Professionnels, marginaux ?
La production de l’information relève de la « lutte ». Il faut savoir qui la produit, la contrôle et la diffuse, mais aussi quelle en est la qualité. Faut-il la laisser en territoire aux « professionnels » ? Pourquoi « ne pas susciter d’autres formes d’expression ou de récits réels » ? Le 20e siècle a vu la construction de « conglomérats » et le chercheur doit interroger l’ « opposition », la « marge ». L’histoire des médias est « inséparable de celle des critiques ».
Un critère de l’alternatif : le média activiste
Comment définir les « critères de partage entre médias dominants et médias alternatifs » ? Par le statut professionnel, l’identité du producteur de l’information, par la « nature des canaux de diffusion » ? Par les « techniques de mise en récit des événements » ?
Un média est-il alternatif du fait d’une « revendication d’opposition » ? Pour le savoir, il faut définir le média alternatif ou d’opposition. Les auteurs se proposent d’établir cette définition en parlant de « mobilisations informationnelles » ou par un néologisme : « médiactivisme ».
L’ouvrage commence avec l’histoire des médias « marxistes » mais signale que des médias de droite extrême se targuent d’opposition. Il ne sera pas question de ceux-là, mais ils sont définis ainsi : « Prétextant de la discrimination dont ils font l’objet dans l’espace médiatique traditionnel, de nombreux groupes extrémistes organisés sur des bases religieuses, racistes ou nationales ont en effet développé des outils d’information qui leur sont propres, généralement plus communautaires que prosélytes. »
Les mobilisations informationnelles « épousent des formes très variées » : la critique des médias (groupes de surveillance de type watchdogs), productions des organisations syndicales ou politiques, gamme de « médias alternatifs autonomes », et les « mouvements revendicatifs […] au sein même du champ journalistique ». Ce sont ces mobilisations qui vont « éclairer » les trois enjeux « au cœur de l’ouvrage » :
Le volet historique
A l’heure d’Internet, beaucoup de conceptions alternatives de l’activisme sont « oublieuses des traditions sociales, politiques et culturelles dont elles sont les héritières ». Les enjeux et les perspectives du médiactivisme se sont transformés depuis l’après-guerre. Les auteurs proposent de s’arrêter sur trois mouvements historiques, les « tentatives de médias révolutionnaires » des années 1960-1970 ; le « nouvel ordre mondial » avec l’UNESCO, en 1970, et la jointure qui s’est opérée au début des années 2000 « entre le mouvement altermondialiste et les opportunités de l’Internet
Contre le monopole
Faire apparaître les tensions internes qui traversent le « médiactivisme ». D’ « inspiration marxiste », cette tendance dénonce la « monopolisation de la production de l’information ». Il s’agit d’une analyse « contre-hégémonique » qui met en lumière la « fonction propagandiste » et appelle à la « création d’un contre-pouvoir ».
Gatekeepers dépassés
Le médiactivisme a partie liée avec les « innovations technologiques » aboutissant à la « miniaturisation », la « simplification des outils » de production notamment la « capture de l’image et du son ». Mais l’Internet ne se contente pas de produire, il diffuse aussi : l’effet de clôture des « gatekeepers » (vigiles) monopolisants est annihilé.
Une contre-technologie s’accompagne d’une « individualisation expressive ». Cela signe-t-il la fin des monopolisations informationnelles ? Peut-être pas, avec les nouvelles pratiques militantes qui restent vigilantes : l’affaire WikiLeaks, les Indignés / Occupy, Anonymous coordonnées par le bas plutôt qu’impulsée par le haut. C’est une critique dite « expressiviste » qui dénonce « la réduction de la couverture des événements » par les médias « centraux ».
De la critique des médias aux médias de la critique
On appelle « médias alternatifs » les productions d’information militantes. Les sciences sociales en proposent des « appellations très variées ». Les médias de lutte n’ont jamais obtenu une appellation précise : médias « libres », « pirates », « sociaux », « militants », « coopératifs », « tactiques », « alternatives ». Ces appellations diverses sont un « outil » pour comprendre l’histoire des transformations de l’information alternative.
Un type de critique : le « contre-hégémonique »
C’est la perspective de John Downing qui voit un spectre allant du « spectacle de rue contestataire », en passant par le « vidéo-activisme », la « musique populaire », les graffiti. Ce sont une alternative au « programme politiques » dominants. Le médiactivisme s’attache à montrer que les médias dominants font de la propagande économico-politique. Il surveille les productions, le mode de fonctionnement sur la base des « structures de propriétés ». L’analyste estime que les monopoles sont responsables de la mauvaise « hiérarchisation des priorités de l’agenda public » car ils cèdent aux « lobbies » et reproduisent le discours des gouvernants en une « pensée unique ».
Les journalistes qui relaient ce discours le font soit par « idéologie », « connivence » ou « effets de contraintes » et les conséquences en sont : « les questions sur la vérité et l’erreur », la « cécité », les « asymétries », « les déformations dans la représentation du monde ».
Quelle serait la solution aux « dérives » ? : la régulation « à travers des changements structurels », le « rééquilibrage des flux d’information entre aires géopolitiques », « un renforcement du service public », une cessation de la pression dite de l’ « audience » plus ou moins bien calculée. Les sciences sociales ont fourni des concepts critiques pour dénoncer « la violence symbolique des mythologies » accompagnant l’ « exercice du pouvoir ».
La critique « expressiviste »
Elle porte davantage – même si elle inclut les notions précédentes – sur l’information comme « instrument d’émancipation ». Il faut pour le média alternatif participer, réfléchir, produire de l’ « autodidaxie », expérimenter pour aboutir à une réappropriation de la parole. Le but est de produire des « méthodes de création, de production et de distribution non standardisées ». Il ne faut pas comparer les productions alternatives à celles de l’hégémonie, la concurrence n’est pas possible.
L’alternatif : l’Autre
L’alternatif est autre. Il faut produire des « représentations inédites » visant l’ « entre-soi et le renforcement des valeurs morales », créer une autre « opinion publique » assurant une « cohésion sociale ». Les « systèmes miniaturisés » de la prise de parole individuelle, ouvrent la voie à la conjonction des « minorités », des « marginaux », des « groupes déviants » de toute nature destinés à former « masse » : affirmation des subjectivités, diversification des point de vue. C’est une « redistribution » de la capacité à accéder aux « ressources de symbolisation », de « représentation du monde social ».
Le « récepteur » (le terme lui-même évoque la passivité) défend, promeut son droit de « locuteur » dans l’agir de l’ « émission ». Les foyers d’émission doivent proliférer. Le but est l’ « usage interactif des machines d’information, de communication, d’intelligence, d’art et de culture ».
Contre-hégémonie et expressivité : quelle compatibilité ?
Des dissensions sont nées entre producteurs alternatifs. Les « contre-hégémonistes » (qui tiennent à remplacer l’existant) critiquent le côté désordonné des « expressivistes ». La contre-hégémonie ne croit pas à l’ouverture participative, à l’expression de chacun et postule que le progrès technique n’est pas un vecteur de liberté et de progrès social. Les expressivistes vivent dans le mythe de « la société postindustrielle » qui serait celle de l’information. Pour les contre-hégémonistes c’est rester dans le « micro », le « local », l’ « individuel ». L’efficacité passe par la centralité opérant sur un « collectif ».
Expressivistes contre Chomsky
Les expressivistes estiment que les contre-hégémonistes copient le « système de domination » avec la valorisation d’un « professionnalisme qui étouffe les questionnements ». Ce nouveau professionnalisme singe le premier, opte pour une « déontologie » minée, une fausse liberté d’opinion, présente des « travers corporatistes », la normalisation de la masse. L’objectivité, qui passerait par une division de soi-même à la fois en un sujet et en un objet serait inatteignable. Les expressivistes estiment qu’un contre-hégémoniste comme Chomsky se fonde trop sur les « structures économistes » (changer de structure de propriété suffit à changer le système informatif) ou sur une analyse « complotiste » (la minorité agissante manipule les « publics passifs »).
Emergence de l’altermondialisme
Ainsi dans les année 1960-1970, on a vu les contre-hégémonistes développer des « contre-médias partisans sous l’égide de partis révolutionnaires ». Ces médias ont du s’ouvrir aux expressivistes pour ne pas se couper de la parole de ceux qu’on pensait défendre. Dans les années 1980-1990 les contre-hégémonistes ont tenté de faire agréer leurs médias par les « organisations inetrnationales » mais ils ont échoué. Enfin, dans les années 2000, les critiques contre-hégémonistes et expressivistes ont été « réactivées par le développement des mobilisations altermondialistes ». Aujourd’hui « le développement des pratiques expressives en ligne » permet plus facilement de se montrer et de dire dans l’espace public.
Révolutions, médias populaires
Tout au long des années 1960, dans des zones géographiques diverses, « des mouvements marxistes ont fait de l’agitation, de la propagande et de la production d’information ». Ils ont suivi en cela la « conception léniniste » que le parti se fait journal, afin d’ « articuler la parole des élites militantes avec celles des milieux populaires ». Mais une fois l’articulation faite, les historiens notent un « desserrement du contrôle idéologique ». La conception du journal comme parti ou élément du parti relève de ce que l’on a appelé la « contre-hégémonie ». Lénine a lancé le Journal Que faire ? : c’est un espace d’information, relayant les « théories marxistes » et cherchant une « compréhension fine des conditions sociales d’existence des masses ». C’est un outil indispensable contre un « gouvernement absolutiste ». Lénine lancera plusieurs autres journaux : Rabotchaia Gazeta, Iskra, Proletari, Vperiod, Pravda…
Dans ces journaux, on assiste aux stratégies de l’information qui s’adaptent aux « déplacements du centre de gravité de la lutte ». Le journaliste est tenu pour un écrivain qui amène le lecteur « à une idée profonde, à un enseignement profond, à partir des faits les plus simples et universellement connus. ». Des « raisonnements peu compliqués », débouchent sur les « principales conclusions à tirer ».
Niveaux des lectorats
Il y a formation à la connaissance pratique du jeu politique : passer de la théorie de la « classe en soi » à la « classe pour soi ». Lénine distingue des catégories de « prolétaires » en fonction de leur niveau d’ « éducation et de compréhension » : les « ouvriers avancés », les « moyens » ou « les couches inférieures », la masse. Les premiers sont nourris de « l’organe central de la propagande », journal des « sociaux-démocrates » russes. Aux « aspirants socialistes » soucieux d’ « agitation locale », le « journal populaire » et pour les « moins conscientisés » : les tracts, les brochures, ou l’ « agitation orale ».
Mais les « dirigeants » du parti qui se font publicistes pour la première catégorie de lecteurs deviennent suspects et il doivent être remplacés par des « ouvriers révolutionnaires ». Le système se veut découpé, évolutif, mais le haut du système se voit toujours suspecté après une évolution. Un « organe vivant » ne sera « viable » que si les « cinq publicistes » ou journalistes supérieurs collaborent avec « cinq cents » hommes qui ne seront point écrivains, chaque militant devant considérer le journal comme « le sien propre ».
Le journaliste-écrivain est à surveiller
Le parti doit surveiller tout journaliste qui écrit bien, mais aussi « les maisons d’édition, les dépôts, les magasins et les salles de lecture, les bibliothèques et les diverses librairies ». La peur des gens du parti est que la structure économique, logistique informationnelle ne parvienne à un niveau d’autonomie qui l’assimile à « la presse bourgeoise » qui mène le lecteur vers l’ « événement », le « divertissement », les « futilités ». C’est du « didactisme sans concession ».
Québec et France
Les médias marxistes québécois des années 1970 dérivent directement de cette analyse et de cette pratique de la presse, mais en une période de « Révolution tranquille ». Des intellectuels québécois s’interrogent sur le rôle de cette presse « instrumentale » et « fonctionnaliste ». Le contre-hégémonisme léniniste se transforme en presse expressiviste par des « expériences participationnistes », sous forme « d’ateliers de communication, d’animation et d’imprimerie ». La propagande centralisatrice bat en brèche les libertés locales, les libertés fondamentales, notamment le mouvement de libération de la femme. La France entre les années 1970 et 1990 connaîtra une presse féminine de ce type, contre un hégémonisme bourgeois phallocrate.
Un autre support, un autre militantisme : le cinéma populaire
L’idée de parti-journal à la Lénine tombe en désuétude. Ce n’est pas là que s’opère la réflexion révolutionnaire, mais sur un autre support, le cinéma militant. En Allemagne, avant la montée nazie, l’ « école documentariste » britannique, le « cinéma d’intervention sociale » russe, aux Etats-Unis, « le groupe de cinéastes internationalistes Frontier film », en France les productions « naturalistes » courtes ou les films du front populaire (La Vie est à nous de Jean Renoir est une commande communiste) tiennent à filmer les dysfonctionnements de la société.
A la fin des années 1960, le cinéma militant s’appuie sur la technique du « super huit » et sur les « magnétoscopes » et appareils de montage abordables par les non « professionnels ». La fusion d’un récit plus ou moins traditionnel, cassant les codes de l’illusion et de données informationnelles crée le « cinéma d’art et d’essai », sous la direction de Chris Marker, par exemple, avec A Bientôt j’espère (lutte ouvrière) ou Loin du Viêtnam. Documentaire esthétisant, narration idéologique ? La frontière est difficile à discerner.
Combat des expérimentateurs et des réalistes
Les films « prennent en charge de nouveaux objets revendicatifs […] expression en image […] des différentes minorités actives, les immigrés, les prostituées, les homosexuels, les femmes […] l’antipsychiatrie, l’écologie, le handicap, les cultures régionales, le tiers-mondisme ou encore l’antimilitarisme. » Mais en France, à l’intérieur du cinéma militant, s’opposent les réalisateurs qui ont suivi des écoles de cinéma (IDHEC) et en savent la rhétorique et les partisans de la « vidéo légère ». Le participationnisme refait surface entre réalisateurs « embourgeoisés » oublieux des théories, qui dirigent, et les autres aux scénarios ouverts, à la discussion d’acteurs au sens plein, qui entendent influencer le récit, le tournage.
Certains, comme les militants du collectif Vidéo-Out, confient leur matériel aux ouvriers en grève de l’usine Lip. Il faut « sortir les filmés de la situation passive », les « investir dans la fabrication ». Pourtant l’idée se fait jour de l’illusion de l’effacement de la hiérarchie créative et technique. Dans les années 1980, « la plupart des collectifs expérimentaux » se dispersent.
Chili, quête du vrai du vrai
Extraire le vrai du vrai. Comment rendre compte de l’ouvrier, de l’ « être de l’ouvrier » sans artifice ? Les syndicats achètent des moyens de presse, lancent une politique du livre, créent un cinéma social :
« Ce qui nous intéresse nous, c’est d’extraire ce que l’ouvrier a au fond de lui-même, sans qu’une école vienne nous imposer un schéma […] Ce qu’il faut, c’est exprimer dans la façon rustique de penser qu’a le travailleur, ce qu’il veut dire, en faisant comprendre comment il cause, quelle façon il a de dialoguer, comment il vit le problème de son foyer, comment il est avec sa compagne, comment il discute avec elle : voilà, c’est ça qui nous intéresse »
Certaines de ces expériences et leur médiatisation remontent culturellement, « vien[dront] hanter les débats qui se dérouleront entre 1975 et 1980 à l’UNESCO sur l’inégalité des échanges et des flux de communication », sur « la nécessité pour les pays du Sud de créer des agences d’information alternatives »
Luttes globales, médias locaux
Au début des années 1970, l’activisme informationnel porte ses idées « à l’échelle internationale », notamment pour ce qui est des pays émergents. Il critique le « libre flux » (free flow of information) sous domination des « médias occidentaux » en revendiquant « un droit à l’information ». C’est que « le colonialisme culturel perdure » sous des « formes globalisées ». Le moment est venu, pour être efficace, d’affirmer des « singularités culturelles plus locales », contre les « forces centralisatrices des Etats », marchandes de « communication transnationale ».
Les grandes institutions préparent le terrain d’un renouveau
De nombreuses réunions de chefs d’Etat des « pays non alignés » ont lieu, souvent parrainées par l’UNESCO, les Nations unies : les conférences portent sur le développement de l’information dans le « Tiers monde », contre les agences de presse occidentales « incompatibles avec l’exigence d’une information indépendante ». Les institutions internationales assurent les symposiums, la diffusion des revendications. Mais les Etats en difficulté économique pâtissent de la tension froide bipolaire et d’un système mondial lui-même dépassé par son principe de libéralisation :
Quelqu’un comme Herbert Schiller définit l’ « époque » :
« [ Nous avons affaire à un ] ensemble de processus par lesquels une société est introduite au sein du système moderne mondial […] et par lequel la couche dirigeante est amenée, par la fascination, la pression, la force ou la corruption, à [en…] modeler les institutions sociales pour qu’elles correspondent aux valeurs et aux structures du centre dominant du système ou à s’en faire le promoteur. »
(Communication and culturel domination, 1976)
De « Nomic » en « Pidc »
Un rapport est rédigé, le « rapport MacBride », visant la création d’agences de presse nationales ou de ‘’pools’’ d’agences régionales. En 1977, la Pana (agence panafricaine d’information) voit le jour. Le rapport appelle aussi de ses vœux un « Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication » (Nomic), essayant de créer une déontologie des émetteurs d’information par rapport aux récepteurs jugés passifs et manipulés. En 1980, lors de la conférence de Belgrade l’Unesco lance le « Programme international pour le développement de la communication » le Pidc. Infrastructures frêles.
Solidarité numérique…
Dans les années 1990, les mobilisations informationnelles sont en crise. L’effet néo-libéralisme balaye tout. D’où des « encouragements » des institutions internationales aux efforts des structures locales dans divers pays. En 2003 et 2005, des sommets internationaux jugent qu’il est besoin d’une « nouvelle gouvernance internationale, en ouvrant le processus […] aux Etats, secteur commercial et société civile ». Puis il y a création d’un « Fonds de solidarité numérique » et mise en place d’ « un forum sur la gouvernance de l’Internet ». En effet, le monopole est renforcé par sa stupéfiante avancée dans la technologie des écrans.
Think globally, act locally
L’échec des Nomic et Pidc poussent les médiactivistes à « rechercher ailleurs la conception d’alternatives à l’hégémonie des médias dominants ». Un exemple, le « média communautaire ». Il s’agit de « collectifs de dimension réduite […] en phase avec des objectifs d’émancipation sociale ». L’ennemi : le soft libéralisme qui prétend ne voir aucun conflit d’intérêts entre les citoyens, tous semblables, regardant tous regardant dans la même direction, quand se renforcent « l’exploitation, la reproduction », la violence « hétéro-patriarcale ». Aussi les « médias alternatifs », détachés d’éventuels « appareils idéologiques » veulent « simplement contrôler l’information » à un niveau plus local : « instaurer un rapport non ritualisé et transparent [avec] le dispositif médiatique ».
Les radios libres
Dès le début des années 1970, l’activisme se tourne vers la radiodiffusion. Comme la technique est moins lourde et moins chère, les esprits qui se consacrent à l’alter information peuvent penser leur pratique :
« On portait uniquement l’attention sur le contenu de la communication, sur ce qui devait être dit, sans jamais prêter attention au rapport entre le contenu et la forme de la communication, sans approfondir le fait que, si le sujet qui parle se transforme, alors la forme, l’instrument, le mode de production, circulation, réception du message doit changer ». Dans les années 1980, en France, les activistes lancent les radios libres. Elles découlent bien du médiactivisme mais rapidement les équipes rédactionnelles se rendent compte que l’argent de la publicité est utile, et surnagent les radios qui savent s’attirer l’argent privé. Rapidement ces radios s’envisagent sous l’ « angle du professionnalisme, du long terme et de l’entreprenariat de communication apolitique ».
Qui les critiquent ? Les radios de type « expressiviste » qui veulent « faire sauter le filtre du journalisme professionnel qui stérilise le vécu […] faire sauter les canons d’une esthétique apprise […] au profit de la création de leur propre langage » ? Ce seront des expériences de radios épisodiques liées à des grèves précises, des mouvements ouvriers à relayer, les organes médiatiques combattants disparaissant après les conflits. Les 620 radios de 1984, retombent, laissant place à « un espace radiophonique uniquement commercial ».
Le médiactivisme à l’époque d’Internet
Les alternatives médiatiques trouvent un nouveau support avec l’arrivée d’Internet, déjà un peu avant avec la technologie « télématique ». Le président Mitterrand dit à ce propos : « Le problème n’est pas d’informatiser la société mais bien de démocratiser l’informatique ». L’internet devient l’espoir d’élargir le cercle des « producteurs » de l’information tout « en transformant le rapport passif à l’information ».
La rupture technologique (« disruption », Frau-Meigs) est adaptée à une production élargie : « allègement des contraintes éditoriales, réduction drastique des coûts de diffusion, modèle de communication », le « many to many » (tous à tous) plutôt que le « one to many » (un[e] seul[e] à tous ». Interactivité « coopérative ».
Dans les années 1990, les « réseaux télématiques vont être investis par quelques associations, minorités actives et groupements militants ». Est créée l’APC (association de communication progressiste) qui se revendique comme réseaux télématiques reliant des groupements militants internationaux ». Les écologistes se joignent à eux et EcoNet et GreenNet mettent sur pied en réponse aux « réunions du G7 » des anti-réunions le TOES (The open economic summit ). Le contre-sommet de 1991 met en ligne « depuis différents lieux les documents officiels du G7 » pour constituer une « base documentaire en ligne » soumise aux experts de l’APC. Le mouvement féministe va s’appuyer sur l’APC pour faire connaître ses valeurs.
En France, dès les années 1980, « les services français du vidéotex [ou] Télétel » sont utilisés dans le cadre de luttes sociales (industrie, syndicats médicaux). Va naître le « R@s » (réseau associatif et syndical). Il s’agit d’un « cyberactivisme » d’autant que des développeurs de logiciels libres, tout à fait bénévoles, amènent leur aide. La société est « susceptible d’ouvrir de nouvelles propositions d’émancipation culturelle et politique ». Le monde des développeurs bénévoles crée une Netiquette : « l’autonomie, le respect d’autrui, la gratuité et la liberté de parole ».
Le retour de la critique de l’hégémonie médiatique
Les partis socio-démocrates « abandonn[ent] leurs exigences programmatiques et particip[ent] à la dérégulation du secteur audiovisuel ». Les Etats-Unis connaissent dans les années 1990 le « développement d’une multitude d’initiatives citoyennes » manifesté par des « associations locales », des « journalistes dissidents » dénonçant « la consommation, les marques » au profit du « commerce équitable ». Le « Telecommunication Act » de 1996 allège « contrôles réglementaires », renforce la « concentration » médiatique. Aussi des « praticiens et des observateurs des médias alternatifs » relancent la critique du pouvoir des médias. Il faut rassembler des militants, créer des « collectifs » capables de fortes mobilisations. Ce sont les watchdogs (chiens de garde).
La surveillance des médias.
Les chiens de garde ont vocation à « démasqu[er] [les] manquements » des grands réseaux d’information, à démasquer les « connivences entre journalistes et gouvernants », à surveiller les « think tanks » du libéralisme, les « déformations dans la couverture des événements sociaux ». En France, apparaissent, au milieu des années 1990 : Raisons d’Agir, Acrimed, PLPL (Pour lire pas lu). C’est un renouveau des titres de presse critiques en lien avec la naissance d’Attac, Le Monde diplomatique.
C’est un renforcement du mouvement contre-hégémonique. Grand susccès des ouvrages Sur la télévision (Bourdieu, 1996), Les Nouveaux chiens de garde (Halimi, 1997), La Tyrannie de la communication (Ramonet, 2001). Critique sévère de la « clôture de l’espace journalistique » par des journalistes ou des universitaires à la « marge », « dissidents ». Il y a articulation entre « critique interne du travail journalistique et critique externe du pouvoir médiatique ». Les « sites contre-experts » soulignent les accrocs déontologiques, l’« unilatéralisme des sources », les « jugements de valeur », la « déformation des propos ». Le groupe Média d’Attac (2002) présente les « rapports de propriété soumettant les médias et leurs propriétaires à l’exigence du rendement », l’ « information marchandise ».
Ce sont des « observatoires » des médias composés de sociologues, d’enseignants des écoles de communication et de journalisme instituant une « multipositionnalité » saine des points de vue. Aux Etats-Unis, par exemple, depuis 1994, une université (notamment le département sociologique) publie les 25 sujets importants qui n’ont pas été traités par les médias et qu’il fallait au moins aborder.
Nouvel activisme, nouvelles tactiques médiatiques
Un autre type de critique existe qui « mobilise d’autres ressources intellectuelles, technologiques ». Elle est issue du vidéo-activisme et d’Internet. Il y a rejet de l’ « objectivité illusoire […] de la parole autoritaire des élites militantes, des groupes d’extrême-gauche ». Ces groupes seraient « centralisateur[s], conformiste[s] » et confiscatoires de la « parole ». Il y a proposition d’espaces « auto-organisés, souples […] permettant de donner une tribune à la multitude des acteurs collectifs et individuels ».
Polyphonie plutôt que pensée ou parole unique. C’est ainsi que le médiactivisme des années 2000 ne s’appuie pas sur des organisations « identifiables ». Les « promoteurs » en sont des personnes issues des métiers de l’information mais « méfiants à l’égard des subventions ». Se construisent des « mobilisations » paradoxalement « individualisées », pas de type communautaire liées à des « appartenances territoriales ».
Vidéo-activisme français et américain
Le vidéo-activisme est le successeur du cinéma militant des années 1960. L’ « arrivée sur le marché de caméscopes […] performants » autorise l’expression associative mais aussi du « grand public ». Comme dans le « cinéma militant » il y a contre-hégémonie, « engagement […] contre la censure et les effets de l’agenda des médias ‘’mainstream’’ » mais aussi expressivisme, cela dépend des gens et des circonstances. Quand la télévision traite mal ou ne traite pas un événement, la vidéo devient « anti-télé ». Quand il est contre-hégémonique le vidéo-activisme se fait international sous forme de « réseaux d’échanges ». C’est plutôt au USA qu’il est actif sur les thèmes : anti-guerre, chômage, précarité, toxicomanie. C’est « conduit » par des « groupes urbains […] dotés de ressources sociales et culturelles importantes ».
Fondé en 1981, le réseau américain Paper Tiger a diffusé « plus de quatre cents programmes sur les chaînes réservées aux communautés sur le réseau câblé de Manhattan. » Il y a eu « appel à souscription auprès des téléspectateurs » eux-mêmes et non pas des institutions ou autres.
Les médias tactiques
Parallèlement au contre-hégémonique ou expressiviste, au début des années 1990, en Europe et en Inde, un mouvement est porté par des « théoriciens de l’esthétique et du ‘’design’’ visant à créer des ‘’médias tactiques’’ […] c’est-à-dire avec des ressources offertes par l’informatique de réseau ». Ces personnes souhaitent occuper une « position originale sur les frontières troubles entre l’art, les technologies, les médias, la politique ». Elles ambitionnent une « esthétique de la fuite, du contournement et du détour ». C’est un raffinement et une intelligence de « zones d’autonomie temporaire ». Les rencontres (au Pays-Bas) se veulent « lieux d’expérimentation de nouvelles formes de vie […] »
On y trouve des informaticiens « engagés dans le mouvement du logiciel libre ». Ils ressentent un « dégoût de l’idéologie », refusent les conflits de « lutte pour le pouvoir ». Ils prônent la « désertion de la scène politique » doublée par un refus de la « recherche de la vérité et de l’objectivité ». Ce sont des « engagements individuels », des compositions d’individus voisins, comme des pixels sur un écran. Pour eux, il y a « encastrement » du marché, du militantisme et du monde de l’art. C’est de l’ « hybridation » d’identités.
Les tenants des logiciels libres sont critiques à l’égard des autres univers sociaux, en général, mais des groupes forment un lobbying autour des « brevetabilités » vis-à-vis des institutions publiques ou des sociétés privées. C’est un « univers libriste » qui propose une « participation étendue » pour le bien commun, le logiciel gratuit. Propriété collective contre « enclosure du marché ». Par exemple, dans le domaine de la connaissance les publications scientifiques, les cours sont gratuits dans le « hacklab », le laboratoire des génies hackers.
Il y a donc alliance entre les développeurs et les « activistes » avec une démarche subversive douce de contre-culture : « squats, concerts, séances de démos informatiques, salles de presse indépendantes ». Les partisans de cette « multitude » refusent le « rapport de force entre pouvoir et contre-pouvoir. L’individualisme n’est pas extrême même s’il fait partie de ce système. Il s’agit de « jeux agissant d’abord sur l’imagination créative » des participants. La « dialectique » entre intérieur / extérieur est remplacée par des « degrés d’intensité » pour un « nouveau type de communication. Elle est censée fonctionner « non sur la base des ressemblances » mais sur celle des différences, sur la « communication des singularités ».
Le réseau Indymédia (Independant Media) ne s’oppose pas aux médias, il les met au service du public : « Don’t hate the media, become the media ». Le principe en est la publication ouverte (open publishing), sans contrôle éditorial, « minimisant les relations d’autorité ». Les pratiques informationnelles deviennent des « stratégies de publication » qui couvrent tous les événements au besoin en « film[ant] et « photographi[ant] les « manifestations dures et les répressions policières ». Les textes sur Indymédia sont « extrêmement hétéroclites », les « prises de parole » ont une « forme très subjective ».
Alors que les contre-hégémonistes essaient de se faire entendre dans les forums, la « publication ouverte » est à la marge, mais visible.
Des médias alternatifs aux médias participatifs
Pour certains, comme les « individus » interviennent sur l’Internet, les médias alternatifs sont-ils utiles ? Ne serait-on pas dans une époque « post-médias » ? En fait, dans la « réalité », les pratiques informationnelles numériques « alternatives » restent dominées par « un cercle fermé de locuteurs autorisés », des logiques « sélectives » et « inégalitaires », un « système oligarchique de classement de l’information ». Quelles voies les « mobilisations informationnelles » trouvent-elles ?
Montée du participatif
Il y a production individuelle, revendication du « Do it yourself », de la blogosphère 2.0 : avec Facebook, Twitter, les wikis, on se rend visible. Mais cela semble réservé à une « sphère passionnée et technicienne ». L’alternatif concerne « de façon minoritaire l’information d’actualité ou la politique ». On note une « reconnaissance des singularités identitaires de chacun ».
Certains internautes tiennent à se faire contre-experts de la presse traditionnelle ce qui transforme les « relations entre les professionnels et leur public ». Le commentaire qui suit la production démultiplie les sources d’information. Du fait de cette influence, des journalistes « institutionnels » ouvrent des blogs parfois opposés à la ligne éditoriale de leur média professionnel. De plus les passionnés d’information ont des profils intellectuels assez similaires à ceux des professionnels : « journalistes en recherche d’emploi, étudiants en journalisme, professions artistiques et littéraires, veilleurs et spécialistes de domaines singuliers ». Internet a ouvert « un espace pour des formes d’expertise publique ».
En France, Basta ! est une agence d’information sur les « luttes environnementales et sociales ». Médiapart a su développer son modèle indépendant grâce aux abonnements (73000 en 2013). Aux Etats-Unis Pro-Publica se revendique comme « journalisme d’investigation à but non lucratif », Spot.us propose aux lecteurs de financer des enquêtes approfondies conduites sur des thèmes demandés par les lecteurs. Dans les « quartiers », l’Hebdo, magazine suisse est à l’origine, avec LCP du Bondy Blog café. Des journalistes se sont placés en immersion dans une cité, ont approché des jeunes, intéressés par une forme d’expression d’eux-mêmes, en liens avec des éducateurs. Cela fonctionne
Les chercheurs Gina Walejko et Thomas Ksiazek ont établi un panel de médias traditionnels et de blogs (politiques, scientifiques) et ont étudié leur évocation du réchauffement de la planète. Les blogs sont allés chercher des informations entre 2004 et 2007 : les blogueurs citent seulement les sources officielles à 3,5 % s’intéressant à d’autres blogs et certains journaux institutionnels connus pour leur rigueur. 30% de leurs sources sont universitaires, des ONG. Certaines « localités de la blogosphère » présentent une « manière décalée et plus experte » en modifiant l’équilibre des sources. C’est au point que des journaux numériques demandent à leurs lecteurs contre-experts de les aider à concevoir des dossiers.
Le journalisme traditionnel, victime de l’accélération concurrentielle de production de l’information, est soutenu par des contre-experts qui se soucient d’un approfondissement mis au service des premiers. Notamment dans les procédures de vérification (fact checking).
Subjectivités et détournements
Paradoxalement, à côté de l’approfondissement minutieux, les formats médiatiques parallèles présentent « une part plus grande de subjectivité », une « énonciation à la première personne », la manifestation d’ « affects », des « détournements ironiques ». Les textes se « déformalisent » glissant vers un « conversationnel […] sans apprêt ». Il y a « capture d’événements » pour en montrer les coulisses. Parfois cela se traduit par une porosité entre information et divertissement, « personnalisation des événements publics », « intérêts de la presse people ».
La technique de cette culture expressiviste est le « remix » et « l’hybridation » car l’information est pénétrée par des « avant-gardes artistiques et cultures populaires » : « happening […] lutte festive […] guérilla sémiotique […] droit à la dérision et chahut parodique ». Cela rappelle la pratique des surréalistes et des situationnistes.
Sur Twitter, les « mots-dièse » thématiques ou « hashtags » #xxx commentent, se moquent « en continu » en une force de sape qui décentre l’institution vers les marges critiques, goûtée par un public frustré de la parole. Quiconque dans la « sociabilité ordinaire » peut relayer une information « distanciée ».
Pourtant les auteurs, Cardon et Granjon, comme dans plusieurs passages de leur ouvrage, s’ils offrent d’abord au lecteur un horizon d’ouverture, finissent toujours pas revenir, après analyse, à un constat mitigé. Le contre-hégémonisme, l’expressivisme, fussent-ils néosurréalistes et parodiques ne sont pas toujours efficaces : rien ne « révolutionn[e] les formes de la communication politique traditionnelle ». Le nouvel espace décrit, en définitive, « relève toujours d’un entre-soi » simplement étendu à des internautes qui disposent d’un fort capital intellectuel susceptible de les amener, à terme, à un « rapproch[ement] socioculturel des professionnels ». L’Information circulant sur Internet vient enrichir ceux qui en possèdent déjà une belle part.
C’est que, paradoxe... « les nouvelles pratiques informationnelles de l’Internet renforcent à la fois la contre-expertise à visée objective et les détournements subjectifs », qui, s’ils font rire l’internaute ou grincer des dents l’institutionnel dévalué, ne peuvent être maniés et publiés que par des quasi professionnels. Bien sûr, on note des « pratiques collectives » améliorant l’estime de soi des petits, des sans-grades qui peuvent publier. Bien sûr, on note aussi une « certification de l’information » grâce à la surveillance, à la « veille » des « chiens de gardes » qui ont le pouvoir d’alerte et d’intervention, à leur mesure, sur les représentations dominantes. Gatekeepers et watchdogs se livrent, chaque jour, à une « harassante guerre de visibilité ». Il faut en passer par des « pratiques autopromotionnelles et virtuoses » et les positions sont souvent « asymétriques ».
Individualisation et auto-organisation
Internet « accueille […] une mobilisation informationnelle spontanée », qui s’auto-organise, et réagit de manière « décentralisée ». Les conflits sociaux, les événements dramatiques, « sont documentés » par les « acteurs », les « victimes », les « témoins » eux-mêmes par téléphone portable. Les individus sont « capteurs et […] relais d’informations ». Historiquement, c’est une nouvelle forme de la communication « à la fois globale, personnelle, interactive ». Cet individu et capteur et producteur d’informations semble « s’émanciper des règles sociétales et institutionnelles ».
Comment l’auto-organisation s’établit-elle ? De manière « horizontale », « lâche », « souple », « indéterminée ». Il y a existence du général mais sans « vecteur programmatique ». On note un « processus d’exposition », de mise de soi « en récit » même si c’est au sein d’un collectif, dès lors qu’il n’est pas coercitif. Politiquement, cela se traduit par le « parti pirate ». Le groupe se forme, avec « filtrage », « sélection », « agrégation », « coordination », « légitimation », mais après, pas avant le mouvement.
Les individus s’expriment sur les réseaux sociaux et, une fois qu’ils se sont exprimés, le groupe est là pour « leur révéler les intérêts qu’[ils] ne savaient ou ne pouvaient formuler initialement », faire « apparaître des normes et des valeurs » que certains vont adopter comme « attributs identitaires ». Mais le groupe est large, ensemble de sous-groupes, pour « une plus grande diversité et une plus large distribution des causes et des publics mobilisés ». C’est un système centripète plutôt que centrifuge. Tout ne part pas d’un centre, mais converge vers lui « partant de points multiples, divers et indéterminés de la toile ». Construction multimodale donc.
On assiste à la naissance de « nouvelles subjectivités politiques », dans la jeunesse urbaine. Elles peuvent se définir des valeurs qui ne sont pas celles de la majorité des non connectés :
« […] l’affirmation de la liberté d’expression croise de plus en plus fréquemment la critique du monopole que les médias professionnels et les institutions publiques et privées ont sur le contrôle de certains types d’informations et de données. Pour se réaliser pleinement, la libération des subjectivités numériques revendique un accès libre et ouvert aux informations protégées par le secret, la propriété intellectuelle ou des privilèges corporatistes. »
Hormis la consommation gratuite chez les jeunes, les plus âgés revendiquent une contre-expertise au sein des « open data ». Les citoyens veulent avoir accès aux données de l’information autant qu’à l’information elle-même, sous la forme d’une « vérification de citoyens-internautes ». En France, de 2009 à 2012, le site Owni « a fait figure de fer de lance du ‘’data journalisme’’, proposant un dispositif de production constitué de quelques journalistes mais surtout de plusieurs centaines de blogueurs (‘’un réseau de vigie européenne’’) ». Le site en question fonctionnait en « open source », les « documents en ligne étaient sans publicités », avec un « data mining » c’est-à-dire une « manipulation des informations par le lecteur. »
Owni se faisait une fierté de ses contenus multimédia « augmentés » par des « annotations », des « commentaires », des « liens », du « suivi » en « réseau ». Mais qui dit ouverture des ressources, des données pour un accès actif à elles, dit transparence et, avec celle-ci, risque d’accès à l’intimité, à la vie privée des personnes. Archives ouvertes à tous vents… D’où nécessité de « déployer des opérations statistiques et interprétatives complexes pour donner sens et pertinence à ces nouveaux gisements de données », devenant potentiellement la proie de pillage et de vandalisme.
Guy Fawkes, la vendetta de 4chan…
Comment un personnage devient-il une icône politique ? Guy Fawkes est un personnage historique, membre de la Conspiration des poudres (1605) qui s’était élevée contre Jacques 1er d’Angleterre. Une bande dessinée en a été tirée par Allan Moore et David Lloyd (V comme Vendetta). BD adaptée à l’écran par Mc Teigue, en 2006. Le héros est un homme dévoré par l’esprit de vengeance : il a été utilisé comme cobaye dans un centre fasciste et a juré d’éliminer ses tortionnaires et leurs puissants protecteurs. Comme il a été défiguré, il porte un masque. Le mouvement libertaire Anonymous, lié à Occupy, Les Indignés, et autres mobilisations, a eu l’idée de détourner le masque en le faisant porter par ses membres dans les sit-in, les défilés.
Le masque emblème a été récupéré par les Anonymous sur « 4chan » (site créé en 2003 par Christopher Pool, alors qu’il avait 15 ans). 4chan de son côté est un site de détournement et de ridiculisation systématiques des produits de la culture de masse : il fabrique des « ‘’mèmes’’ […] ces produits détournés et drolatiques de la culture populaire qui circulent activement sur Internet ».
4chan est le type de site de contre-culture soutenu massivement par les internautes, car y sont diffusés « la vulgarité, la violence […] la bêtise […] comme signes d’appartenance à une communauté clandestine des marges invisibles du Web ». C’est le centre de la scène sociale qui est envahi par les symboles de la marge. Cela est potache sur la forme, mais relaie aussi des actions de hackers contre les sites de Paypal, Visa, Mastercard, PostFinance, Amazon, et nombre de grosses sociétés internationales.
Les auteurs analysent la structure d’Anonymous et d’autres réseaux qui souhaitent faire fonctionner de manière horizontale les rapports sociaux et économiques ainsi que les grands médias qui en vivent. Mais comme la philosophie de ces réseaux est de ne pas avoir de hiérarchie, de ne pas intégrer la notion de pouvoir contre laquelle ils luttent, ils n’ont pas de réel pouvoir d’action. On est alors dans une démarche contre-hégémoniste qui, refusant le conflit, devient expressiviste, c’est-à-dire qui fournit des signaux non perçus ou jugés non valides par certains acteurs de la vie sociale.
Le parti pirate
En 2006, faisant preuve de « médiactivisme », des hackers et des militants du logiciel libre suédois forment le Piratpartiet, sous l’impulsion de Rickard Kalkvinge. Trois ans après, le PP devient le troisième parti politique en nombre de membres. D’autres partis se créent et se fédèrent en Europe. Le Parti pirate français est créé la même année que le suédois :
« En sus des revendications ‘’historiques’’ concernant le libre accès au savoir et à la culture, il milite pour la défense des droits de l’homme et des libertés civiques, pour l’indépendance de la justice, la transparence de la vie politique, l’ouverture des données publiques, la neutralité du Net. […] Inexistant sur l’échiquier politique français, peu médiatisé et n’ayant aucun élu[…] [il] ne compte que quelques centaines d’adhérents. […] Les objectifs vis[ent] à s’opposer à toutes les politiques numériques, notamment commerciales et étatiques […] permettant de brider d’une quelconque manière, la liberté de créer, de produire, de diffuser et de s’approprier toutes formes de contenu symbolique ».
Comme ce parti libertaire refuse le processus « jugé mortifère » de la « délégation et de la professionnalisation politique », il scie la branche sur laquelle il est juché. Les partis pirates veulent néanmoins faire entrer la notion de technique numérique au cœur de la politique. Les citoyens doivent comprendre qu’ « ils sont membres d’une société qui se technologise toujours davantage », dimension sur laquelle ils ne peuvent pas ne pas réfléchir. L’Internet n’est pas seulement une technique « immatérielle » d’information et de communication, mais une technique « intellectuelle » susceptible d’ « organiser une structure oppositionnelle […] dont la principale force tiendrait en l’expression directe de la communauté ».
Qu’en conclure ?
Après des périodes de repli, la critique des médias se renouvelle toujours : 1960 avec les « médias révolutionnaires », 1970-1980 avec les « médias communautaires », 2000 avec les « réseaux d’information et de mobilisation altermondialiste ».
Aujourd’hui, l’individu blogue, twitte pour exprimer sa subjectivité qu’il ne veut pas voir dissoute dans les flux centraux et hiérarchisés. Il refuse les médias institutionnels. Mais il paraît plus raisonnable de tabler sur l’existence de « sphères respectives du journalisme professionnel et des mobilisations informationnelles ».
Les militants médiactivistes font bouger les valeurs, les déontologies de l’espace journalistique « concernant l’objectivité, la nécessité de l’enquête et la critique des sources ». Les journalistes professionnels prennent de la distance avec leur média, au contact du dialogue interactif en ligne avec les internautes. Il y a redéfinition active du travail de production de l’information, aussi bien à l’intérieur de l’espace médiatique traditionnel qu’au sein des médias alternatifs.
Il faut espérer un « renouvellement des formats d’énonciation de l’information, allant de l’expertise documentée et investigatrice à des expressions plus subjectives libérées des contraintes de distanciation de l’écriture journalistique. »
Le constat invite pour l’instant à la réflexion et à l’interrogation. Si l’on garantit à l’individu qu’il peut prendre part, « apporter une part » informationnelle, sa part, son « engagement personnel » lui permet-il de « recevoir une part en retour ? » L’ « associationnisme de la multitude » est-il une forme de démocratie ?