Voici la seconde partie de la synthèse portant sur l’ouvrage d’Eric Scherer : "A-t-on encore besoin des journalistes ?" Réponse : oui, absolument, mais d’une autre manière...
Que font les natifs digitaux ?
Ce sont des jeunes au sens large (de 10 à 30 ans) qui sont nés dans une société « digitale » et pour qui le web est comme l’air qu’ils respirent. Ce sont des jeunes de la « génération M » : du millenium et usant des programmes multitâches, en même temps. Ils ont le syndrome « d’attention perpétuellement partielle ». Sur tous les écrans qu’ils ont à disposition, il passent onze heures par jour. Il faut compter là-dedans, l’écriture, car ils s’écrivent beaucoup. 60% des échanges se font par écrits, avec de la musique baladée ou la télévision en bruit de fond. Malgré ce que l’on croit [ce doit être le cas des moins jeunes], ils se moquent de la publicité et font plus confiance à leurs amis et à leurs conseils pour des achats. Les amis pouvant être des amis d’amis, l’éventail de conseils peut être grand. Par ailleurs, le monde du travail n’est pas pour eux une fin en soi, c’est un endroit comme un autre, qui doit leur fournir les mêmes outils que ceux dont ils usent dans leur vie privée. Il ont également une conscience sociale, politique – malgré ce qu’on a dit de l’effet de petits groupes aux mêmes affinités – ils s’intéressent à l’état du monde. L’affaire Wikileaks les a intéressés. Ils s’informent, oui, mais pas dans les journaux papier. Ou alors, ce sont les journaux gratuits pour jeunes urbains prenant les métros. Les articles sont des dépêches d’agence et la transcription quasi littérale de ces dépêches. Peu d’analyses.
Ils passent par les moteurs de recherche
Sur le Web, pour voir un article, une photo ou une vidéo, ils n’arrivent pas par la Une, mais par des moteurs de recherche ou les recommandations d’amis, là encore. Le média de départ, fournissant l’information, est désagrégé par ces contournements. Ce sont des hédonistes, férus d’information de sport et de loisirs et ils affectionnent les applications qui les laissent connectés en permanence. Ils cherchent des informations profondes mais sur les thèmes qui les intéressent, prenant une distance avec la généralité, qui est pourtant le monde auquel ils souhaitent être connectés, paradoxalement. Ils ne semblent pas gênés par la mise en scène de leur vie, la publication régulière de photos d’eux-mêmes, souvent en groupes. Ils ne semblent pas gênés par l’éventuel accident d’un contrôle des informations personnelles. Les médias futurs seront ce qu’en font les jeunes en question. Leur pratique massive et intelligente des instruments poussent les ingénieurs et fabricants à développer des programmes qu’ils souhaitent, dont ils demandent la fabrication par leur commentaires sur les sites de production de contenus.
Le Web instantané
On l’appelle soit « Web social en temps réel », « live », « live streaming », c’est le Web qui se rapproche le plus de la vie, qui fait croire qu’il établit le lien direct avec la vie sauf qu’il est un média. L’étape suivante est la diffusion vidéo en direct sur le Web via le téléphone portable (des start-up le font déjà : Qik, Kyte, Live-Stream). Cela devrait inaugurer des temps de co-création, avec des « consommacteurs » de l’information, de production pluridisciplinaire en réseau.
Facebook : un nouveau Web ?
Il s’agit d’un outil réservé à des étudiants, au départ, qui s’est largement socialisé, pour devenir l’outil de tous les adultes anglo-saxons puis des « jeunes » du monde. Il représente « 25% de toutes les pages vues aux Etats-Unis, c’est-à-dire à peu près 10% de toutes les pages vues chaque jour sur tout le Web ». Le succès est tel que des entreprises diverses ne donnent plus leur adresse Internet mais demandent à être jointes sur Facebook. Problème : à qui cela profite-t-il ? :
"Sa stratégie de monétisation, souvent décriée au nom du respect de la vie privée, passe par un marketing ciblé et viral de ses utilisateurs. En d’autres termes, la revente aux annonceurs des profils des comportements en ligne."
Inquiet de l’essor de Google, Microsoft a pris des parts chez Facebook. Le Washington Post a intégré Facebook de façon à passer pour un « network news ». Des médias traditionnels, tels USA Today ou même notre AFP ont créé des équipes de contenu et de marketing tournées vers les médias sociaux et notamment Facebook. En 2010, la page Facebook la plus suivie était celle du Monde.
Twitter : le gazouillis mondial
Il s’agit d’un réseau social qui permet de suivre en temps réel des personnalités, journalistes, essayistes, philosophes, enseignants, people [on est alors leur follower, mais on peut être soi-même suivi] qui s’expriment en 140 caractères, plusieurs fois en une journée, sous forme de pensées ou de réflexions, le plus souvent nées en réaction à ce que d’autres personnalités ont dit. C’est un vaste champ de pensées plus ou moins profondes, en général occupé par des adultes. Les ados et jeunes adultes restent plutôt sur Facebook. Quel est l’intérêt de Twitter ? C’est qu’on reçoit sur son pc, son ordinateur portable, sa tablette ou son réceptacle miniature de l’information ciblée suivant des « mots clés ». On recevra en fil continu, ou time line , tout ce qui se dira en une journée sur le thème clé choisi.
Même les agences de presse s’y mettent
Seuls les journalistes avaient jusqu’ici la chance de pouvoir bénéficier de téléscripteurs, le citoyen de base est maintenant bien équipé pour le même résultat. C’en est au point que les agences de presse travaillent sur Twitter. On choisit le mot clé : « tremblement de terre », « révolution arabe » et l’on reçoit des textes et des images des gens qui vivent lesdits tremblement ou révolution. « Twitter est devenu le système nerveux d’Internet ». L’information vient à vous, de manière plus facile et rapide que les courriels ou les textos. Et si la « communauté » que l’on suit n’est pas la même que celle par laquelle on est suivi, l’éventail informationnel est grand ouvert.
Autre type de réseau social ou de plate-forme que le gazouillis, c’est le réseau géolocalisé, où « les services [sont] basés sur le lieu où sont situés physiquement les internautes qui s’enregistrent et échangent leurs informations ». Il existe un site français : Dismoioù.
Le push et le pull
Les médias traditionnels jouent entre le push (proposer des contenus tous supports) et le pull (encourager l’internaute à venir chercher du contenu). Les jeunes qui s’informent sur la base de la recommandation d’ « amis » sont en push de confiance, et s’éloignent des médias. Si tout le monde n’est pas journaliste, l’internaute qui « recommande » est un « passeur de nouvelles ». C’est ainsi qu’un étudiant a pu dire : « Je préfère lire un e-mail d’un ami avec un lien attaché que chercher l’info dans un journal ». L’information est recherchée à la source le plus souvent : vidéos de discours, d’interviews de tous types de personnalités. A la trappe les analyses et les commentaires qui prennent la tête…
S’informer en mobilité
Avec tous les appareils plus ou moins miniaturisés que l’on balade avec soi, l’on accède à ce que l’on aime par une porte d’entrée personnelle et locale et non par une page de média éloigné, au sens également affectif. L’ extrême portabilité du téléphone n’est plus réservée à la voix mais offre aussi les textes, les photos, les vidéos consommables dans le bus, au café... D’ici moins de cinq ans, prévoit-on, avec les tablettes tactiles, la portabilité moyenne, sera préférée au pc ou à l’ordinateur portable encore encombrant. Les tablettes vont sans doute toucher trois « industries » et les fusionner : l’informatique, les télécommunications et les médias. Avec une tablette, on navigue avec les doigts. L’écran moyen de la tablette permet de s’immerger dans les contenus avec le confort que ne possède pas l’iPhone par exemple. Idéal pour la lecture et la vidéo. Le Kindle d’Amazon, l’iPad pourront devenir des manuels scolaires extrêmement riches, ouvrant l’école sur le monde par des connexions demandées par l’enseignant, en cours. L’élève n’aura pas un cartable portatif mais une bibliothèque complète.
Crise systémique
La crise des médias vient du déferlement régulier des vagues technologiques. Ce sont des tempêtes destructrices dont on ne se rend pas bien compte. « Depuis l’an 2000, la destruction de valeur dans les grands groupes de médias américains atteint 200 milliards de dollars ». Le marché publicitaire est dévasté et tout le monde court après la pub. Eric Scherer constate amèrement que « les journaux n’ont jamais été rentables en eux-mêmes, mais en raison du monopole sur les petites annonces, voire sur la publicité ». En 2009, la chute des médias a été supérieure d’un tiers à celle des PIB. Dans les journaux américains, la publicité rapporte seulement ce qu’elle rapportait en 1965. Les grands annonceurs ont une logique simple : ils coupent les budgets, se concentrent sur des marques fortes (de sport, le plus souvent) et suivent les jeunes sur Internet, mais péniblement. Le modèle d’affaire historique est brisé : le binôme diffusion et publicité est en panne. « Les gosses ne nous font plus confiance ! » selon le milieu financier américain et quand ils accordent leur confiance, c’est en achetant et payant le moins possible, voire en recherchant la gratuité. Pour chaque euro de pub média qui émigre sur le Net, la presse ne touche que 20 centimes.
La photo a eu payé…
Le journalisme sur Internet, qui est devenu visuel, fait la part belle à la photo. Mais on se trouve dans un contexte de surabondance de l’offre et de baisse de prix des clichés. C’est un monde qui s’effondre. Les agences de photojournalisme américaines n’hésitent pas à acheter et revendre des photos dites d’amateurs sur le Web, qui sont souvent d’excellente qualité. Ainsi fait Getty Images. Plus de 4 milliards de photos ont été déposées sur le site de partage gratuit Flickr. Le prix des photos baissant, ce sont les revenus des photographes qui chutent. Réduction d’effectifs dans les rédactions, même si les journalistes de textes sont plus touchés que les journalistes de l’image. Nombre de photographes sont passés à la vidéo. Wilfrid Estève, ex-photojournaliste devenu journaliste de l’image (2010) :
" Les photographes sont directement en concurrence avec leurs confrères du son et de la vidéo […] Il faut une nouvelle orchestration éditoriale […] Nous sommes aujourd’hui dans la photographie conversationnelle », en cohérence avec des sons et des textes."
Surabondance de l’offre, réduction de l’attention (lecture de l’image d’abord) font que « plus personne n’a le temps de trier dans des milliers de clichés » (risque d’association non pertinente ou erronée avec une information). La grosse demande de l’audience : le sport et le « pipeul ».
Vers quelle ère publicitaire ?
Erreur de jugement habituelle : les réseaux sociaux vont attirer la manne publicitaire. Non, la pub ne suit pas. Pour un annonceur, il est plus aisé et fructueux d’acheter des « mots clés » sur Google que de passer en « prime time ». Peu de journaux ont dépassé les 10% pour les activités en ligne. Une banque d’affaire américaine spécialiste des médias estime qu’en 2013, plus de la moitié de leurs revenus publicitaires auront disparu par rapport à 2006
La pub ne suit pas le consommateur en ligne ni ne suit tout à fait l’accélération technologique qui modifie les médias. Elle quitte la télé pour aller chez Google, soit une pub hors médias Les experts estiment que la frontière entre contenu et pub va s’atténuer. Certains annonceurs cherchent déjà à coproduire des contenus sur les médias du Web. Mais l’idéal reste les réseaux sociaux, sites plus innovants, où les « cibles sont plus fines, voire faites sur mesure ». La direction de Nike a été brutale : « Notre métier n’est pas de maintenir les médias en vie, mais d’être en contact avec nos consommateurs. » En Grande-Bretagne, pour la première fois, le discours publicitaire a dépassé la télévision pour devenir le premier support médiatique. Mais « est-ce le métier d’Adidas de financer une rédaction à Kaboul ? » Et puis il faut compter avec une lassitude du public devant la pub d’écran : fini les annonces du « prime time » quand l’audience veut de la télé personnelle : podcast, pay-per-view, télé à la demande. Où aller alors pour les annonces ? S’accrocher aux milliers de connexions des réseaux serait un avenir…
Les journaux gratuits, les petites annonces papier : la déconfiture…
En 2006, Métro, était entré dans le Guinness des records : 70 éditions, 93 grandes villes, 21 pays, 19 langues. Mais en 2009, la presse gratuite accuse une chute de 19%. Y jeter un œil entre deux stations de métro, puis jeter tout simplement le papier gratuit. Les petites annonces qui étaient l’essentiel des revenus des journaux (40% des revenus générés et 70% des profits) ne le sont plus. Evaporé. Graiglist (premier site de petites annonces gratuites aux Etats-Unis) a lancé des versions française, espagnole, allemande, italienne et portugaise. Destruction de valeur : plusieurs milliards de dollars dans le monde. Plus personne ne veut lire des articles en pattes de mouches.
L’info peut-elle redevenir ou devenir payante ?
Est-ce possible de revenir en arrière après quinze ans de pratique de la gratuité pour les audiences ? Après les notions d’accès (open source), de partage, de collaboration gratuits ? Canal + fait payer ses spectateurs. La chaîne tient le coup. Mais « sur le Web, si vous faites payer, vous accélérez votre disparition ». Le poseur de barbelés doit fournir des contenus à très forte valeur ajoutée : les premium payants [premium : gratification, récompense] seront insuffisants. Pas le même son de cloche partout. Seuls les médias spécialisés, de niche, peuvent penser au premium payant, au micropaiement, abonnements. Aux Etats-Unis, le New Hampshire estime que l’information est à sauver, que c’est un bien public : collaboration directe de l’audience, contribution de fondations, de l’Etat. Seules trois catégories de contenus sont parvenues au paiement : « données financières, sports fantaisistes et la pornographie ». Mais à part la finance, ce n’est pas de l’info.
Eric Schmidt, patron de Google, qui vit de la publicité ne croit pas au paiement sur l’Internet : « Ces modèles reposent sur la rareté, ce qu’Internet justement détruit. Le modèle de distribution internet ne marche pas sur la rareté, mais sur l’ubiquité ». Le modèle iTunes : « Steve Jobs n’a jamais fait cela pour la musique mais pour ventre des iPod et […] la musique, contrairement aux news, n’est pas périssable. »
La sortie des tablettes redonne de l’espoir aux créateurs de contenus. Ils pourront être de qualité et consommés sur des écrans confortables en mobilité. Remarque intéressante d’Eric Scherer : « Si tout le monde est devenu un média, le bon usage des outils de production peut devenir une matière obligatoire à l’école ! Ce qu’on appelle en anglais la media literacy et où les professionnels ont un rôle à jouer. » [Mais l’Education aux médias ne doit pas être une matière en plus des autres, plutôt la découverte et la pratique des outils de manière transversale dans les disciplines existantes.]
Journaux de qualité en librairie ?
Deux nouveaux magazines, en France, proposent une manière originale de faire du journalisme : XXI (pour XXIe siècle évidemment) mais aussi Usbek et Rica (d’inspiration très littéraire). Ils sont "lents" (articles de fond) et paraissent tous les trimestres. Le premier est tourné vers le grand reportage (réalisé sur plus d’un mois pour certains) et le second « flaire » l’air du temps et l’analyse. Aucune publicité entre leurs pages et vente « noble » en librairie. Nombre de journalistes, mécontents de l’accélération de leur métier, écrivent des livres sous couvert d’enquêtes, en allant au fond d’un sujet. C’est exactement le contraire des articles écrits par des robots : « Un nouveau pas a été franchi avec le site américain StatSheet, qui propose depuis la fin 2010 des articles de sport rédigés par des robots qui compilent des données et des statistiques.[…] Les algorithmes de Google News organisent depuis longtemps la présentation et la hiérarchie des nouvelles. »
Le rôle du journaliste : offrir le contexte !
On n’est plus dans les médias au contenu roi. Celui-ci doit être contextualisé : le journaliste professionnel apporte une intelligence éditoriale, une spécialisation ou expertise, des liens pour réduire la complexité du monde à laquelle se confronte un « lecteur » pressé. Amazon, Apple, iTunes ont été les premiers à le comprendre. Connect the dots ! : relier les événements, déchiffrer les informations clés, indiquer les grandes tendances. Le journaliste doit rendre un service par son expérience.
Mais aussi intégrer le public….
Aucune rédaction ne peut ressembler à des milliers d’acteurs sur le terrain baladant leur téléphone appareil photo et petite caméra à la fois. Le public se sent à une place de témoin dans les réseaux sociaux auxquels les journalistes sont aussi abonnés (Facebook, Twitter). Aussi le public ne doit-il pas être regardé de haut. C’est un collaborateur avec lequel le journaliste procèdera à la collecte, à la vérification et au recoupement, à l’analyse et au discours honnête et démocratique. A tel point que les médias utilisent cette configuration, cherchent à faire des économies en supprimant les envoyés spéciaux trop nombreux au profit de correspondants locaux avec des moyens presque aussi légers que celui du public témoin d’événements. Des ONG viennent sur ce créneau, par exemple Wilileaks en 2010. Les témoins qui font « fuiter » les informations plus ou moins secrètes semblent préférer des ONG, des structures indépendantes, plutôt que les grands médias auxquels ils ne font pas confiance (censure, autocensure). Wikileaks est le symbole de ce combat philosophique entre, d’une part, une autre manière de voir le monde, la culture ouverte, chacun en prise avec tous les autres et d’autre part les institutions médiatiques. Il s’agit d’un contre-pouvoir dans un écosystème informationnel.
La mission d’investigation du journalisme se trouve menacée par l’économie en berne des médias mais la démocratisation des outils qui donnent la parole à l’internaute compense cela. De plus, le journaliste sent que ce qu’il dit est parfois léger par rapport à ce qu’un internaute expert de la question (universitaires, chercheurs) peut dire. Mais dans l’ensemble le journaliste n’est confronté que rarement au spécialiste dans les blogs, dans la mesure où sa démarche est d’aller collecter l’information auprès des spécialistes qu’il rencontre. Le gros des dépôts d’avis de lecteurs internautes relève de l’immédiateté et de la réaction à chaud, l’opinion non étayée et proliférante.
« La prolifération des signes entraîne la disparition du sens […] Plus les informations s’accumulent, plus je suis paralysé devant l’accumulation des informations et connaissances. J’ai un sentiment d’impuissance. » (Edgar Morin, 2008) Le journaliste a donc un rôle de filtre important : il trie et vérifie, il explique en simplifiant la complexité du monde pour le public, il assemble par des liens et met en perspective, il interprète et assume sa parole, en se posant non comme celui qui détient la vérité, mais comme celui qui la cherche honnêtement et avec humilité en organisant un débat démocratique.
L’une des pertes pour l’internaute inséré dans son réseau social, qui ne fait confiance qu’à ses pairs, est la diminution de la sérendipité, anglicisme qui signifie découverte heureuse, connaissance amenée par un heureux hasard. On ne peut découvrir des choses dont on ignore l’existence, dont on ignore qu’elles sont à chercher et on ne risque pas de les trouver dans le cercle relativement fermé du réseau social fondé sur un partage de thèmes très précis, exclusifs. Le journaliste professionnel est là qui déboucle la boucle exclusive et qui lui ouvre un horizon.
Crise médiatique sur fond de crise économique
Pour des raisons financières aucun site de news ne peut faire vivre aujourd’hui une vraie rédaction, même pas le New York Times, leader aux Etats-Unis. Une étude de l’école de journalisme de l’université du Missouri montre que les médias traditionnels offrent toujours plus d’informations et de meilleure qualité que les blogs, les sites générés par le public. Mais elle ne se vend pas car le public veut de l’information gratuite. Résultat : il y a de moins en moins de professionnels pour surveiller les différents pouvoirs sur la planète. Ce qui est bon pour le Web, n’est pas forcément bon pour la démocratie. Les grands journaux, les radios, les télévisions fournissent un « bien public », l’information, qui est délaissée par ses destinataires. La spécialisation et le « communautarisme » (au sens de réseaux) ne favorisent pas le débat et la hauteur de vues. On se doit pourtant d’exposer au public ce qu’il ne connaît pas.
Philanthropes et médias : défense de l’information comme « bien public »
Aux Etats-Unis un certain nombre de philanthropes, conscients de la pauvreté de l’information qui marche (Internet) mettent la main au porte-monnaie pour faire vivre les non-profit news. Par exemple, la Fondation Knight pour le journalisme a offert 5 millions de dollars au Media Lab du MIT pour financer un Center of Future Civic Media chargé de tester et étudier les nouvelles formes des médias high-tech au sein de communautés urbaines. Pour lancer Pro Publica, son agence de presse en journalisme d’investigation, Paul Steiger, peu soupçonnable de marxisme, mise sur le journalisme à but non lucratif et a reçu le soutien de philanthropes californiens qui vont verser 10 millions de dollars par an pour faire travailler 25 journalistes d’investigation. Même l’aide de l’État n’est plus taboue aux Etats-Unis pour sauver la presse comme cela a été fait pour les banques ou l’industrie automobile. En France, après réunion des états généraux de la presse, l’État a versé 600 millions d’euros pour sauver celle-ci, avec droit de regard sur l’utilisation de la somme.
Comment l’audience participe-t-elle ?
Sur le Web, l’assaut du public contre les médias « institutionnels » ou de « l’établissement » est tout relatif quant au fond de l’information apportée. 89% des internautes sont passifs, 10% « participent » et seulement 1% produisent eux-mêmes. Il faut viser une « coopération intelligente ». Les rédactions doivent prendre en considération les productions du public, « les commentaires, les expertises extérieures, des capacités de dialogue et de prolongation de conversation sur les sujets couverts. »
News cycles
En effet, voici, pour se donner une idée de la réactivité des différents médias, des cycles temporels de réaction (news cycle) : entre la survenue de l’information et sa diffusion, avec modifications. On compte, 48h pour les journaux, 24h pour la télé hertzienne, une demi-journée pour les chaînes TV info en continu, 15 à 20 minutes pour Internet, 2 minutes avec Twitter…
Même si les internautes ne sont que 1% d’actifs informationnels, ils participent à la fulgurance de l’information. L’audience peut aider le journaliste (surtout sur Internet ou la télé en continu). Le journaliste doit donc faire confiance au pro-am, aux amateurs éclairés. Travailler ensemble c’est encore là produire du bien public, car les internautes ne se font pas payer. CNN parle de participatory strory telling (narration participative) et organise tous les mois des formations pour familiariser ses journalistes à la collaboration avec l’audience.
Journalisme mutualisé et décentré
La contribution pertinente de l’audience va aller en augmentant. Un nouveau métier dans les médias est déjà né : le community manager, chargé de développer, canaliser, mettre à profit l’ « engagement » de l’audience. Cette nouvelle situation va connaître une autre facette, celle du basculement du centre de gravité mondial vers l’Asie : Chine, Inde. Le secteur asiatique a dépassé les Etats-Unis en nombre de connexions internet de type informationnel en 2008. Mais il y a expansion ailleurs : Moyen-Orient, Turquie, Brésil…
Le journalisme mutualisé entre rédactions et audiences, mais aussi entre rédactions occidentales et rédactions d’Asie, d’Amérique du Sud est en marche : « Des unités de coopération internationale ont vu le jour : plus de cent membres dans cinquante pays travaillent en petits groupes de 3 à 20 journalistes sur des enquêtes au long cours via un réseau connecté. » La valeur ne résidera pas seulement dans le contenu mais aussi dans la capacité pour le journaliste à connecter les gens à ses productions mais aussi par hyperliens à d’autres contenus. Le Guardian par exemple ne se contente pas d’attirer l’audience sur ses contenus mais il lui fait rencontrer ses contenus mutualisés et disséminés ailleurs (YouTube, Google, Facebook, Twitter). L’ « ONG apatride Wikileaks » a publié des documents top secret en coopération avec de « grands médias de confiance » : The Guardian, Der Spiegle, le New York Times et Le Monde qui ont apporté la valeur ajoutée de la vérification, du contexte, des analyses.
Un rôle majeur de filtre
Pour retrouver la confiance du public, le journaliste doit guider son audience sur le Web et l’orienter vers les meilleurs articles et contenus. Le journaliste n’est pas seulement « producteur » d’information filtrée mais un « manager » de sa propre production vers d’autres supports ou vers la production d’autres journalistes. Cette nouvelle mission est appelée news curator : littéralement c’est la fonction d’un directeur de département de musée qui procède à des expositions régulières faisant le tri entre l’art et le reste. Il s’agit d’un point de vue assumé, d’une vision du monde qui explique le présent mais porte un regard prospectif.
Selon l’étude d’Associated Press de 2008, les jeunes sont désemparés face à l’information. Le journaliste doit les aider à distinguer le faux du vrai (du moins ce qui s’en rapproche le plus), à trouver un chemin vers le contexte et la profondeur en les désenclavant de leur perpétuel réseau, tout en reconnaissant la valeur de ce dernier également. Il est un « journaliste dépollueur, un écologiste de l’information ». Il faut sortir du seul print mais aussi de la télé, de l’Internet statique comme simple annexe. Un nouveau Web nécessite de nouveaux métiers : designers, directeurs artistiques, « architectes de l’information », développeurs, informaticiens, statisticiens, économistes. On ne trouve pas encore ces équipes plurielles en France, cependant ce sont elles qui génèrent la valeur ajoutée. Ces « nouvelles formes de narration » ne sont pas que des « bonus » par rapport à un contenu central.
Se faire beau pour les tablettes...
Les nouvelles formes de narration seront visuelles, multimédias. Dans ces formes narratives on compte le webdocumentaire. Celui-ci peut permettre d’en venir à un slow journalism, de format long, très riche, adapté aux tablettes, aux écrans plus confortables que ceux des téléphones baladés. C’est un nouveau support pour les photojournalistes qui deviennent aussi vidéastes. Il y a médiation esthétique en plus de la médiation informationnelle dans ce type de productions qui sont pour l’instant des coproductions entre médias publics et ONG.
Le journalisme "augmenté"
On parle aussi de "journalisme augmenté". Il s’agit non pas d’une réalité virtuelle, mais d’une réalité augmentée, mélange de monde réel et d’applications animées, souvent en 3D. Google donne deux conseils : au lieu de rechercher la « rareté », chercher la valeur dans l’ubiquité. Exister partout, sur toutes les plates-formes et surtout être « trouvable ». Les personnes les plus importantes des rédactions sont, souvent, maintenant, des experts en « SEO » (search engine optimization). C’est eux qui permettent à des articles d’apparaître dans les moteurs de recherche. Des expériences se sont développées liant des plates-formes de jeu vidéo et des environnements virtuels à contenu journalistique pour mieux insérer les internautes, les « engager » dans l’actualité. C’est ce qu’on appelle le journalisme d’immersion (au sens perceptif pour l’internaute).
Enrichissement éditorial
Le premier service du journaliste est d’être là où le spectateur n’est pas, avec des gens auxquels ce dernier n’a pas accès et de savoir quelque chose que le public ignore. La valeur ajoutée est l’enrichissement éditorial et technologique. Il faut une « voix » et une mise en perspective. La Columbia Journalism Rewiew, en 2007, indique : « Les journalistes traditionnels font une erreur s’ils croient que leur capacité à collecter et à organiser les faits continuera à les rendre indispensables. » Il faut filtrer, guider, établir une confiance puis une diffusion sur un maximum de plates-formes.
Comment enrichir ?
Certes, mais quels sont les enrichissements éditoriaux ? : 1) surveiller les puissants et demander des comptes aux élus, aux dirigeants d’entreprises 2) effectuer une couverture locale de l’environnement proche et des gouvernances régionales 3) anticiper les grandes tendances de la société, prévenir les catastrophes sociales ou naturelles (avec des scientifiques pour ces dernières) 4) authentifier les informations placées sur Internet et aider à la navigation 5) faciliter les débats, en aidant l’audience à engager des discussions sensées, fructueuses.
Le temps du Web sémantique
Le Web sémantique, baptisé Web 3.0, suppose que les machines peuvent comprendre l’information. Il transforme les contenus et les données en informations utiles. C’est un Web contextuel qui ajoute des « liens riches », orientant vers des photos, des vidéos. Cela permet aux médias d’être mieux vus, répertoriés par les moteurs de recherche et donc d’accroître leur « trafic ».
La niche ou l’intérêt local
Des informations relevant d’analyses de très haute qualité, fiabilité, pertinence constituent un marché de niches. Plus l’information est de qualité, plus elle est « monétisable. » Internet et les contributions d’experts sont un apport pour les journalistes spécialisés. Ils fourniront des formes et un sens de nature à rendre clairs des sujets complexes pour le public. De plus en plus, les contenus de proximité sont recherchés par l’audience mais aussi par les annonceurs comme par les médias eux-mêmes. Par exemple, en Allemagne, le groupe WAZ privilégie la « couverture hyperlocale » : des caméras très légères sont données aux journalistes pour qu’ils envoient ensuite, en vrac, les rushes locaux à une rédaction d’éditeurs vidéo.
Le design
La valeur ajoutée recherchée passe par le design, la mise en forme, d’où l’importance des directeurs artistiques, y compris pour les journaux papiers, qui se sentent tenus de faire du « visuel » en concurrence avec les éditions internet. Parfois, il faut même laisser à l’usager un rôle dans cette mise en forme. En effet, bien que sur le Web, les jeunes ne font pas l’effort de la recherche, ils disent qu’ils ont besoin d’être attirés, ce qui motive leurs clics. Les médias se doivent d’être esthétiques. Eric Scherer rappelle à son lecteur le mot de Victor Hugo : « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface ! »
Fossé des générations dans les médias
Les jeunes journalistes sortant des écoles ont de nouvelles compétences multiples (texte, audio, audiovisuel, internet, technologies informatiques du type Flash, HTML) et leur arrivée dans les rédactions est un défi pour les journalistes plus âgés. Cependant Eric Scherer évoque le paradoxe suivant : les écoles de journalisme ne sont pas plus modernes qu’une certaine presse et il affirme très durement : « Elles sont souvent hélas encore plus lentes à évoluer que les médias traditionnels, restés souvent eux-mêmes à l’ère glaciaire. Les vieilles divisions par plates-formes de distribution d’information (presse écrite, radio, TV etc.) qui y sont enseignées semblent de moins en moins pertinentes. »
Les apprentis journalistes découvrent donc également par eux-mêmes, ils vont « regarder au bon endroit », sur la toile… Signe inquiétant, aux Etats-Unis, en 2009, seulement 55% des journalistes sortant des écoles trouvent un emploi la première année de leur recherche. Les écoles de journalisme vont évidemment changer leurs contenus pédagogiques. Les jeunes qui trouveront à s’employer rapidement formeront un large éventail professionnel : éditeurs de métadonnées, éditeurs spécialisés en moteurs de recherche, community managers, éditeurs de réseaux sociaux, journalistes « visuels », agrégateurs, remixers, certificateurs, producteurs Web. La « rédaction » ne sera plus linéaire mais « éclatée »
Optimisme des jeunes ou des pratiquants du Web
Les journalistes travaillant sur les supports en ligne sont moins pessimistes que leurs collègues. Ils estiment que se dessinera un nouveau « modèle d’affaires ». Ce qui les inquiètent, c’est l’information de robots, produisant des agrégats peu pertinents, d’ailleurs délaissés par l’audience jeune. 63 % des journalistes américains disent avoir pour tâche première de réaliser de l’information originale mais fiable dédiée au Web et non de l’agrégat amélioré. Deux tiers d’entre eux pensent que la publicité reviendra.
Des petites unités indépendantes
Quelques journalistes, jeunes le plus souvent, usant d’un matériel léger, sont capables de créer leur petite structure, très opérante. Ils contribuent à la découverte de nouveaux territoires et, par exemple, peuvent se mettre au service de gens qui partagent une communauté d’intérêt. Les professionnels sont là pour les aider. C’est un journalisme en prise avec son audience, à laquelle ils mettent carrément le pied à l’étrier : « Une des clés du futur des médias traditionnels est de dépasser la seule fourniture d’informations pour embrasser l’"activisme" et devenir des outils de création de consensus. » Ou quand les médias ont un rôle dans la régulation des troubles sociaux.
« Tout le monde devient un média : la Maison-Blanche, l’Élysée, BMW, les stars d’Hollywood, les coureurs cyclistes, le blogueur, l’homme de la rue etc. » Mais ces sources diverses d’informations qui génèrent la leur propre ne sont pas productrices de « vrai » aux yeux du public, les professionnels dès lors sont ressentis comme médias et médiateurs par leur capacité à faire faire la différence entre l’information telle qu’elle doit être, la publicité personnelle ou d’entreprise et le divertissement. Les médias professionnels, qui auront fait leur révolution, seront à même d’alphabétiser les natifs numériques sur la fonction de l’information : faire vivre la démocratie.
Eric Scherer termine par un objectif qui n’est autre que celui du CLEMI : « L’objectif est d’influencer sur les habitudes médias de demain en renforçant la marque auprès des jeunes sur le long terme, en accroissant leur intérêt pour l’information, et en leur faisant comprendre l’importance du journalisme et de la presse pour la démocratie. »