, physicien et philosophe, Nicolas Oresme, conseiller du roi Charles V, « pour célébrer l’indépedance enfin conquise du message envers le médium, permettant à l’information de circuler à distance et librement (translatio studii). Il est vrai que le message n’existe pas sans son médium (support) mais il est faux de dire qu’ils ne font qu’un.
Le message est vocatif (adresse à l’autre comme dans le cas latin), il est souvent plus prescriptif que descriptif (il donne un ordre, conseille de faire quelque chose). Et il a une valeur pragmatique (l’important est de faire ceci ou cela). Le monde habituel du message est celui du certum (domaine des croyances et certitudes) ou du verum (le vrai, démontrable ou falsifiable). Mais ce qui peut correspondre au message idéologique, religieux, moral, ne vaut peut-être pas pour un énoncé abstrait et intemporel (2+3 = 5 par exemple).
Symbole sur médium
Il faut démêler ce que MacLuhan a confondu selon Régis Debray. Le médium n’existe pas pour lui-même, il désigne plusieurs réalités qui risquent de se superposer. Médium peut désigner : 1) un procédé général de symbolisation (parole articulée, signe graphique ou analogique 2) un code social de communication (langue utilisée par un locuteur pour son interlocuteur) 3) un support physique de stockage (pierre, papyrus, microfilms, CD-ROM etc. 4) un dispositif de diffusion avec un mode de circulation correspondant (manuscrit, imprimé, numérique)
Le médiologue s’intéresse au rapport du message (le symbolique) et du médium (la technique).Une mentalité collective s’équilibre et se stabilise autour d’une technologie de mémoire dominante. Le procédé de mise en mémoire et de mise en circulation est capital (l’écriture, la typographie, l’électronique, le numérique). A ce procédé hégémonique correspond un milieu de transmission des messages : la médiasphère. La périodisation de la médiasphère ne peut être transversale à toutes les sociétés humaines, qui ne vivent pas au même moment les grandes révolutions techniques.
Périodisation : logo / grapho / vidéo / hyper
On est convenu d’appeler logosphère le milieu technique et culturel suscité par l’invention de l’écriture mais dans lequel la parole reste le seul moyen de communication et de transmission, la majorité de la population étant illettrée. Les grands hommes sont des orateurs, la rhétorique est une science majeure et l’art oratoire le premier de tous. C’est la période des harangues, des discours, des homélies, des sermons, mais aussi du théâtre, de l’épopée, de la poésie.
On est convenu d’appeler graphosphère la période ouverte par l’imprimerie, lorsque les livres, peu à peu, remplacent le Livre (le livre sacré qu’est la Bible) et la transmission livresque prend en charge les savoirs mais aussi les mythes. C’est le triomphe des institutions fondées sur l’imprimé, en premier lieu l’école. Ce système de transmission accélère le rythme historique (révolutions, générations, goûts, modes) et contracte l’espace grâce à la vapeur puis à l’électricité. Ce milieu a subi l’intrusion de l’audiovisuel, dès 1839 avec l’apparition de la photographie, le phonographe (1860).
Puis est venue la vidéosphère, le lieu de l’image et du son, dominant, modifié par l’apparition de l’électron et du bit. La conquête de l’ubiquité est ensuite achevée et l’instantanéité avec l’existence du live. Dans la cité, les institutions fondées sur le différé se désintègrent, se recomposent (État-nation, partis, systèmes éducatifs). Louise Merzeau s’est demandé si cette vidéosphère ne devenait pas une hypersphère du fait des réseaux toiles des ordinateurs dont l’usager peut aller d’un site à l’autre en agrandissant systématiquement son champ de recherche ou de divertissement.
Le champ des sphères…
Une médiasphère n’est pas plus ni moins totalitaire qu’une biosphère, elle peut abriter beaucoup de micro-milieux culturels (réseaux). Nous vivons tous en vidéosphère mais on ne croit pas tous la même chose en son sein. Il existe des niches professionnelles, familiales, culturelles plongées dans un espace-temps défini par la circulation de l’écrit, de l’image et du son à la vitesse de la lumière.
De même qu’un nouveau support n’abolit pas le précédent mais l’enrichit, de même une médiasphère nouvelle ne tue pas la précédente, elle la recompose à ses propres conditions. Le médium le plus performant dynamise et recadre ceux qui le sont moins. Le médium dominant est celui qui véhicule un maximum d’informations à un maximum de destinataires pour un coût minimum, avec un encombrement minimum et à un très grand débit. Les groupes économiques et industriels, les lobbies de la communication se livrent des guerres pour rendre dominant leurs technique et artefact.
Comment passe-t-on d’une médiasphère à l’autre ? Par une révolution des machines qui affecte d’abord les aspects techniques de la transmission (MO : matière organisée) et par contrecoup les aspects sociaux, politiques, culturels (OM : organisaton matérielle). Régis Debray tient au suffixe sphère (pour logo, grapho, vidéo, média voire hyper) car sphère évoque un enveloppement, une intégration du précédent et non sa destruction. Le médiologue a un regard d’analyste rétrospectif mais il ne doit pas se laisser aller à la « mélancolie » sur les sphères passées. De toute façon, elles n’ont pas été effacées mais transformées. Il mène une réflexion sereine même dans l’hypersphère tout lettré et pétri de culture humaniste qu’il soit.
Technique et / ou culture : comment s’y reconnaître ?
La notion de médiasphère ne constitue-t-elle pas l’exemple même de l’entrecroisement entre facteurs techniques et valeurs culturelles ? Du point de vue paléontologique, l’acte technicien est matriciel, si l’on considère avec Leroi-Gouran que l’anthropogenèse est une technogenèse, vu que l’homme possède la faculté unique de placer sa mémoire (son histoire) en dehors de lui dans des outils, des appareils. C’est une information symbolique matérialisée, sans logocentrisme (faire du langage une valeur et un monde en soi). Contrairement aux vieux clichés, la culture fractionne l’espèce en personnalités superposables – ethnies, peuples, civilisations – alors que la technique l’unit en rendant homogènes les savoir-faire. Il n’y a pas pour l’ingénieur, l’informaticien de « lieux saints ni de frontières sacrées » : voitures, ordinateurs, centrales électriques sont « partout chez eux », leur fonctionnement n’étant pas lié à une terre, une langue, une religion particulière. L’espace des moeurs, des langues, des mythes, lui, est hétérogène.
Apparaissent deux propriétés propres aux univers techniques : 1) la technique est sans frontière. La télévision, par exemple, a produit « un standard de diffusion" (Pal / Secam) et le codage numérique fait converger tous les canaux sur le fil téléphonique, en intégrant les télécoms, micro-ordinateurs, audiovisuel, films, CD et photo dans l’unimédia ; car c’est à tort qu’on parle de multi pour du techno-uniformisé. Internet […] n’est que l’aboutissement d’un protocole d’interopérabilité. Le faisceau en extension des réseaux montre une marche tendancielle […] à un seul tout interconnecté […] » 2) « la technique est le lieu du progrès » : dès qu’une nouvelle technique survient, elle déclasse la précédente. Pourquoi conserver la force vapeur quand on a découvert la force électrique ?
Démarcation contre globalisation
La normalisation technique n’est pas neutre, elle cache des combats économiques et politiques. Les grandes batailles sont celles de l’imposition de normes globales : « Qui impose sa norme promeut son local en universel ».
En revanche, l’art, lui, est ouvert mais non impérial. Picasso revisite l’art nègre (sa peinture n’est pas un « progrès » par rapport à l’art africain). Mais il est possible de ne pas aimer Picasso et de préférer les arts africains, voire les primitifs italiens, les impressionnistes. Et l’on ne peut parler d’évolution qui déclasse les œuvres précédentes. L’évaluation qualitative est différente des gains techniques quantitatifs. La globalisation technique se voit opposer la démarcation (l’exception culturelle).
Quand l’art fait corps avec la technique et même la met en avant…
Les oppositions de l’art qui se démarque et de la technique qui uniformise sont rebattues dans certains cas : à l’époque de la musique techno et du techno art, l’art contemporain essaie d’intégrer des techniques diverses, les exhibe, les met en avant pour faire naître une sensation, une pensée de la complexité du monde et de ses modes de représentation. En art, le « message » dépend de son support et des techniques (couleurs, perspective, proportions) tandis que l’écrit est indépendant du papier, reproductible sans déperdition : « La Joconde, original sur toile, est une autre image que La Joconde sur une carte postale alors qu’Anna Karénine en livre de poche reste Anna Karénine ». Chez les Grecs anciens l’art est une simple technique : l’artiste est un manuel, un artisan. Platon met les peintres et sculpteurs au sixième rang de sa Cité tout juste avant les artisans, au septième. Pour Aristote, ils sont au niveau des médecins et des architectes. Braque disait : « Je ne crois pas aux choses, je ne crois qu’en leur relations. » C’est une corrélation entre des « fonctions sociales supérieures » (comme l’art) et nos procédés de mémorisation et représentation, qu’interviennent les techniques traitant l’art.
La révolution digitale
La généralisation en cours du traitement numérique de l’image et des sons associée aux techniques de compression du signal, modifie l’économie audiovisuelle. La numérisation du réseau hertzien « démassifie" la réception ; on passe d’une télévision généraliste à des chaînes thématiques, interactives et individualistes ou communautaires.