Deuxième partie
- I- « La […] responsabilité de l’école »
Sophie Jehal, maître de conférence en sciences de l’information et de la communication – Université Paris VIII, chercheuse au CEMTI
Constats
Bien que les « démarches d’éducation aux médias » datent des années 1980, l’école n’a pas pris la mesure de l’impact médiatique sur les jeunes. L’ « accès à la culture » se fait pour eux « massivement par les médias électroniques » Les jeunes de 11 à 14 ans passent 50 minutes devant l’ordinateur, mais il faut compter « les heures de téléphone et de jeux sur console, sans oublier la radio », en podcast pour cette dernière. Les 12-17 ans passent 15 heures sur l’Internet et 3 heures sur l’ordinateur (hors connexion) au cours d’une semaine.
Du fait de ce qui est appelé « convergence des médias » les jeunes sont attirés par l’ordinateur parce qu’il fournit de l’audiovisuel (séries, téléréalité, clips). Internet sait reconvertir et agréger les contenus télévision. La culture numérique est alors l’ensemble des contenus et usages offerts par les médias électroniques : TV, radio, cinéma, Internet et jeux vidéos.
Ce qu’ils ignorent...
Cette fréquentation massive générant des flux massifs fragilise les jeunes : ils ignorent le fonctionnement complexe du monde : réalité et restitution médiatique, rentabilisation commerciales par la publicité et les transferts de données personnelles, quand il ne s’agit pas tout simplement de contenu payant. Le jeune spectateur ne fait pas la différence entre service public / et secteur privé, ce qui est aussi le cas de 30% des adultes.
Il est « temps de donner les clés » des écrans aux élèves dans une démarche de construction citoyenne par l’école. Une « valorisation » possible de l’écran est d’offrir aux jeunes une possibilité de collaboration. En effet, le « travail scolaire » relève des « motivations les plus répandues » chez les jeunes dans l’utilisation de l’écran.
Les nuisances médiatiques
Quelle fonction « scolaire » l’écran peut-il avoir ? Eclairer les faiblesses de l’offre médiatique :
1/ Elle « fluidifie » les consommations
2/ Elle capte l’attention, sans recul, par le zapping avec une saturation de l’écran dans la mesure où les informations sont minimes
3/ Le zapping est volontairement intégré aux récits par la multiplication confuse des intrigues secondaires
4/ Les dessins animés sont ponctués de flashes lumineux
5/ Les moteurs de recherche ont une offre non sélectionnée
6/ La télévision zappe sur les supports, offrant des univers « multitâches » « immergeant » le spectateur dans une perte de contrôle du champ
7/ La pensée est réduite : stéréotypes en immédiateté et sensationnalisme tirent vers le narcissisme
8/ L’ensemble est paraît-il établi pour empêcher de penser par un rejet de l’effort ?
L’école fonctionne autrement : elle raisonne en termes de durée, d’exercice obligeant à la patience, à la concentration, à la modestie.
Le numérique commercial « privilégie des valeurs néolibérales » à l’opposé du « pacte social républicain. » Quelles sont les contre-valeurs mises en place ? L’argent comme « symbole de « réussite », « l’autorisation de l’humiliation » publique, de l’ « encouragement à la délation » dans les « jeux de téléréalité ». C’est une « exposition de soi », dans l’ « omniprésence publicitaire » et le « relâchement des normes » sur les « réseaux sociaux » dévoyés.
Quelles solutions l’école a-t-elle ?
Il faut « prendre en compte la culture numérique » des jeunes, même si elle est commerciale ou populaire. Cependant la « banalisation de l’accès aux contenus culturels ou à l’information » ne diminue pas les inégalités, voire les renforce. En effet, les jeunes de milieux défavorisés n’ont pas les outils intellectuels nécessaires à la compétence de saisie des connaissances. Et c’est le fossé (knowledge gap) ou la fracture numérique.
La « culture savante » subit une « résistance », les enfants défavorisés ressentant celle-ci comme une « violence symbolique ». Que faire ? Tisser des liens entre contenus savants / populaires. Comment ? En suscitant « plaisir et enthousiasme » par une école qui élargirait la « palette de découvertes culturelles ».
Un grand projet serait : « construire une compréhension critique de la culture large et ouverte ».
Comment commencer cette tâche ? En impliquant toutes les disciplines scolaires rendant compte des « dimensions commerciale et technologique des industries du numérique ». Suivant différentes approches :
1/ Une initiation au rôle des médias dans la démocratie (pluralisme et liberté d’expression)
2/ Une approche esthétique et dramaturgique des « genres privilégiés à la télévision » (quelles « émotions suscitées par les images et les sons » ?)
3/ Une analyse de l’incitation à la consommation (publicitaire) articulée aux problématiques du développement durable (santé, sciences de la vie).
4/ Analyse du fonctionnement économique des médias : publicité, financement du service publique, exploitation des données personnelles, mécanismes de captation de l’attention
5/ Analyse des messages basiques des médias au regard des valeurs sociales : la violence, la dévalorisation de la femme, la « réification de la sexualité », l’exposition de la vie privée en opposition aux rôles de l’Etat/justice pacifiant les conflits individuels, la dignité de la personne, le respect de la vie privée, la coopération citoyenne
6/ Une formation à l’informatique et au codage : compréhension du fonctionnement technique de l’Internet
7/Les sciences (physique, mathématiques) pour développer « une analyse critique des usages du numérique en matière de modélisation et de simulation
L’école se doit de « construire des repères de bonnes pratiques médiatiques » : pédagogie du numérique, transmission de « normes juridiques et d’informations quant aux risques ».
Construire...
Il est possible d’user du réseau social en classe, dans des « cadres pédagogiques explicites » pour des « pratiques plus policées » : orthographe comme respect de l’autre par exemple. Imaginons des réseaux sociaux performants réservés à l’Education nationale.
Cependant il ne faut pas tabler sur le tout numérique (Enquête Pisa 2009) : l’usage du seul écran éloigne du monde, empêche un rapport corporel, gestuel, au monde et aux autres. C’est la perception profonde du monde et de la vie qui serait perturbée, donc la personnalité et la pensée profondes.
Il faut apprendre la recherche d’informations sur Internet du point de vue citoyen et scientifique : la recherche pertinente n’est pas « intuitive », elle s’apprend tout comme l’apprentissage des « règles du droit d’auteur » et de la différence : plagiat / recherche pour une création personnelle.
Il est aussi nécessaire d’enrichir les pratiques créatives « (photos, retouches photo, vidéo, musique) » par un apprentissage. Le spontané instantané est pauvre.
Et les parents
La conciliation culture numérique personnelle / scolaire passe par la présence des parents au côté de l’élève à la maison. Les élèves défavorisés, livrés à eux-mêmes, consomment de la mauvaise télévision au lieu de tirer parti des possibilités de l’Internet bien compris et utilisé. Le sommeil réduit, la pratique moins ciblée-efficace amènent l’échec.
Les contenus à risques, non parés par l’adulte (parent, enseignant) génèrent de l’agressivité relationnelle, un risque de « développement du sexting » entre jeunes (noté dès 8 ans en Angleterre) suivant des « contre-modèles pornographiques », en attaque frontale contre l’explication du harcèlement et du droit de la personne à la dignité.
Quelles conséquences pour l’école ?
Les expérimentations pédagogiques du numérique sont encore frêles à l’école. Il faut passer à une autre échelle par la formation initiale et continue des enseignants.
Qui enseigne aux autres ?
Quel cursus établir « en éducation aux médias ? Serait-il pris en charge par des enseignants issus de toutes les disciplines avec une formation spécifique ? Cette formation et l’enseignement se partagerait avec les professeurs documentalistes. De plus ce type de cursus serait articulé avec « l’instruction civique et morale ». Cela paraît une piste sérieuse et prometteuse à cette heure.
-II- L’information : objet, flux, architecture, économie, sciences
Eric Bruillard, ENS Cachan, Institut français de l’éducation
Robert Cabane, Inspecteur général de l’Education nationale
Le GRIT (Groupe de recherche inter et transdisciplinaire) « caractérise l’information par une improbabilité » (physique, quantitative) ou une « réduction de l’incertitude » (cognitive et qualitative).
En effet, ont peut voir l’information « comme un objet que l’on analyse, traite, transforme, modélise, représente, transmet » en sciences de l’information « mais aussi que l’on interprète, échange, ‘’comprend’’, […] que l’on peut acheter ou vendre » en sciences de l’information et de la communication.
Flux, circulation
L’information est devenue un « flux constamment réalimenté » qui n’est plus « maîtrisable ». Le champ informationnel s’est mué « en modes de circulation ouverts ». L’ « économie de la distribution » est devenue « économie de l’attention ». Comme l’Ecole de Palo Alto disait que l’être humain « ne peut pas ne pas communiquer » on constate qu’il « ne peut pas ne pas informer » (ou être informé).
Fini le temps du savoir fondé sur du fiable définitif. Il existe un réseau fragmenté, s’éloignant de « bases communes ». La question sociétale est : « la citoyenneté peut-elle cohabiter avec une hyperinformation non domestiquée » qui peut échapper à toute la société ?
L’éducation scolaire doit émanciper l’élève et viser son « employabilité », son « adaptabilité à l’enseignement supérieur ». Pour cela, elle doit construire une citoyenneté qui comprenne les flux pour y « participer », « créer une information de qualité », avoir une « vue critique » sur le système informationnel complexe et envahissant.
-III- Architecture de l’information à l’école : des documents aux données, de la classe au réseau
Jean-Michel Salaün
Professeur des universités en sciences de l’information et de la communication, ENS de Lyon, Institut français de l’éducation
L’apport de Shannon
Au milieu du 20e siècle, « l’information était définie par son contraire : l’incertitude ». Le chercheur Claude Shannon a « montré que l’incertitude, ou entropie informationnelle pouvait se calculer selon une fonction mathématique » avec une « unité de mesure », le « bit » (pour « binary digit ». Des chercheurs d’autres disciplines se sont emparés de la notion et l’ont déclinée dans leur champ. Au point que, selon certains, « l’information soit la clé de la transformation de la matière » ou des « transformations génétiques »
Adaptations
Les « sciences humaines et sociales » ont développé la notion avec celle de « sémantique comme porteuse de valeur ». C’est de la « sociotechnique » plus que de la science, dans la mesure de la « montée progressive des échanges et des contrôles » dans la société contemporaine. Il en est question dans l’ « étude des médias », de la « documentation », de la « gestion » et de la « surveillance ».
Il est possible, dans ces deux champs différents (sciences / sciences humaines) de « s’accorder sur une répartition en trois notions : donnée, information, connaissance. La donnée réfère à un « objet perceptible », l’information réfère à un « contenu intelligible », la connaissance réfère à un processus de transmission ou d’assimilation ».
Le numérique, notamment le Web, a bouleversé les télécommunications, les capacité-mémoire des ordinateurs (on parle d’exabits pour 1018 bits), la médiation humaine avec les moteurs de recherche, les réseaux, les sites.
Rapprochement
Les deux grands domaines de recherche (sciences, sciences humaines) se rapprochent : les sciences mesurent le « signal », les sciences humaines analysent le « signe ». L’informatique a « complexifié ses calculs et sa modélisation » pour traiter le langage et les relations sociales et leur sens par des algorithmes. Les sciences de l’information, elles, pour classer les documents et des « unités documentaires » se sont rapprochées des algorithmes. Cette rencontre propose un rêve : le retour à la Bibliothèque d’Alexandrie, l’ « accès à tout le savoir du monde ».
Mais notre attention est limitée face à la surabondance, le contrôle social aussi face à l’interprétation de toutes les traces de la navigation sur le Web.
Architecture de l’information
La convergences de ces deux champs a donné lieu en Amérique du Nord aux iSchools (information schools) qui sont issues des anciennes « écoles de bibliothéconomie ». Il y a eu déclin de la bibliothéconomie par la montée de l’information dans tous les secteurs sociaux, jusqu’en 2005 où le numérique s’est placé « au centre de l[a] formation pour s’ouvrir à de nouveaux métiers ». L’idée a été de « revaloriser l’école » et de « remettre les professionnels de l’information » à leur place dans une société dont le centre est l’information.
Quels métiers nouveaux ?
Les architectes de l’information : ils ont précédé la création des iSchools. Où en sont-ils ? Ils sont dans un métier, une communauté professionnelle, un « ensemble de réflexions analyses ». Il existe au Canada et aux USA une cinquantaine d’écoles délivrant des diplômes universitaires, alors que l’Europe est à la traîne. C’est pourquoi on note la « domination écrasante des firmes telles que Apple, Google, Facebook, Twitter, eBay, Amazon, Wikipédia. Elles ont une « architecture de l’information très élaborée ».
Avec quelles méthodes ?
Cela passe par des méthodes qui s’affinent tout le temps « dans des échanges très nourris ». Un pan est familier aux « documentalistes » (repérage, catégorisation des sources et des données, contrôle du vocabulaire). On découvre une nouvelle pratique : le design interactif « mettant en scène l’expérience de l’utilisateur ». L’ « optimisation de l’expérience de l’utilisateur » est au centre d’une « architecture réussie ».
L’architecte qui veut optimiser « l’expérience » a plusieurs niveaux : construction de personas (personnages types qui incarnent des groupes d’usagers), la construction d’un site web, le respect de l’expérience (stratégie, objectifs, apparence finale), structure-ossature du site. Pour ces étapes il y a des outils/méthodes partagées sur le Web….
L’architecture de l’information dépasse le site web : applications multipliées sur les « téléphones intelligents, tablettes », liaison de réseaux utilisateurs-objets (mêmes les objets informationnels anciens que sont les textes imprimés). On observe une information hybride (supports variés) et omniprésente. Ces systèmes éclatés mais cohérents « nécessitent une architecture rigoureuse » pour aider l’utilisateur. Des méthodes sont proposées par la « communauté des architectes ».
L’architecture de l’information est le fruit d’une « communauté bouillonnante » visant pratique et performance.
Des faiblesses…
Pas d’éthique, une conceptualisation insuffisante. Pourtant la notion d’ « expérience d’utilisateur » se rapproche du « contrat de lecture/écriture ».
Et l’architecture informationnelle à l’école ?
Peut-on voir l’arrivée du numérique à l’école comme une influence de l’architecture ? Le réflexe est de penser : aux enseignants documentalistes et à l’enseignement en ligne. Les professeurs documentalistes « se sont emparés » des outils des architectes pour analyser leur pratique, les évolutions possibles, des réflexions dans des « blogues spécialisés ». Ils se sentent praticiens du numérique et gestionnaires de centres documentaires.
L’enseignement en ligne s’est lancé dans les Moocs sans conscience d’un changement architectural du e-learning, et des méthodes facilitatrices pour les utilisateurs. Les Moocs sont pour les grandes firmes américaines du web un dévolu sur l’école, notamment pour Apple et son e-book. Le e-book n’est pas réellement interactif, il est un moyen pour Apple de vendre sa tablette. Nous avons appris à lire sur le codex, nos enfants le feront sur la tablette. Plutôt que de regretter /condamner, il faut trouver une stratégie anti-hégémonique. Quelle est l’hégémonie des firmes ? L’architecture maîtrisée. Il faut apprendre l’architecture et déverrouiller les produits des firmes.
L’école physique avec ses : salles, disciplines, niveaux, emplois du temps, cours, prises de note, devoirs… est traduisible en architecture de l’information. Opérons la transformation en tenant compte des l’espace/temps école et hors école. On a là une cohérence est modélisable et constructible. Il est urgent que l’école réagisse à l’intérêt des firmes pour son architecture non modélisée.