Bernard Poulet a travaillé au "Matin", puis au "Courrier International" comme rédacteur en chef. Il tient actuellement la rubrique "Idées" à l’"Expansion"
La fin des journaux et l’avenir de l’information.
(Bernard Poulet, « Folio Essai », février 2011)
Internet, l’ennemi du papier
Un journal en ligne coûte moins cher qu’un journal papier sérieux offrant de bons et longs articles fondés sur la recherche, la vérification, l’analyse et enfin sur une écriture si ce n’est objective, du moins honnête. Ce qui attire, ce sont la brièveté sur les faits et l’accent mis sur les commentaires nombreux des lecteurs.
Aux Etats-Unis, le summum du journal en ligne attractif est une sorte de vaste blog créé par Arianna Huffington, veuve d’un magnat du pétrole, devenu le « Huffington Post ». Il est recherché par les annonceurs et par les people qui souhaitent y participer. Trois colonnes : les deux colonnes de droite sont réservées aux photos très succinctement légendées. Dans le « Huffington Post », Mia Farrow ou George Clooney se sont fendus de leur article, de leur brève. C’est un journal mondain, très réactif, qui rend compte de l’ambiance des sphères supérieures. Selon Bernard Poulet, le danger rencontré par la presse papier vient de ce type de parution sur l’Internet.
La racine du mal : la télé érigée en premier pouvoir
La télé serait principalement la source de cette situation. En France, elle a été la voix de l’Etat, dans les années 1960 et s’en est libérée dans les années 1970. Elle ne montrerait plus l’homme politique comme un visionnaire, comme le maître d’une situation mais comme un simple gestionnaire qui doit rendre des comptes, en toute transparence. La télé aurait désacralisé le politique. De quatrième pouvoir, elle serait devenue le premier. Elle commande l’agenda des commis de l’Etat, elle les oblige a être « coachés ».
La télé est la tribune de l’homme politique, l’unique lieu d’où il peut s’adresser au plus grand nombre et elle lui demande de simplifier son discours (anti tunnel à zapping), alors que la politique est complexe. La marionnette des « Guignols de l’info » le saisit, le caricature et ajoute à la désacralisation. De plus, le politique a affaire à des animateurs plus qu’à des journalistes et les « spécialistes » invités à approfondir sont des intellectuels vedettes.
Médias anglo-saxons : autocritiques mais délaissés
Les médias anglo-saxons sont plus puissants qu’en France car autocritiques et autorégulés. Ils auraient « brisé » Mme Thatcher, poursuivi M. Blair dans l’affaire des armes de destruction massive d’une part, mais d’autre part un journaliste de « CBS » aurait été remercié parce qu’il présentait comme informations sur M. Bush des éléments sans preuve. « CNN » serait « surveillée » par des instances professionnelles car elle pencherait plutôt pour les démocrates… La télévision américaine généraliste semblerait délaissée au profit d’une télévision spécialisée par communauté, selon la religion, selon la position politique (d’extrême-droite voyant des complots partout). Cet émiettement renforcerait le pouvoir d’Internet qui crée très rapidement des sites relayés par des réseaux moutonniers. Malgré une déontologie réclamée aux politiciens mais aussi tournée vers elle-même, la télévision généraliste se mourrait.
Internet, la menace elle-même menacée
Sur Internet B. Poulet dit qu’on lit vite et en diagonale, à plat, horizontalement, sans architecture hiérarchisée, de bas en haut ou inversement. Tout se vaut. On passe des titres, aux résumés hyper courts, et avec les hyperliens, de page en page. C’est encore plus rapide que la lecture en diagonale d’un journal papier. D’ailleurs les journaux papiers se dotent d’un double en ligne et adoptent même sur leur support premier une construction et une présentation qui vise à la rapidité.
Quant à l’Internet, il est lui-même talonné par Twitter (réseau « gazouillant » selon l’onomatopée anglo-saxonne), qui ne se fonde pas sur la réflexion, l’échange de pensées, de sentiments mais sur le maintien du contact par idées-réflexes. Les ados qui sont nés avec Internet à la maison (des natifs numériques) sont en danger : ils ne lisent pas de journaux papier, n’en regardent pas à télé, mais se livrent à du micro blogging, au téléchargement audio ou audiovisuel de programmes et fixent de tout petits écrans nomades.
Numérisation générale
La grande librairie en ligne « Amazon » espérait faire un tabac avec son « Kindle », une machine électronique contenant des livres et servant à les lire, en nombre. Une vraie bibliothèque portative. C’est le principe du e-book. Les écrans sont confortables, antireflets. Mais cela piétine encore. Pourtant « Amazon » espère faire mieux : il suffirait que le lecteur soit relié à la grande librairie par un téléphone à haut débit pour se passer d’e-book ou de tablette encore chers. Le livre serait aussi défait : on pourrait accéder à l’essentiel, un partie de chapitre, une page, un paragraphe. Deux unités seraient fixées : le chapitre et la page.
Retour au papier : le gratuit rapporte gros
La désaffection des annonceurs vis-à-vis des quotidiens papier généralistes s’explique en partie par l’existence de la presse gratuite. Si les gens refusent de payer un journal pour être informés, et qu’ils lisent ailleurs, c’est dans cet ailleurs que les annonceurs doivent se camper.
Les Belges avaient inventé les gratuits d’annonces dans les années 1950, ce sont les scandinaves qui viennent d’inventer les journaux gratuits, « Métro », « 20 minutes » à Paris et déjà « Côté Rouen » et « Tendance Ouest » à Rouen. Le lecteur de la rame de métro ou du gratuit sur présentoir balaye l’actualité, découvre les offres culturelles de manière décalée, ludique.
La pub, la pub, la pub
Mais qu’est-ce qui rend économiquement possible de telles publications ? La publicité. Selon le même principe que Yahoo !, Google, qui offrent des services gratuits (information, recherche documentaire, géolocalisation avec Googlemap etc.) L’internaute lit son courrier sur Yahoo ! et va être amené à acheter des chaussures, un appareil photo… Les annonceurs paient cher pour être en tête de liste à « cliquer »
S’il coûte moins cher de générer des bénéfices avec une publication gratuite hyper publicitaire qu’avec une publication payante créée par des journalistes chevronnés qui produisent une information pointue, la logique de la presse s’en trouve déviée.
Le mythe d’Internet libre et démocratique s’écroule
On avait présenté Internet comme un système communautaire, horizontal, qui battait en brèche les hiérarchies, les establishments, s’emparait de la parole confisquée par les élites, comme une sorte de mouvement hippie de l’information et de la communication. On s’aperçoit que ce secteur social et culturel est un secteur socio-économique, miné par l’argent, que des compagnies immenses manipulent des internautes qui croient être libres comme l’air, mais sont localisés, fichés par leurs comportements ou achats préférentiels, revendus en listes commerciales.
L’internaute corvéable
Sans parler du travail non rémunéré : l’internaute est invité à rendre un petit service à un site (« Soyez le premier à faire la critique de ce livre, de ce CD » ; « Aidez les autres internautes en fournissant une appréciation des qualités de tel hôtel, tel circuit… ») lequel petit service combiné à tous les autres petits services participatifs fait une énorme production d’information, obtenue sans payer les milliers de fourmis ouvrières de la vaste machine.
« Un pour tous, tous pour un ! tous pourris ! »
Le principe du "journalisme collaboratif" sur Internet suppose que le lecteur est un journaliste lui-même, qu’il peut se passer d’avoir fait des études spécialisées, d’une expertise, qu’il a voix démocratique au chapitre puisque tous les journalistes en place sont en connivence avec les milieux industriels et économiques et que le haut de la pyramide est pourri. Les enquêtes minutieuses des journalistes professionnels donnent bien lieu à de douloureuses réputations, à des carrières réduites à néant. Pourtant l’internaute de base ne reconnaît pas le rôle du journaliste d’Internet. Il pense savoir, car il navigue et tombe sur des informations dont il ignore l’origine et qu’il ne recoupe pas. La souffrance du journaliste du papier est vengée par les volées de bois vert que se prend le journaliste sur Internet… Les lecteurs attaquent, invectivent. Par leur incapacité à « sourcer » et « recouper » ils rabaissent le niveau informationnel général.
Multi
Le journaliste doit être multimédia. Au « Sydney Morning », en Australie, le contrat de travail porte sur plusieurs supports, ne spécifie pas l’appartenance à un journal, mais à un média global. En France, en 2007, plusieurs titres se sont associés pour créer un maillage serré efficace : « La Voix du Nord », « La Nouvelle République du Centre-Ouest », « Midi-Libre », « Nice-Matin » etc. Il s’agit alors de « plates-formes » offrant de nombreux services commerciaux. Le géant américain Hearst, malgré sa puissance, voyant que les jeunes décrochent de l’information, a eu l’idée de « Playbook », une opération expérimentale destinée à s’étendre : il offre du matériel audiovisuel léger à des lycéens de 180 établissements de Sacramento, lesquels fabriquent de l’information locale (jusqu’à 100 dollars la semaine) et se chargent plus ou moins consciemment de diriger les internautes vers les titres du groupe et ses services payants. Le « Washington Post » offre des services d’enseignement telles que des boîtes à bac qui se montent à 40 % du chiffre d’affaires.
Le Monde et son Post
Selon la logique de l’outil, ce qui rapporte n’est pas l’information bien collectée et réfléchie, qui coûte cher, mais l’agrégat d’informations à peine retouchées et l’apport de l’internaute au réseau, l’internaute qui se sent vivre en entrant dans le jeu.
« Le Monde » a créé « Le Post », qu’il tient précautionneusement à distance de lui-même et qu’il vante comme « l’info, le buzz, le débat ». Pourquoi ? Parce que les internautes « postent » eux-mêmes leur information. Exemple à propos de la bactérie tueuse allemande. L’info est déposée par Fred-Lille, un « chroniqueur invité » se sourçant sur « BFMTV ». A propos de Robert Ménard, « viré de RTL », c’est un journaliste de la rédaction qui parle mais sourcé sur les Bloorish, Waltembourg, Rene Streit, Jepel, Libre-Arbitre invités sur… « Le Post »... C’est un rapiéçage où « Le Post » se mord la queue. Quant au « Figaro », il s’est doté d’un organe sur « FaceBook ». Ce n’est donc pas seulement une réalité américaine.
Informationnel ?
Nouvelles inquiétantes pour ce qui est du budget publicité. De grandes sociétés telles que « Danone » ou « Ikéa » possèdent leurs propres sites et y pratiquent non seulement leur publicité avec des approches vaguement journalistiques mais font un peu de news et de blogs clients. La presse papier génère encore, actuellement, le plus de profits par les annonces publicitaires mais si les marques se paient des sites et réseaux où elles s’auto-annoncent comme elles le veulent, qu’en sera-t-il de la presse papier et même de la presse numérique ? La frontière entre publication de contenus cognitifs informationnels et publications commerciales faussement informationnelles devient floue. De grands groupes de presse dépècent les titres qui vont mal : on assiste à des achats, des coupes budgétaires et des investissements minimaux, dans un premier temps ; puis dans un deuxième, c’est la fusion de la rédaction avec celle du groupe, c’est-à-dire son démantèlement.
Abonnement : 1800 €
Quelques contre exemples rassurent… « Associated Press » est une coopérative qui a une marge de 17%, la « BBC » en ligne a une bonne tenue éditoriale et se passe de publicité. En France, le problème serait que l’ « AFP » offrirait des tarifs trop élevés d’où la nécessité d’inclure des annonceurs. Alors les rédactions pauvres produisent de l’information pauvre dont les pauvres se contentent tandis que d’autres produisent des analyses approfondies pour de riches décideurs. Internet aurait deux vitesses, deux classes, avec la classe affaires. Par exemple le « Terminal Bloomberg, » réservé aux financiers, offre une information relativement généraliste à 300.000 abonnés qui paient 1800 €.
Attention, robots !
Techniquement la presse à basse valeur informationnelle se fonde sur les algorithmes (c’est-à-dire les robots chercheurs par mots clés les plus « cliqués ») et offre des faits bruts, en automatisme. Les robots vont jusqu’à puiser dans les blogs d’ « inconnus » si ceux-ci ont utilisé des mots surévalués dans l’instant. Les mêmes robots déterminent si des annonceurs sont susceptibles de payer pour voisiner en grande visibilité avec les informations minimales mais les plus recherchées.
Nécessité d’une veille
Une certaine partie des internautes, acteurs de la vie publique comme les politiques, les chefs d’entreprise, les enseignants, les responsables sociaux, les animateurs de collectivités, aura toujours besoin d’une bonne information et il est sûr qu’un service public coopératif, avec une part de privé, nécessitera des titres où l’information est hiérarchisée et analysée.
L’Education nationale a bien sûr son mot à dire et elle organisera un enseignement ouvert aux médias pour les interroger, les mettre en balance. Cela d’autant que les « propriétaires » sur l’Internet gratuit pensent à clore les sites, en faisant payer certains services. Comme dans les années 1970, où les enseignants faisaient déjà présenter par leurs élèves des exposés sur les méfaits de la publicité, les premiers vont faire découvrir aux seconds les arcanes médiatiques, les inciter à s’approprier les techniques, les savoir-faire, à ajuster les contenus.